Il n'y aura pas de rappel de tout ce qui suivra dans le reste de l'histoire. Ce chapitre sera le seul bénéficiant d'une note.
Cette histoire est un slash, ou Boys' Love, elle est donc essentiellement une histoire d'amour entre personnes de même sexe. Si vous n'aimez pas, ne lisez pas !
Il y a présence de scènes plus ou moins érotiques. Les plus graphiques visent un public de + de 16 ans, et seront signalées en début de chapitre.
Présence de proxénétisme (et donc de prostitution), de violence sur enfant, de violence tout court, d'infidélité, d'abus d'autorité, d'homophobie, de religion, de trahisons... Cette histoire est donc destinée à un public averti. Vous aurez tour à tour envie de réconforter les personnages, puis de les frapper. Ils ne sont ni tout beaux ni tout laids. Ils sont humains.
Ceci est la traduction française, effectuée par l'Équipe Matryoshka, de la fanfiction éponyme écrite par lithugraph. Ce compte est celui de l'admin de l'équipe. Cette traduction est également disponible sur wattpad, au même nom et sur le même compte.
Crédits :
- L'illustration de couverture appartient à l'artiste Re°;
- L'histoire appartient dans son intégralité à lithugraph ;
- La traduction nous appartient, ainsi que son droit ;
- Hetalia appartient à Hidekaz Himaruya. Il a autorisé la création de fictions basées sur son oeuvre, que ce soit ses personnages ou son univers, qu'elles soient graphiques ou manuscrites, avec bénéfice ou non.
Concernant la fanfiction :
L'histoire prend place dans un univers alternatif, un UA qui ne conserve d'Hetalia que ses personnages. Il n'est donc pas nécessaire de connaître l'œuvre originale pour lire ceci. Mais pour vous éclairer, voici une explication :
Hetalia est un manga en quatre cases qui anthropomorphise (personnalise, met en scènes) les différents pays du monde. Il met en œuvre des situations satiriques, et joue souvent sur les stéréotypes de chaque pays (Italie adore les pâtes et les pizzas, Canada possède un ourson polaire domestique et mange des pancakes au sirop d'érable, etc).
Ici, nous suivons Roderich (Autriche), un aristocrate collet-monté mordu de musique, et Gilbert (Prusse, empire disparu aujourd'hui), un albinos hyperactif avec un ego démesuré. Il y a également en second plan présence d'Alfred (USA), un très énergique garçon au complexe du héro, et Ludwig (Allemagne), un gamin calme et studieux. Sont évoqués Antonio (Espagne), Lovino (Italie du Sud), Feliciano (Italie du Nord), Feliks (Pologne), et d'autres encore...
La Lost Generation, ou la "génération perdue" désigne un courant littéraire américain de l'entre-deux guerres, ainsi que sa génération. L'histoire se déroule donc à Berlin pendant les années folles, une période d'insouciance et de croissance entre les deux Guerres Mondiales. On parle en Amérique des Roaring Twenties, les années vrombissantes. Ce phénomène n'épargne pas l'Europe, et Golden Twenties, les années d'or, est le terme utilisé en Grande-Bretagne et en Allemagne. Le terme d'années folles est celui utilisé en France, en Belgique et en Suisse.
Les opinions exprimées appartiennent aux personnages en concordances avec leur temps et leurs histoires respectives, ne reflétant en aucun cas les nôtres.
Concernant la traduction :
Les mots non-traduits le sont soit sous demande de l'auteur, comme le titre, soit sans équivalent français.
Les notes d'auteur ne sont pas retranscrites, sous la suggestion de cette dernière, pour raison de spoil, d'informations inutiles et/ou daté.
Les ponctuations suivent les règles d'écritures françaises (majuscules, dialogues, etc.), il y a donc eu une adaptation conséquente qui rend différent ce texte de celui d'origine. Malgré tout, cela reste une traduction qui se veut le plus fidèle et juste possible.
Tout commentaire sera traduit puis communiqué à l'auteur lithugraph.
Traduction : Yuki
Correction : Akii
Bêta-lecture : Zolva
CHAPITRE 1
Berlin, 1924
C'était une foule décente pour une nuit de mardi. Roderich se pencha contre le bar, comptant les gains du soir : 60% pour la Maison et 40% à être réparti entre ses artistes à la fin de la semaine.
Oui, vraiment décent.
Il accorda que le fait que son petit club puisse attirer la foule durant la semaine était remarquable. Un an plus tôt, The Supper Club pouvait à peine tenir devant les autres cabarets. Roderich s'était battu pour garder les acteurs, écrivant des chèques mauvais à ses créanciers, tout en donnant aux filles les maigres possessions de la maison. Puis cette salope, Inge, avait commencé à demander une paie plus élevée. Et qu'aurait-il pu faire d'autre ? Elle était sa chanteuse vedette, la seule raison pour laquelle il avait des clients. Il devait la garder, malgré qu'il soit proche de la faillite.
Ses spectacles n'étaient pas mauvais : les performances étaient solides, les costumes avaient un goût révélateur. Ils manquaient simplement d'originalité, chose qu'il avait souvent critiqué durant ces jours en tant qu'étudiant au conservatoire. Il avait besoin d'une accroche. Quelque chose pour attirer l'attention de l'auditoire. Quelque chose que les autres clubs n'avaient pas.
Il l'avait trouvé après une rencontre fortuite, avec un joli jeune espagnol prénommé Antonio.
Inge lui demandait toujours plus d'argent, et ses créanciers, fatigués de ses excuses, avaient commencés à récupérer le paiement sur lui.
Cette nuit-là, il avait été chanceux : seulement le nez et une lèvre ensanglantée, et des bleus sur les côtes. Ce n'était pas comme s'il n'avait pas eu pire. Encore, la menace qu'il pouvait tout perdre planait au-dessus de lui et l'entraînait à l'aveuglette sur cette allée, ayant besoin d'une bonne baise pour s'éclaircir la tête.
Et alors il vit Antonio, la silhouette illuminée par la lumière argentée de la lune. Un halo mince sur une peau caramélé, le distinguant de ses compagnons d'albâtres.
Il le voulait. Il n'avait pas d'argent, mais dieu qu'il le voulait ! Et il voulait le prendre. Il voulait le prendre, promettre de le garder toute la nuit et le récompenser généreusement pour ses services. Alors, il le quitterait avant le matin. Il l'avait déjà fait avant. Ses manières – sa grâce aristocratique, son calme, son parlé rassurant – faisaient que les gens le croyaient. Et il avait toujours été capable de repérer un imbécile. Antonio, aussi beau qu'il soit, restait un imbécile.
Cette nuit, cependant, quand l'espagnol vit les bleus, quelque chose se cassa en Roderich. Peut-être qu'il avait été retenu trop longtemps par ce regard doux. Peut-être qu'il avait été ensorcelé par ces magnifiques yeux verts. Quoi qu'il en soit, il avait cassé son flegme, son apparence détachée, et pleuré. Pleuré devant un étranger complet, lui disant tout, et Antonio le tint jusqu'à ce qu'il s'endorme.
Le matin, il fut réveillé par la sensation chaude d'une peau contre la sienne. Antonio caressait ses cheveux, chantant une chanson espagnole basse et profonde. Roderich était posé sur la poitrine de l'autre, restant contre lui. Il lui demanda de chanter plus fort. L'espagnol obéit.
Il avait une gamme incroyable, allant du baryton au ténor et très probablement au contre-ténor s'il y était poussé.
À travers la brume pleine de sommeil, des rêves qu'il avait fait la nuit précédente et la voix hypnotisante de l'espagnol, une idée frappa Roderich.
Il lui demanda s'il voudrait chanter à son club, dans des vêtements de femmes. Il était plus que temps d'élargir l'auditoire pour accepter la sous-culture croissante dont il avait fait partie près d'une décennie. Ou, s'il était honnête avec lui-même, sa vie entière. Il était certain qu'Antonio pourrait capturer la foule, et son physique svelte, couplé avec sa voix insaisissable garderait les clients la nuit. Antonio accepta et admit, dans un rire, que lorsqu'il était enfant il avait l'habitude d'essayer les jupes de ses sœurs lorsqu'il n'y avait personne à la maison.
En quelques mois, il mit Inge à la porte et réduit ses dépenses. Puis, le bavard Antonio prit la relève en tant que maître de cérémonies, habillé comme un homme, avant de se diriger vers les coulisses, et réapparaître comme « Antonia », la vedette de son cabaret.
Antonio/Antonia fut un succès instantané. Roderich avait trouvé son accroche. Il réserva plus d'artistes travestis, jusqu'à ce qu'il remplisse son équipe, gardant seulement quelques filles ordinaires pour les « clients ».
Il se permit un léger sourire tandis qu'il cachait les bénéfices de cette nuit dans la poche interne de sa veste. Ce n'était pas mal pour un mardi, en effet.
Il mit la part des artistes-interprètes dans le coffre-fort sous le bar, les plaçant avec les bénéfices du lundi, remarquant que ceux de ce soir étaient beaucoup plus grands. Son sourire s'élargit. Le vendredi était le jour de paiement pour les filles. Elles se seront certainement régalées cette semaine.
Roderich se versa un verre de crème schnaps à la menthe. Il semblait que Berlin s'était finalement réveillé. L'économie était en voie de guérison. Des groupes d'artistes et d'intellectuels émergeaient du chaos des années précédentes : une classe bourgeoise exigeait la nouvelle, l'avant-garde, et Roderich était tout heureux de la leur donner, à condition que le capital continuait de couler en sa faveur…
Une douleur palpitante dans sa jambe interrompit sa rêverie. Il gémit à lui-même, prenant son verre et boitant vers le piano par la scène. Il se baissa sur le banc avec un soupir soulagé. Putain de shrapnel [1]. Le chirurgien de l'armé lui avait dit d'utiliser une canne chaque fois que les élancements commençaient. Mais il avait vingt-huit ans maintenant, toujours dans le cœur de l'âge. Il ne devrait pas avoir besoin de canne pour marcher. Il n'était pas un fichu estropié. Il était juste malchanceux…
Enfin, plus chanceux que la normale…
Au moins ce n'était pas la jambe droite, il pouvait encore appuyer sur les pédales du piano assez confortablement…
Et c'était son prix de consolation pour avoir combattu pendant la Grande Guerre !
Quelle consolation de savoir, malgré tout ce qu'il avait perdu – sa richesse, ses biens, sa place au conservatoire - quelle consolation c'était de savoir qu'il pouvait encore jouer du piano dans ce club de merde, pour ses clients débiles.
Manque d'originalité, en effet ! Oh, comme il aimerait reprendre ses compositions au conservatoire maintenant. Comme ce serait glorifiant de voir les regards horrifiés sur leurs faces grises, aux sons discordants jaillissant de son clavier.
La beauté était devenue une chose appartenant au passé. Les dadaïstes [2] avaient raison : l'art, c'était de la connerie. Et il avait magnifiquement profité d'un marchand de connerie.
Roderich sirotait son schnaps.
Quand était-il devenu si cynique ?
Une autre palpitation.
Oh, oui… Ça.
Il ne s'était jamais proclamé soldat. Il n'avait jamais été pour la chasse ou la pêche, ou toute autre activité nécessitant des prouesses physiques. C'est pourquoi, enfant, il passait des heures à jouer du piano. La raison pour laquelle il était allé au conservatoire. Pendant deux ans, l'influence de sa famille l'avait gardé à l'écart de cette terrible guerre. Il savait qu'il serait de la chair à canon au moment où ils l'auraient. Mais d'une manière ou d'une autre, il survécut, revenant de la campagne d'Italie doté d'une jambe merveilleusement mutilée et brisée et d'un cynisme nouvellement trouvé.
Roderich descendit l'alcool restant, puis posa les doigts sur les touches noires et blanches. Il les regarda, se demandant s'il pouvait jouer son ancien répertoire de mémoire. Cela faisait longtemps et la musique qu'il jouait pour les spectacles du cabaret était ridiculement facile et terriblement accrocheuse. Il craignit, pendant un moment, que les airs de jazz qu'il avait joué avaient remplacé ses bien-aimés Beethoven et Chopin.
Il laissa ses doigts tomber sur les touches, écoutant les notes que ses mains gauche et droite faisaient en cheminant sur le clavier, maintenant une octave à l'écart. Un do empâté, suivit d'un mi et d'un sol. Mais il y avait quelque chose entre le mi et le sol, non ? Quelque chose de pas tout à fait juste, mais qui rapprochait les morceaux ensemble…
Qu'est-ce que c'était ?
Ah, oui. Un la à plat.
Donc après le sol, on passe au do moyen à droite, avec la main gauche suivante…
Il jouait du Chopin.
Doucement, l'introduction, trompeuse par sa sérénité, augmentant toujours en intensité, jusqu'à ce que les touches deviennent du feu et ses mains de l'essence, possédées par une force folle, frénétique. Ses doigts dansaient sur les touches supérieures, petites langues léchant ses extrémités. Ses épaules étaient tendues. Ses mains se déplacèrent vers le bas du registre, descendant dans la fosse rouge profonde. Vers le bas des Enfers. Dans l'obscurité pour chercher la lumière. Pour chercher une réponse : celle de la question du commencement. Il y était presque. L'obscurité commençait à diminuer. Seulement quelques mesures de plus jusqu'à la lumière. Jusqu'à sa réponse.
Les yeux de Roderich brûlaient, larges, vivants et à moitié fous, derrière ses lunettes. L'eau à la bouche – le désir humectait sa gorge, alors qu'il recherchait la finition…
Des coups à la porte du club, tranchant et sanglant contre les notes sombres, emmenèrent sa performance à une fin brutale.
Ses doigts s'écrasèrent contre les touches, cacophonie de notes détruisant sa fin.
— Quoi ! hurla-t-il, le torse haletant de colère.
Les coups revinrent, bien que plus hésitant cette fois-ci.
Il se demanda si c'était Antonio, qui aurait oublié quelque chose…
Ses épaules s'affaissèrent alors qu'il se levait du banc du piano. Il saisit son verre et boita jusqu'au bar pour le remplir à nouveau. Si c'était lui, il pouvait bien attendre.
De nouveaux coups. Plus lent, presque provoquant d'une certaine façon.
— Je t'entends, coupa-t-il.
Il lissa ses cheveux en arrière et atteignit l'arrière du bar pour prendre sa canne, en guise de précaution.
Roderich ouvrit la porte.
— Pour l'amour de dieu, qu'est-ce qui est si important ?
— Je vois que tu as de meilleures manières qu'avant, Lunettes, vint comme réponse.
Ses yeux s'élargirent à la vue du visage de celui qui le saluait. Un visage qu'il n'avait pas vu depuis trois longues années…
Une tête de cheveux pâles illuminé d'argent, sous le ciel froid et éclairé par la lune. Une grimace oblique animait le visage de l'homme pâle comme la mort. Malgré la pénombre, il pouvait voir une légère lueur briller dans les yeux étranges de l'autre. Des yeux qui semblaient rouges lorsque la lumière les frappait de face, se souvint-il. Il ajusta ses lunettes dans un effort pour se ressaisir, avant de s'adresser à l'autre homme.
— Gilbert, dit-il, catégorique. Qu'est-ce que tu fais ici ?
— Droit au but, comme d'habitude, soupira Gilbert. Tu ne vas pas m'inviter, pour commencer ? Tu m'invites à dîner, comme au bon vieux temps ?
Roderich bloqua la porte, ses phalanges blanchirent alors qu'il saisissait et serrait sa canne.
— Allez, Roddie, dit Gilbert, donnant un coup joueur dans son épaule. Ça fait trois ans, tu n'es plus en colère, si ?
— Je suis toujours en colère.
— Ha ! Toujours plaisantin, Roddie.
Il claqua la joue de Roderich.
— C'est ce qui m'a manqué chez toi.
Son attitude ferme flancha à la seconde où Gilbert toucha son visage. L'autre homme, voyant là une occasion, se fraya un chemin pour entrer dans le club, le bousculant presque.
— Oh, désolé. J'avais oublié pour ta jambe.
— … Je me doute, marmonna sombrement Roderich, tandis qu'il fermait la porte.
Une faible toux, venant de la rue, l'étonna. Pivotant, il ouvrit une nouvelle fois la porte et cligna des yeux.
Un garçon le regardait. Un Gilbert en miniature, bien que ses cheveux n'étaient pas aussi pâles, et ses yeux bleus.
— Lutz ! siffla Gilbert. Je t'avais dit de rester à côté, bouge ton cul ici !
Il saisit le petit par le bras et le traîna à l'intérieur. Il entendit le gamin dire quelque chose à propos de ne pas vouloir être impoli.
— Dieu, si on te voit dehors si tard, on va me prendre la tête.
Gilbert le conduisit par la scène jusqu'à une table, le faisant tomber sur une chaise.
— J'aurais pu rester à la maison…
— Ce n'est pas que je ne crois pas en toi, Lutz, c'est juste que je ne crois pas en les autres personnes.
— Mais j'ai école…
— Donc fais tes devoirs.
— Je les ai finis.
— Alors lis, fais quelque chose.
— Je n'ai pas de livre…
— Excusez-moi ! coupa Roderich.
Les deux blonds posèrent leurs yeux sur lui, le regardant comme s'il venait d'arriver.
— C'est quoi ce bordel ? Gilbert, qui est ce gamin ?
Les épaules du plus vieux des blonds s'affaissèrent. Un regard douloureux assombrit ses yeux pendant un moment alors qu'il mordillait sa lèvre inférieure.
Il se tourna vers le garçon et murmura :
— Lutz, pose… pose juste la tête et dors, d'accord ? Je dois parler à Roderich.
Le gamin hocha la tête, croisant ses bras sur la table et y plaçant sa tête. Gilbert caressa ses cheveux, le visage s'adoucissant alors qu'il voyait les yeux de l'enfant se fermer.
— Verse-nous un verre Lunettes, tu veux ? dit Gilbert, relevant soudainement la tête, un rictus arrogant remplaçant son gentil sourire.
Roderich restait ancré devant la porte.
— Je ne sers que les clients qui paient.
— Qu'est-ce qui te fait penser que je ne le ferais pas ?
— Parce que ta réputation te précède partout où tu vas, Gilbert.
— Eh bien, dans ce cas, ne voudrais-tu pas servir un vieil ami ?
— Un ami ?! se moqua Roderich, boitant vers lui. Nous avons partagé une tranchée…
— Entre autres… ricana Gilbert.
— J'étais marié ! Et puis toi… toi…
— Je t'ai seulement montré ce que tout le monde savait déjà et que tu refusais de voir.
— Tu m'as ruiné ! Je suis venu ici à cause de toi. J'ai quitté Eisenstadt à cause de toi. J'ai tout abandonné pour venir ici et jouer du piano dans ce club stupide, à cause de toi !
— Je t'ai forcé à arrêter de faire semblant ! Tu ne peux pas tout avoir dans le meilleur des mondes ! Tu aurais dû choisir au final. Je t'ai juste aidé à te précipiter. Admets-le, Roddie. Ce chemin est le plus facile.
Roderich s'arrêta, effrayé de ce qu'il pourrait faire à Gilbert s'il était trop près…
Il l'étranglerait (il le tiendrait étroitement).
Il frapperait son visage (il embrasserait sa joue).
Il lui enverrait le genou dans l'aine (il passerait ses mains dans ses cheveux).
Il appuierait ses lèvres contre ce sourire tordu…
Non. Il était certain qu'il l'étranglerait. L'homme qui lui coûta tout. L'étouffer jusqu'à ce que la lumière délaisse ces yeux étranges, magnifiques.
Les doigts de Roderich convulsèrent autour de sa canne. Il n'avait jamais entretenu l'idée de tuer un autre homme, même pendant la guerre. Mais les ex-amants ne pouvaient pas être considérés comme humain. Comment le pourraient-ils ? Non. Ils étaient des démons renvoyés des enfers pour tourmenter les vivants. Pourquoi, au nom de dieu, doit-il se montrer maintenant ? Qu'est-ce qu'il me veut de plus ?
Jésus, il avait besoin d'un verre.
Il boitilla jusqu'au bar.
L'autre, prenant ça comme une invitation provisoire, suivit derrière, gardant une certaine distance avec la canne de l'autrichien.
Roderich s'installa derrière le bar, prenant un étui à cigarettes et se servit un double whisky.
— Donc… Je vois que tu as changé le nom de c't'endroit.
Gilbert s'approcha précautionneusement du bar, les mains profondément enfoncées dans ses poches avant.
— Oui, dit-il, se concentrant en allumant une cigarette.
Il s'appuya contre l'arrière du comptoir, les yeux prudents tandis qu'il regardait Gilbert.
— C'est du genre américain, pas vrai ?
— Eh bien, avec la popularité du jazz et du consumérisme massif [3], ça semblait approprié, fut sa réponse coupante.
Gilbert hocha lentement la tête. Ses petits efforts pour faire la conversation étaient en train de porter leurs fruits.
Un silence gênant tomba sur eux.
Gilbert se soulagea sur le tabouret du bar, reposant ses bras sur le comptoir. Il commença à cueillir une cuticule sur son index, tirant jusqu'à ce que la peau finisse par céder. Une goutte cramoisie remonta à la surface. Il coinça son doigt dans sa bouche pour arrêter le saignement, puis laissa ses deux mains retomber sur ses genoux. Il les cacha sous ses jambes, courbant les épaules, et observant le club autour de lui comme s'il venait ici pour la première fois.
Son agitement prouvait sa nervosité. Roderich écrasa sa cigarette, rassemblant la moindre once de dédain qu'il possédait.
— Pourquoi es-tu ici, Gilbert ?
Ses yeux arrêtèrent leur balayage du club. Il les amena à brièvement rencontrer ceux de Roderich avant de se tordre pour regarder le garçon qui dormait sur la table.
Il suivit son regard. Il connaissait ces manières. Il savait quand il avait besoin de dire quelque chose, mais que sa fierté l'empêchait de le faire. C'était une de ces fois-ci. Il aurait dû le savoir. Gilbert pouvait être si enfantin…
— Qui est-il ? demanda-t-il, gardant son ton ferme.
Gilbert répondait toujours mieux à l'autorité…
Le blond se retourna lentement, les yeux fixés sur un point invisible sur la surface du bar.
— … Mon frère.
Il se mordit la lèvre à nouveau.
Le visage de Roderich blanchit. Au cours de leurs années durant la guerre et le bref temps après, il n'avait jamais supposé qu'il eût une famille. Pendant longtemps, il avait été certain que l'homme pâle était une apparition, quelque chose crée par son esprit pour l'aider pendant ces jours sombres passés dans la boue. Gilbert allait et venait comme il le voulait. Rien, pas même lui, Roderich, pouvait le retenir. Et il était certain qu'il n'avait jamais mentionné quoi que ce soit à propos de parents ou frère. Il ne parvenait même pas à se souvenir l'avoir vu écrire une lettre à la maison pendant leur temps dans les tranchées.
— Quel âge a-t-il ? demanda Roderich.
— Onze ans. Il était une surprise totale pour Mutti und Vati [4].
Les lèvres de Gilbert s'ouvrirent sur un rire sec.
— Tellement, que le vieux est mort avant qu'il naisse.
Gilbert posa les mains sur ses genoux, les regardant fixement.
Roderich atteint l'arrière du bar pour prendre son meilleur whisky, et en servir deux doubles, lui en remettant un.
— Et ta mère ? demanda-t-il, faisant attention à garder sa voix décontractée à présent.
— … morte le 17 décembre.
— Je suis désolé de l'entendre.
Il se déplaça de l'autre côté du bar, s'asseyant à côté de lui. Il ralluma une cigarette et lui en tendit une.
Ils restèrent assis en silence quelques instants, le cliquetis occasionnel de verre remplissant l'espace que certains mots ne pouvaient pas.
— … Il est la raison pour laquelle je suis parti, dit enfin Gilbert.
— Qui ?
— Ludwig.
Gilbert désigna de la tête le garçon.
— J'avais entendu, avant d'être expédié du front de l'est de l'Italie, que notre mère l'avait envoyé pour rester avec son frère. Elle était en mauvaise santé avant même que je parte, donc c'était le mieux à faire. Je voulais te le dire, Roddie. Je le jure devant Dieu, je le voulais. Mais… je ne pensais pas que ça prendrait autant longtemps…
— Gilbert, que...
— Je devais aller à Dresde. Je devais aller le chercher ! Je savais que si je te le disais, tu voudrais que je patiente, mais je ne pouvais pas attendre. Je devais l'éloigner de ce fils de pute alcoolo. Je devais le récupérer à la minute où je rentrerai. Mais, tonton c'était refait une vie décente. Lutz était bien traité. Il allait dans une bonne école et tout. Et j'avais pu le voir, au moins. Je ne voulais pas tout gâcher. Je fous toujours la merde. Ensuite, notre voisine m'a écrit après mon passage à Berlin. Disant que Lutz semblait plus maigre, malade. Une fois, elle aurait juré l'avoir vu avec un œil au beurre noir. Je savais que tonton aimait boire, mais je n'avais jamais pensé qu'il avait ces manies d'ivrognes, tu sais ? J'ai supposé qu'il l'avait frappé un jour. Lutz ne me disait rien, juste que tonton criait beaucoup, disant que Lutz était ingrat et comment il lui faisait faire faillite parc' qu'il devait s'occuper de lui pour sa sœur. Mais quand je suis venu le prendre, ce connard taré ne voulait pas le laisser ! Je me suis battu très fort pour l'avoir, mais les tribunaux ont refusé. Ils disaient qu'il était dans un environnement stable.
Gilbert renifla, descendant le reste de son whisky.
— Tu aurais dû venir vers moi, dit tranquillement Roderich. J'aurais pu payer ce juge...
— Roddie, tu avais à peine assez d'agent pour que l'on ne te coupe pas les vivres.
— J'en avais caché. J'ai acheté cet endroit au propriétaire, tu sais.
Le blond grimaça.
— Je savais que tu me cachais des choses. Connard radin.
— Comment as-tu récupéré Ludwig ? Gilbert, tu ne l'as pas enlevé, n'est-ce pas ?
Un brin de panique colorait sa voix. Ça voudrait dire qu'il avait amené la police à sa porte…
— Nan. Heureusement pour moi, tonton est mort un an plus tard d'une crise cardiaque. J'ai récupéré Lutz et on est revenu à Berlin.
Deux ans. Il était de retour depuis deux ans, et il ne se montrait que maintenant ? Qu'est-ce qu'il foutait pendant tout ce temps ? Enfin, pas qu'il s'en souciait. Ils avaient rompu, non ? Est-ce qu'une personne, après être partie, ne signalait pas son retour ? Même si son départ était pour des raisons de morale, le fait restait qu'il l'avait laissé. Il l'avait laissé et n'avait pas cherché à le contacter. Oui. Ils avaient rompu. S'il venait pour lui présenter ses excuses, il pouvait se les garder. Il l'avait laissé faire une fois, et une fois était tout ce qu'il fallait pour être déçu.
Le silence dans la pièce retourna à un niveau gênant. Il faisait tourner le fond de son whisky dans son verre, faignant d'être intéressé par son contenu, tout en s'accaparant mentalement à replacer toutes les défenses internes que Gilbert avait éliminé à la seconde même où il avait commencé son récit. Il avait peur de parler, craignant que la barrière délicate autour de lui ne se brise. Mais ce fut Gilbert qui trancha le silence cette fois-ci.
— Tu m'as demandé pourquoi j'étais là, Lunettes.
Il se sentit acquiescer.
— Eh bien, il se dit dans la rue que c'est l'endroit où aller pour travailler.
Roderich affronta le visage de Gilbert, basculant la tête sur le côté pour observer le pâle blond à côté de lui, un ricanement arrogant en chemin.
— « Il se dit dans la rue » ? Gilbert, tu n'es certainement pas tombé si bas pour avoir recours à la prostitution, si ?
— Non ! 'Sûr que non ! Je voulais juste dire… J'ai entendu que cet endroit allait bien, et… Eh bien, tu sais que je ne peux pas chanter ou danser, mais si tu as besoin d'un portier ou de quelque chose comme ça, tu sais que je serais bon.
Il considéra l'offre. Il y avait bien quelques nuits où la foule pouvait être un peu chahuteuse. Ça se calmait habituellement avant que ça ne dérape, mais ça le rendait toujours nerveux. Et il savait que Gilbert était plus que capable de maîtriser une foule turbulente…
— Sois ici demain soir à huit heures, dit Roderich.
— Sérieux ?
Il lui lança un coup d'œil qui disait « Ne me redemande pas. »
— Merde, ça super génial !
Gilbert sauta de son siège, et jeta un bras autour de son cou.
— Merci, Roddie.
L'homme pâle allait pour réveiller son frère quand une pensée lui vint :
— Qu'est-ce que je devrais faire à propos de Lutz ? Je ne veux pas le laisser seul.
— Il peut rester dans les coulisses. Les filles veilleront sur lui.
Son visage se fendit d'un large sourire. Il se retourna et alla gentiment secouer l'épaule de son frère.
— 'llez, Lutz. Il est temps d'y aller.
Le garçon marmonna quelque chose d'incompréhensible, tentant de se débarrasser de la main.
— Ne m'oblige pas à te porter, le taquina Gilbert, le poussant dans les côtes.
Le petit tapa une nouvelle fois sur sa main, renfonçant son visage entre ses bras.
Il soupira et récupéra l'enfant entre ses bras, se dirigeant vers la porte.
Roderich le regarda sortir.
À la porte, Gilbert fit une pause, et lui fit face.
— Merci, encore une fois. Tu ne sais pas combien tu m'as sauvé.
Le blond tendit une main. Roderich la prit, la peau sèche et fissurée si familière sous son touché. Un moment, il regarda leurs mains, serrées dans un geste si formel que cela semblait étrange pour eux.
Il hésita.
Ils devraient partager un baiser, pas une poignée de main.
Il tenta un pas en avant. Mais déjà, la main de Gilbert glissait hors de sa portée, alors que le pâle blond retournait dans la nuit.
Roderich le regarda se retirer et ne ferma la porte que lorsqu'il ne pouvait plus apercevoir cette tête de cheveux presque blancs.
Il retourna au bar, reprenant sa place sur le tabouret. Deux verres vides se tenaient devant lui, la lumière brillant à travers eux, reflétant des formes déchiquetées sur le comptoir. Ses yeux s'accrochèrent au verre de Gilbert. Sur les traces de doigt, et l'impression fantôme laissée par une paire de lèvres gercées.
Est-ce qu'il était prêt à faire ça ?
Il n'avait pas le choix.
L'accord avait été conclu.
Roderich attrapa son verre et la bouteille de whisky à côté. Il remplit son verre, admirant le liquide brun. Un de plus pour t'aider à dormir, fils.
Il leva son verre à ses lèvres, étincelant de rouge sous les lumières de la pièce, buvant rapidement.
[1] Le shrapnel est le nom désignant « l'obus à balle ». Souvent utilisé à tort et à travers, pour désigner des fragments crées par une explosion quelconque. Pendant la Première Guerre Mondiale, il est utilisé à grande échelle par toutes les armées. La détonation d'un obus ordinaire, à contrario du shrapnel, produit plusieurs centaines d'éclats à grande vitesse, 1 à 1km 5 par seconde, a donc fini par disparaître durant la Seconde Guerre, et a été utilisé pour la toute dernière fois par l'armée britannique en 1943.
[2] Le dadaïsme est un mouvement intellectuel, artistique et culturel du début du XX ème siècle, qui clame une remise en cause de toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques. Il met en avant un esprit insoumis et acerbe, rejette la raison et la logique, joue avec les convenances (= ce qui est désigné comme modèle), et marque sa dérision pour les traditions et son art très engagé. Les artistes de dada se voulaient irrespectueux, extravagants, affichant un mépris total envers les « vieilleries » du passé. Ils cherchaient à atteindre la plus grande liberté d'expression et de langage, en utilisant tout matériau et support possible et imaginable. Ils avaient pour but de provoquer et d'amener le spectateur à réfléchir sur les fondements de la société. Proche de l'idéologie socialiste, voire anarchiste pour Tzara ou Hausmann, Dada se démarque à l'époque pour sa proximité avec le militantisme radical.
[3] Le consumérisme est ici un mode de vie lié à la consommation. Dans ce contexte, il fait allusion aux clients recherchant des prostitués masculins et le fait que le monde s'américanise doucement.
[4] Mutti und Vati = maman et papa en allemand, terme surtout utilisé par les enfants.
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