LE DERNIER VOYAGE
1 – Le soleil vient danser sur la mer éternelle
Cela faisait désormais quelques années que Vaiana et Maui avaient sauvé le monde, en rendant son cœur à la déesse Te Fiti. Après quelques premières hésitations, le peuple Motunui naviguait de nouveau dans le sillage de ses ancêtres, parcourant les mers d'île en île, à la découverte du vaste monde qui les entourait. Cependant, malgré de longs voyages de plusieurs mois, les bateaux des nouveaux explorateurs finissaient toujours par revenir jusqu'à l'île paradisiaque de Motunui. Qu'ils le veuillent ou non, même si l'Océan guidait désormais leur nouvelle existence, une partie de leur vie restait sur cette île, qu'ils occupaient depuis de nombreuses générations et qu'ils n'avaient plus quitté lorsque les voyages avaient été interdits.
Vaiana n'était pas dupe : même si, à force de patience, elle avait su communiquer à ses parents son amour de la navigation et une partie de sa complicité avec l'Océan, elle voyait bien le soulagement s'afficher sur les visages de son père Tui et de sa mère Sina dès qu'ils revenaient vers Motunui – à la maison, comme ils le disaient. Malgré tout ce qu'ils pouvaient partager désormais, un fossé les séparerait toujours. Car c'était sur la mer, sur son bateau et auprès de l'Océan, que Vaiana se sentait à la maison. Tandis que ses parents n'étaient réellement chez eux que lorsqu'ils avaient un toit sur la tête et les pieds sur la terre ferme – lorsqu'ils étaient à l'intérieur de leur maison, sur l'île de Motunui. Ses parents étaient ainsi, et malgré tous ses efforts, et tous les leurs, ils ne parviendraient pas à changer. Ils en étaient tous trois conscients.
Depuis une semaine seulement, le groupe d'explorateurs était justement de retour à Motunui. Pour fêter leur arrivée, les membres de leur peuple ayant choisi de demeurer au village avaient préparé une grande fête. Tout le monde avait ri, dansé et chanté, en buvant du lait de coco bien frais et en dégustant de délicieux poissons rôtis à la broche au-dessus du feu. Vaiana s'était laissée aller dans l'effervescence de la fête, dansant avec ses parents, ses amis, chantant quelques chansons en chœur avec son peuple et faisant tournoyer Pua dans ses bras. Celui-ci avait laissé échapper un glapissement ravi, puis avait été s'étendre bien au chaud près du feu, repu et épuisé par la fête. La jeune femme avait tout de même gardé un œil prudent sur Hey-Hey, et lui avait évité par deux fois de marcher dans les flammes brûlantes. Le poulet avait passé le reste de la soirée à picorer de la terre et à se cogner contre des paniers de feuilles remplis de noix de coco. Vaiana l'avait observé faire en levant les yeux au ciel avec un petit sourire, habituée à la stupidité constante des actions de Hey-Hey. Elle s'était dit que ce spectacle amuserait sûrement Maui, qui avait fini par se prendre d'affection pour le poulet.
Elle revoyait régulièrement le demi-dieu sous ses diverses formes animales, lorsqu'elle naviguait en compagnie des siens. Il ne lui apparaissait sous sa forme humaine que lorsqu'elle était seule. Avec le temps, leurs liens s'étaient resserrés, et elle considérait à présent Maui comme son meilleur ami. Elle n'avait jamais parlé de lui à personne. Elle savait que peu de personnes dans son entourage croyaient réellement à l'existence du demi-dieu, et celles qui y croyaient ne le portaient pas forcément dans leur cœur. Pour beaucoup, c'était toujours lui qui était à l'origine des ténèbres qui les avaient menacés durant si longtemps.
Et puis, sa relation avec Maui avait conservé ce côté conflictuel et imprévisible : un jour ils s'entendaient comme les doigts de la main, se lançant piques amusées et réparties ironiques, et soudain, sans qu'ils ne sachent bien pourquoi, l'un d'entre eux jetait un froid et ils préféraient alors s'éviter durant quelques jours. Maui était impétueux et changeant, tout demi-dieu du Vent et de la Mer qu'il était : il pouvait se montrer aussi doux et chaleureux qu'un agréable courant marin, tout comme il pouvait se montrer violent et brutal comme une tempête, lorsqu'il se trouvait dans ses mauvais jours et était d'humeur maussade. Lorsqu'elle le sentait sur le point de s'emporter, Vaiana préférait laisser le temps s'écouler plutôt que de se risquer à l'affronter dans une dispute qui pourrait mal finir. Elle savait qu'il se calmerait et que tôt ou tard, il reviendrait la voir. Elle ne le lui avait jamais avoué, mais il lui avait fait tellement peur, et tellement mal, lorsqu'il l'avait abandonné à son sort en pleine mer, des années plus tôt, après leur premier affrontement contre Te Ka… Elle ne voulait pas qu'il recommence. Plus jamais.
Au bout d'une semaine passée dans son village natal, Vaiana commença à être prise d'une sorte de malaise. Cela n'avait rien à voir avec une maladie quelconque, oh que non. Elle aurait reconnu entre mille ce sentiment de frustration et d'impatience qui étouffait son cœur et gonflait lentement dans sa poitrine, car c'était ce qu'elle avait ressenti chaque jour durant toute une partie de sa vie : ce n'était rien d'autre que l'appel de l'Océan, qui se faisait de plus en plus pressant au fur et à mesure que le temps passait. Elle s'occupait au village comme elle le pouvait, attendant le prochain départ en exploration, qui devrait avoir lieu dans environ un mois. Toujours aussi adorable, Pua lui tenait compagnie, réclamant sans cesse des câlins et des jeux. Elle répondait toujours à ses attentes : le petit cochon restait généralement à terre lorsqu'elle partait naviguer, et il lui manquait souvent sur son bateau. Vaiana l'aurait bien volontiers emmené avec elle… Mais depuis leur première véritable expérience ensemble à bord d'une pirogue, lorsqu'il avait failli se noyer, Pua avait développé un sérieux mal de mer, et n'avait par conséquent plus remis les pattes sur un bateau quelconque. Les premiers temps, il avait même hésité à retourner jouer avec elle dans les vagues du rivage… Quant à Hey-Hey, lorsqu'ils étaient à terre, il accaparait moins son attention, capable de se débrouiller seul… plus ou moins bien. Le poulet stupide et inconscient faisait face sans s'en rendre compte à bien des dangers, mais il ne menaçait plus de se noyer à chaque instant, c'était toujours ça de gagné.
Vaiana aidait à la récolte des noix de cocos, faisait la cuisine avec sa mère, aidait parfois les pêcheurs et avait profité de cette escale à terre auprès des siens pour se faire faire un nouveau tatouage. Celui-ci était un petit hameçon au creux de son poignet gauche, discret hommage à son ami Maui, et rejoignait ceux qu'elle portait déjà : une fine série de vagues le long de ses bras et une majestueuse pirogue ainsi que la spirale du cœur de Te Fiti sur son épaule droite. Elle avait passé du temps avec son père, avec sa mère, avec Pua, s'était remise à danser en compagnie de jeunes femmes de son âge, avait joué avec les enfants du village et avait parcouru son île en long, en large et en travers… mais comme lorsqu'elle était plus jeune, ses pas la ramenaient toujours sur une plage quelconque de Motunui, face à la mer d'un bleu lumière éclatant. Face à cet Océan qui l'attirait irrésistiblement.
Ce soir-là, alors que le soleil commençait à embraser l'horizon dans une lueur flamboyante, teintant le ciel dégagé de violet et de rose, Vaiana se trouvait sur la plage. Encore et toujours. Pieds nus sur le sable doux qui avait été chauffé au soleil pendant toute la journée, elle chantonnait distraitement une vieille mélodie apprise aux côtés de sa grand-mère, tout en refaisant les mouvements fluides et gracieux qu'elles effectuaient ensemble des années plus tôt. À la fin de sa danse, Vaiana ralentit peu à peu ses gestes, puis s'arrêta totalement et contempla pensivement l'horizon éclairé par le soleil couchant. À quelques mètres d'elles, une vague un peu plus grosse que les autres se forma, mais ne se dirigea pas vers le rivage, comme toutes les autres. Au contraire, elle resta sur place, s'éleva encore un peu, et sembla contempler la jeune femme, légèrement courbée, interrogatrice. Une étrange et irréelle lueur bleutée émanait d'elle. Elle recula ensuite légèrement, dans un mouvement qui sonnait comme une invitation aux yeux de la jeune femme. Vaiana soupira, avança de quelques pas dans le sable humide, puis s'accroupit et passa doucement sa main dans l'eau claire. Le liquide frissonna plus que d'ordinaire à son contact.
« L'horizon où la mer touche le ciel chante et m'appelle… » fredonna-t-elle rêveusement, les yeux dans le vague.
Malgré le temps passé, Vaiana était incapable de se détacher de cette mélodie entêtante, qui l'avait accompagnée durant tout son périple en compagnie de Maui. Il lui était impossible d'oublier cette musique. Cette chanson résumait sa vie, son existence toute entière. Cette mélodie, c'était elle, tout simplement, et elle ne pouvait pas s'en débarrasser ainsi. Elle ne pouvait pas se débarrasser d'elle-même.
« Ouais, ouais, le trésor que tous ignorent… On connaît le refrain, tu sais. » lâcha moqueusement une voix derrière elle. « Tu nous la passes en boucle, celle-là. »
La jeune femme se redressa et se retourna vers Maui. Absorbée par l'Océan hypnotisant, elle ne l'avait même pas vu ni entendu arriver dans son dos, pour une fois. Son hameçon à la main, le demi-dieu vint à ses côtés, puis le planta dans le sable et s'appuya nonchalamment dessus, la dévisageant pensivement avec un sourire en coin. Face au mutisme de son amie, son regard fit des allers-retours entre la mer et elle : il avait compris ce qui la tourmentait.
« Toi, t'as envie de repartir. Pas vrai ? »
Vaiana hocha doucement la tête. Maui attrapa son hameçon et sautilla sur place avec enthousiasme, la faisant sursauter, tout en agitant ses bras en direction l'Océan dans un encouragement.
« Ben alors fonce, vas-y ! Qu'est-ce que t'attends ?! »
Le Mini-Moi sur son torse approuva : il sauta d'un bond dans le tatouage adjacent, sur le bateau de la Vaiana tatouée sur la peau du demi-dieu. L'embarcation mit les voiles aussitôt et disparut. La jeune femme sourit. Pourtant, elle n'était pas plus convaincue.
« Si tu crois que c'est si facile… » soupira-t-elle en se détournant de l'Océan.
Maui jeta un coup d'œil à l'étrange vague restée un peu plus loin. Celle-ci eut ce qui sembla être un haussement d'épaule dépité, puis replongea dans l'eau. Le demi-dieu se tourna à son tour et se mit à courir pour rattraper Vaiana, qui s'était éloignée sur la plage.
« Ben, et alors, qu'est-ce qui t'en empêche ? »
Il ne comprenait pas. La jeune femme releva la tête et plongea son regard chagriné dans celui de son ami.
« Mon père ne me laissera jamais repartir seule. » soupira-t-elle à nouveau.
« Oh, mais t'es grande, tu fais ce que tu veux ! Et puis, t'es pas toute seule, le grand Maui est avec toi ! » se vanta-t-il en se désignant du pouce avec un sourire resplendissant. « Après tout, qu'est-ce que tu ferais sans moi, hein ?
- N'importe quoi. » fit-elle en levant les yeux au ciel.
Maui savait bien que son père doutait de son existence, et ignorait totalement sa présence quasi-constante auprès de sa fille.
« J'essayerai de lui parler. Même si je connais déjà sa réponse.
- Non mais franchement, savoir que le demi-dieu du Vent et de la Mer en personne accompagne sa fille adorée, ça lui suffit pas ? » continua de s'indigner Maui avec de grands gestes. « Il lui faudrait quoi en plus, une armée de Kakamoras ?
- Peut-être bien. » sourit Vaiana avec malice.
Maui se figea, atterré par cette révélation.
« Non… Quand même pas ? »
Vaiana s'éloigna vers son village sans lui répondre ni se retourner vers lui, un sourire amusé se dessinant pourtant sur ses lèvres. Mais le demi-dieu ne pouvait pas le voir. Maui la suivit, jusqu'à un certain point. Tandis qu'elle commençait à rentrer dans les terres, lui demeura sur la plage, mais ne cessa pas de l'interpeller pour autant, d'une petite voix, angoissé qu'elle ne lui apporte pas de réponse.
« Vaiana ? Dis-moi que tu plaisantes, là, j'espère… Hein ? Tu plaisantes, dis ? Vaiana ? Vaiana ! »
Sur le chemin de terre la ramenant au village, juste avant qu'elle ne bifurque, elle se retourna vers lui en lui adressant un grand sourire et lui cria :
« Évidemment que je plaisante ! Pff, ces demi-dieux, aucun sens de l'humour ! »
Puis elle disparut entre les feuillages des buissons et les troncs de cocotiers. Maui s'immobilisa et fixa pendant un moment le chemin par où elle était partie. Sur l'un de ses pectoraux, le Mini-Moi afficha son tableau fétiche et poursuivit son décompte de points, qu'il tenait minutieusement à jour : après tout ce temps, il y avait à présent quatre cent vingt-sept points pour Vaiana, et seulement une centaine pour Maui. Même si à force de traits, le tableau avait fini par devenir entièrement noir des deux côtés, le décompte filait toujours dès qu'une nouvelle marque y était ajoutée.
« Super, me voilà rassuré. » grommela Maui.
Il remarqua le manège de son tatouage vivant, lui donna une pichenette pour l'envoyer dans son dos et faire disparaître son fichu tableau, puis resserra sa prise autour de son hameçon géant et dans un cri, se métamorphosa en faucon géant avant de partir survoler l'île paradisiaque de Motunui. Il faisait confiance à Vaiana. Il connaissait le caractère de la jeune femme, qui parfois pouvait se montrer similaire au sien, et savait qu'à désormais plus de vingt ans, son amie était tout à fait capable de n'en faire qu'à sa tête. Même si son père lui interdisait de repartir. Maintenant, il n'avait plus qu'à guetter le moment où Vaiana mettrait les voiles.
