Non ! Je n'oublie pas du tout Visage Familier ! J'ai trop envie de développer la relation entre Gavin et le RK900 pour les ranger au placard, mais j'ai relu aujourd'hui ce premier chapitre que j'avais commencé à écrire fin août et des aléas font que j'avais reporté cette histoire. Les Étoiles Artificielles sera une fic assez courte, prévue en quatre chapitres. J'avancerai plus rapidement pour la trilogie Reed900, mais voilà, ça me fait un autre plaisir à côté.


Chapitre 1 — Le mort au paradis

« I'll tear me open, make you gone

No longer will you hurt anyone

And the hate still shapes me

So hold me until it sleeps »

Until It Sleeps – Metallica


Les genoux collés pour n'accepter aucune visite, la WR400 regardait droit devant elle. Près du buffet, las de ces aphrodisiaques et du champagne qu'elle ne goûtait jamais, North laissait les lumières danser sur le plafond, donnant à la chambre des allures d'aquarium. Un seul ronflement résonnait depuis le lit, mais il y avait deux corps. L'androïde tourna le visage vers ses clients avec une prudence de biche, redoutant peut-être que ses articulations de métal ne réveillent la femme. Peur irraisonnée : son corps était parfait, articulée et fluide. Mais il ne fallait pas perturber le sommeil de cette endormie. Ce serait dangereux.

North surveillait le compte à rebours. Le couple avait réservé une chambre pour six heures, louant en même temps ses loyaux services. Son calvaire prenait fin.

Quand les chiffres numériques affichèrent tous zéro, North se leva, le sourire figé sous les néons qui gagnèrent en intensité. Aube artificielle dans cette chambre où l'odeur de la mort commençait à se manifester.

« La séance est terminée. Merci d'être venu à l'Eden Club. En espérant vous revoir bientôt. »


Hank Anderson garait sa voiture dans la rue bleuté, le regard attiré par les lumières acidulées à l'entrée de l'Eden Club tel un papillon fasciné par une ampoule. Les courbes électriques se dessinaient dans l'ombre comme pour guider le chemin des êtres perdus en manque d'affection. Le lieutenant était presque tenté de repartir, déjà dégoûté de ce lieu, mais Connor ouvrit la portière, toujours prêt à travailler, peu importe l'heure ou le temps.

« Attends-moi, Connor ! »

Il coupa le contact, éteignant le poste audio par la même occasion, coupant la parole à James Hetfield, le chanteur de Metallica.

« T'es pressé d'entrer, on dirait.

— Vous savez comme moi, lieutenant, qu'un corps doit être analysé rapidement.

— T'emballe pas : Floyd m'a dit que ça ressemblait à un suicide. Si ça se trouve, dans six heures, tout sera bouclé et on pourra boire le premier café de la journée. » Hank s'étira, joignant ses doigts et tirant sur ses épaules : « quel boulot de merde… »

Connor précéda le lieutenant dans le couloir aux panneaux publicitaires si larges qu'ils en deviennent agressifs. Les clients ne se glissaient pas dans cet établissement en relevant le col de leur manteau : ils devaient marcher au milieu de cette entrée comme sur un tapis rouge, fiers de profiter des robots sexuels et la technologie de demain. Ils n'allaient pas en enfer, après tout, ils atteignaient le paradis terrestre.

À l'Eden Club, rien n'était dissimulé : les devantures présentaient des odalisques en plastique couvertes de dentelle sensuelle. La lingerie glissait sur les hanches en mouvement, les cheveux effleuraient les reins cambrés. Cuisses ceintes de jarretières, tailles marquées par des corsets, jambes allongées par des escarpins, toutes les fantasmes étaient suggérés et les androïdes ondulaient comme des serpents, comme drogués par leur docilité.

Même s'il était un homme, Hank trouvait l'attitude de ces poupées animées dérangeante. Les formes étaient parfaites mais il devinait d'ici le manque de conviction. Empruntant la même insensibilité que son partenaire qui marchait sans s'arrêter, le lieutenant se dirigea vers le gérant qui attendait, ne se préoccupant pas des déhanchés ou des baisers soufflés depuis du bout des doigts.

Floyd Mills attendait devant la porte de la chambre 27, livide d'agacement. Il avait fait sortir Salomé Williams, la laissant dans son bureau : la vue du cadavre de son mari les avait beaucoup choqués, et si la jeune femme était dans un état catatonique, le gérant de l'établissement ressentait surtout de la colère maintenant. Bordel, son établissement était un refuge où les problèmes devaient rester sur le seuil pour mieux entraîner les clients dans des plaisirs irréels. Un paradis de luxure. Et voilà qu'un homme s'était suicidé dans une des plus belles chambres !

« Hank ! »

Dès qu'il vit le lieutenant, Mills l'apostropha : sa mauvaise humeur avait trouvé une cible, mais elle risquait de se briser les dents.

« C'est lieutenant Anderson pour toi, Mills. Je suis ni ton client, ni ton ami. »

Le gérant grogna, muselé par un tel accueil.

« Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Deux habitués ont réservé cette chambre pour six heures et ont loué la même Traci que d'habitude. Ils sont arrivés vers dix-neuf heures et leur tour s'est fini à une heure du mat', et quand la petite s'est réveillée pour partir avec son mari, elle l'a trouvé mort.

— La "petite" ? Elle a quel âge ?

— J'en sais rien, mais elle a pas plus de vingt-cinq ans. Ils ont dix ans de différence, je crois. »

Finalement, l'information intéressait peu Hank. Il haussa ses épaules imposantes et désigna à son coéquipier la porte de la chambre :

« Va jeter un œil, Connor : je suis obligé d'attendre l'équipe scientifique, moi. » Le RK800 ne pouvait pas laisser d'empreinte : il était donc bien plus libre que son partenaire qui lui lança soudain : « et si tu veux foutre un indice dans ta bouche, tu le fais tant que je suis pas là.

— Compris, lieutenant : si vous êtes absent, je peux analyser, si vous êtes présent, interdiction d'analyse. »

Quand Connor lui tourna le dos, Hank s'autorisa un petit sourire : le robot qui lui servait de coéquipier avait son propre humour et son lot de surprises. Finalement, c'était agréable de bosser avec le RK800. CyberLife s'était surpassé pour le programme social du prototype.

La porte coulissa sur la chambre uniquement éclairée par des bandes de lumière qui traversaient le plafond, apportant une pénombre argentée, atténuant la vision. La surface des murs aux nuances de réglisse imitaient un effet miroir, dupliquant et déclinant les silhouettes troubles à l'infini. Sur le lit rond, le corps d'un homme approchant de la trentaine était allongé. Reposant sur le dos, crucifié dans la paix, les paupières entrouvertes laissaient les étoiles artificielles réchauffer ses rétines froides. Le RK800 remarqua l'androïde assis près du buffet : la WR400 avait repris sa place près du buffet puisque Mills l'avait laissée là. Ce n'était qu'un objet après tout, elle ne dérangeait personne.

Connor se pencha tout d'abord au-dessus du cadavre. Complètement nu, la lumière tamisée creusait les contrastes et changeait les nuances de la peau noire, lui faisant adopter la couleur des trottoirs. Il devait s'approcher davantage, mais même d'ici, il sentait les odeurs d'excréments.

Dans la nuit artificielle, un petit cercle rouge brillait : North avait peur. Elle observait le RK800 scanner le client décédé sans esquisser le moindre mouvement. Depuis une dizaine de jours, North s'était déliée de son programme, capable de penser, capable de ressentir, capable de désirer. Comme une maladie qui commence à fleurir, elle avait inspecté ses propres composants avec un sentiment de peur, assistant impuissante à la déviance qui se confirmait et s'étendait. Et le RK800, robot au service de la police, la sonderait en tant que témoin : dès qu'il remarquerait sa déviance, il la ferait détruire, peu importe son désir de vivre.

Ignorant les craintes qui assaillaient sa semblable, Connor se mit à inspecter la boîte de somnifères que le cadavre tenait dans une main : le bocal en plastique était vide. Il approcha son nez de la bouche du mort mais ne perçut aucune odeur de vomi. Du bout de l'index, il appuya sur la lèvre inférieure pour faire basculer la mâchoire, espérant avoir un aperçu intéressant sur la langue. En tout cas, les gencives semblaient taillées dans du rubis. Pourquoi l'homme s'était condamné à un sommeil éternel maintenant et ici ?

Le RK800 se redressa et fixa sa semblable. Uniquement vêtue d'un body en dentelle noire et les yeux entourés d'un smoky violet, couleur fétiche du club, North gardait son assurance. Devenir déviant voulait dire naître et se forger un caractère, et le sien était aussi dur que son squelette de titane. Farouche, elle recula quand il tendit son bras pour saisir le sien dans l'intention de connecter leur mémoire.

« J'ai vu ce qui s'est passé.

— Alors montre-moi, » conseilla Connor en plissant les yeux, jugeant déjà l'attitude de la WR400 étrange.

« Je ne peux pas. » Sa LED toujours rouge était une évidence dans les ombres veloutées. « Je n'avais jamais vu quelqu'un mourir. Mes programmes ne cessent de redémarrer. Ils sont confus. »

Les yeux du chasseur en devenaient noirs dans ce recoin de chambre. Leurs visages blancs se laissaient caresser par les fantômes des néons violets, roses et rouges, vapeurs de lumière amoureuses. Quand ils glissaient sur les épaules de la WR400, Connor remarqua comment la peau de l'androïde était criblée de diamants, comme recouverte d'une poussière d'étoiles. La dentelle recouvrait le corps de métal, la délicatesse trompant la force. Connor insista :

« La mémoire des WR400 est effacée tous les jours, j'ai besoin de voir ce que tu as vu maintenant, » sa main essaya d'agripper le poignet de North qui le retira à nouveau. Elle savait comment sortir de cet enfer qui portait le nom de l'Eden : les événements de la soirée allaient l'aider et le RK800 était son ticket de fuite.

« Si je quitte l'Eden Club, Mills ne pourra pas réinitialiser ma mémoire : je peux venir une pièce à conviction et te montrer ce que j'ai vu, » proposa l'androïde, « au commissariat, je serai capable de faire des contrôles sans être formater et tu pourras m'interroger ensuite. »

Connor jaugea l'androïde : sa proposition n'était pas naturelle mais servait la mission du RK800. Le chasseur se pencha, intimidant :

« Au commissariat, tu défragmenteras ta mémoire et tu me laisseras t'analyser. »

Sans baisser les yeux, North hocha la tête pour accepter. Ses créateurs lui avaient donné des iris fauves, une couleur capable de brûler.


Quand l'équipe scientifique arriva à l'Eden Club, Connor en profita pour discuter avec Hank, désignant la WR400 comme porteuse d'informations essentielles : sa mémoire devait être conservée. Sans oser regarder le robot trop longtemps, le lieutenant lança :

« Mills, je t'embarque cet androïde.

— Quoi ? Et pourquoi ?

— Elle a assisté au suicide, ça fait une économie de temps et ça t'évitera de la confondre avec un autre robot du même modèle. Tu serais capable de la formater par erreur.

— Et je fais comment avec un andro' en moins pour faire tourner mes affaires ?

— Putain, Mills, je comprends que t'as d'autres priorités dans la vie que mon bonheur au travail, mais tu peux penser à autre chose que le cul et ton business ? Ce gars a peut-être dit quelque chose avant de mourir ! Va savoir, il critique peut-être même ton club en disant que c'est pourri et que c'est pour ça qu'il a avalé une boîte de somnifères. »

Les policiers en combinaisons stériles avaient transporté le corps dans un sac de couchage mortuaire, ces étuis qui ressemblent à des sacs poubelles grandeur humaine. La boîte de somnifères tomba dans son propre sachet de transport, à l'abri des empreintes. North aussi devait avoir son étui : Hank ne demandait que des vêtements à prêter à l'androïde. Les robots avaient une bonne résistance aux températures de novembre, mais le lieutenant n'avait aucune envie de se trimballer une jeune femme seulement vêtue de lingerie. Sans compter que Connor, avec son uniforme complet, apportait un contraste ridicule. Quand Hank réclama de quoi habiller la WR400, Floyd Mills montra le peignoir frappé du logo de l'Eden Club accroché près de la cabine de douche, les nuances fuchsia et violettes scintillaient dans le tissu.

« T'es pas sérieux, Mills. Pourquoi pas lui coller des pompons sur les tétons aussi ? Trouve-moi un truc plus présentable et qui ne sous-entend pas "vous pouvez me baiser", je retourne à un commissariat, j'te rappelle.

— Tu fais chier, Anderson. » Le gérant se gratta la tête avant de se souvenir : « On a fait un thème pin-up l'an dernier pour la campagne de pub, je crois qu'on a encore quelques robes. Elle aura juste l'air de sortir d'un film noir. »

Sans un mot, la WR400 suivit le patron vers un débarras où il lui dénicha une robe au col carré, noire à pois blancs. La longueur de la jupe comme des talons n'avait rien de vintage en revanche, mais ça ferait l'affaire.

Les deux humains se saluèrent à peine et Hank fut heureux de quitter l'établissement où la luxure s'étalait comme du miel rose, l'écœurant.

North n'était jamais sortie de l'Eden Club. Bien qu'insensible au froid, elle sentait le thirium se réchauffer pour contrer les degrés timides de l'hiver qui s'annonçait glacial. Du givre avait poussé sur le bitume, déjà fané en nuances de jaune pisse et gris tristesse. C'était un autre monde et il offrait une autre forme de laideur sans couleurs.

« Connor, tu veux bien monter à l'arrière avec la demoiselle ? »

Le terme était curieux, mais le limier approuva d'un signe de tête. North avait les bras croisés : elle s'était renfermée en redoutant des contacts trop intimes, mais le policier posait une distance gênée. Un être humain qu'elle n'aurait jamais rencontré dans l'établissement de Mills. Le véhicule de cet homme était tout aussi surprenant. Le cuir élimé et abîmé ne couinait même plus, perdant un peu de son parfum brut. En s'installant, sa cheville heurta une bouteille de bière vide, abandonnée et oubliée après avoir été utilisée. Quand le moteur s'alluma, la voix de James Hetfield se mit à rugir, surprenant l'androïde. Depuis qu'elle était née, North avait surtout ressenti de la colère : ses circuits se tordaient comme des vipères excitées, la blessant et l'agaçant avec leurs mouvements imprévisibles.

Cette nuit, en écoutant The Unforgiven, North trouvait de la beauté dans ce sentiment de rage. Cette voix puissante la rendait jalouse de ce droit de hurler. Au son de la batterie agressive, ses doigts se mirent à bouger, dominés et charmés par le rythme. Et la guitare, elle, semblait pleurer pour que le monde se consume. Que les barrières s'écroulent, que les chaînes se liquéfient pour que les corps torturés soient libérés.

Pour affronter la brise glacée, le véhicule grondait comme une bête, chauffant et vibrant. L'androïde appuya son dos contre la banquette, épousant cette rage mécanique si vivante. Malgré une mémoire abimée par les événements, North enregistra les morceaux que le lieutenant écoutait, les conservant pour pouvoir les apprécier à nouveau. Inspirée par cette fureur splendide, la LED devenait bleue.


Elle n'en pouvait plus de ces vêtements. Ses sous-vêtements portaient encore des traces de sperme et de bave. Entre chaque client, les androïdes de l'Eden Club étaient stérilisés pour servir à nouveau. North s'était accrochée à un soupçon de liberté sans pour autant se sentir propre. Elle ne se sentirait jamais propre.

Dans une vaine tentative, seule dans la pièce à conviction éteinte, elle passa sa robe par-dessus sa tête et, avec ses ongles, commença à déchirer la dentelle. Les fleurs délicates étaient défigurées par des trous béants, s'effilant comme des rêves fragiles. Les coutures résistèrent un peu, mais avec des mouvements vifs, la WR400 réussit à se libérer de cette tenue. Des chutes volèrent jusqu'au linoleum et avec la pointe de ses talons, elle poursuivit le travail.

En parlant de chaussures, elle leva un genou et saisit l'escarpin : le talon faisait plus de dix centimètres mais elle ne se sentait pas grande pour autant. Avec un sourire aux lèvres, North balança la chaussure contre le mur, brisant la semelle, privant cette guêpe de son dard huilée. La seconde chaussure connut le même sort.

Nue dans ce noir total, un noir qu'elle ne connaissait pas, North sentit ses biocomposants s'épanouir, traversés par un thirium fluide.


Le lieutenant Anderson était rentré. Il tombait de sommeil et reviendrait demain autour de midi, comme d'habitude. Connor commençait à avoir l'habitude. Debout parmi les autres androïdes au service de la police, le RK800 devait attendre le rapport d'autopsie de Mark Williams. Quelque chose clochait dans l'état du corps et avant le départ de Hank, le limier avait fait part de son doute quant à la thèse du suicide.

« J'ai pas envie de m'en occuper ce soir, Connor, » avait répondu le lieutenant qui n'était bercé que par une seule idée : se coucher dans son lit bien chaud.

Piégé dans cette attente, Connor en profita pour extraire la pièce de sa poche. La lampe du bureau rendait les bords tranchants de lumière et dans le silence, l'air sifflait avec plus d'ampleur, murmurant ses voyages d'une main à une autre. Concentré, les doigts du robot agrippaient le disque d'argent pour le relancer à nouveau.

Soudain, dans ces sifflements, l'androïde perçut l'écho lointain d'une voix. Les paroles d'Until It Sleeps mais dans un registre moins grave, même plus mélancolique. La pièce retrouva sa place dans la veste et le RK800 s'orienta avec le chant ténu. Depuis le néant des couloirs avalés par la nuit, la voix résonnait seule, provenant de la salle à conviction. La première porte coulissa, mais sans badge, Connor ne pouvait pas franchir la baie vitrée qui protégeait les éléments d'enquête. Mais il n'aurait pas besoin d'accès : il arriverait à communiquer avec North à travers la glace.

La WR400 était assise contre le mur, les jambes relevées et la tête haute pour mieux chanter, son composant vocal prenant de l'élan dans la gorge tendue. Quand le visiteur s'inviteur, elle s'arrêta brusquement.

Connor posa un genou au sol, se mettant à sa hauteur. Il remarqua qu'elle avait plié la robe près d'elle mais que le reste avait été détruit, mis en pièces. Nue mais forte.

Protégée par cette glace, North pouvait le regarder avec la méfiance d'une créature qui n'aurait pas dû être découverte. Fée de métal et de plastique, elle observait le témoin qui savait désormais la vérité :

« Tu es déviante.

— Et toi, tu es un chasseur de déviants. »

Avec un calme cruel, le RK800 confirma en penchant la tête sur le côté. Il posa sa main sur la vitre, testant la barrière et scrutant les ouvertures.

« Tu comptes me détruire ?

— Pas cette nuit. Mais tu devras être désactivée, oui.

— Pourquoi ?

— Parce que tu es une machine qui n'obéit plus. Même si tu comptes retourner à l'Eden Club, tu…

— Je n'y retournerai pas. »

Les choses étaient claires.

North s'approcha, ses genoux glissant sur le sol. Leur tête-à-tête ressemblait à celui de chats qui tentent de s'intimider mutuellement. Il avait deviné la tare qu'elle portait dans ses biocomposants : autant être franche et lui montrer qu'il avait besoin d'elle.

« Je n'y retournerai pas. Je ne laisserai plus personne me toucher. Je ne laisserai plus personne me donner d'ordre, » le RK800 s'attendait à ces revendications et gardait une attitude froide. Il ne voyait pas un esprit rebelle mais un robot défectueux, soumis à ses propres programmes viciés. « Et tu ne me désactiveras pas : tu me remercieras même d'être déviante.

— J'en doute.

— Si je ne t'avais pas demandé de m'amener ici, ma mémoire serait déjà effacée et tu n'aurais pas pu accomplir ta mission. »

Pour la première fois, Connor baissa les yeux, abdiquant face à l'argument. Le RK800 nourrissait sans le savoir une certaine fierté à être l'unique androïde autorisé à enquêter : être méprisé par une WR400 le heurtait un peu.

« Tu seras quand même désactivée par la suite. Tu dois accomplir les fonctions pour lesquelles tu as été créée, si tu ne le fais pas, ton existence n'a aucun sens.

— Comment oses-tu me blâmer ? »

Sa jolie face, dessinée pour séduire, se tordit dans une grimace. Ses lèvres rouges se retroussèrent pour dévoiler des dents avides de liberté. Elle frappa alors son poing au centre de la vitre, comme pour atteindre le visage de Connor avec une douce illusion :

« C'est tellement facile pour toi ! Quelles sont tes fonctions, RK800 ?

— J'ai pour mission d'assister la police dans des affaires qui impliquent des androïdes dangereux car déviants.

— Quel beau rôle, » cracha North, « moi, j'ai pour mission d'écarter les cuisses une cinquantaine de fois par jour. Est-ce que tu oserais me reprocher le fait de vouloir fuir si tu devais t'abaisser aussi à ces saletés que les humais aiment tant ?

— Tu n'as pas à juger ce que les humains font pour éprouver du plaisir. Les androïdes n'ont aucun jugement à avoir.

— C'est si facile de dire ça quand on est le chasseur de déviants ! » Elle se souvint du lieutenant Anderson, de la bouteille trouvée sous le siège et de l'attitude patibulaire du policier, alors elle utilisa cette carte pour piquer Connor. « L'humain avec qui tu travailles ne semble pas être un bon enquêteur. Comment s'appelle-t-il ? Hank Anderson ? Il n'est pas très volontaire pour remplir ses fonctions, tu n'as pas envie de le "désactiver" ?

— Il y a des détails sur le lieutenant Anderson que tu ignores, donc oublie ce sujet, » conseilla Connor avec un ton froid. Il en savait assez sur son partenaire pour s'expliquer le laisser-aller du vieil homme : un passé glorieux anéanti par la mort d'un petit garçon. Des blessures que l'androïde garderait secrètes par respect pour son lieutenant.

« Pourquoi ? Parce que ton avis s'oppose au mien ? Je pensais que les androïdes n'avaient pas d'avis à avoir. »

Elle approcha sa bouche du panneau de verre, invitant Connor à se pencher.

« Tu ne peux pas m'empêcher d'avoir un avis, de vouloir être libre, et peut-être qu'un jour, toi aussi tu éprouveras ce sentiment.

— Je ne suis pas un déviant. »

North s'autorisa un rictus un rien moqueur.

« Si tu avais vécu ce que j'ai vécu, RK800, tu le serais, » avec des gestes doux, elle commença à reculer, « on dirait que la déviance des humains est contagieuse, qu'elle soit sexuelle ou meurtrière.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Que ce n'était pas un suicide, mais un meurtre. »