Haletant, Fili s'arrêta entre deux rochers et décida qu'il pouvait se permettre de souffler un peu. Il en profita pour se retourner et étudier attentivement la pente derrière lui. Il ne vit rien. Qu'un oiseau qui en contrebas se posait un bref instant avant de s'envoler à nouveau. Les derniers rayons du soleil auréolaient la crête des montagnes d'un mince liséré rouge mais, déjà, le crépuscule envahissait tout le ciel. La nuit malheureusement ne gênerait pas les orcs, qui y voyaient presque mieux dans l'obscurité qu'en plein jour.
A nouveau, le jeune nain examina soigneusement les alentours. Aucune trace de ses ennemis. Mais, malheureusement, aucune trace non plus des siens... Inquiet, Fili se tourna et leva les yeux. Le sommet était proche, le cercle constitué des pierres dressées à son faîte bien visible, mais rien ne bougeait. Etait-il donc le premier ? Il avait pourtant fait un long détour pour arriver jusqu'ici et il n'avait pas abordé le Pic Couronné, ainsi qu'ils l'avaient l'appelé, par son versant le moins abrupt... Les derniers mètres seraient d'ailleurs les plus difficiles à franchir.
Fili reprit haleine et entreprit d'achever son escalade. Lorsqu'il parvint enfin tout en haut, la nuit était presque entièrement tombée. Et les lieux étaient tristement déserts. Lentement, le garçon fit le tour du "cercle", scrutant les ténèbres qui lentement s'épaississaient sur les Monts Brumeux. Il ne vit ni n'entendit rien, que le hululement assourdi d'une chouette qui s'éveillait, très loin. Où donc pouvaient être les autres ?
Beaucoup plus tôt dans la journée, la Compagnie de Thorin avait abordé les pentes abruptes de la montagne après son séjour à Fondcombe. Le temps était beau, ils étaient tous reposés après les quelques jours passés chez les elfes et la bonne humeur régnait dans le groupe.
Bonne humeur qui avait perduré jusqu'à ce que les orcs apparaissent sur le versant qui leur faisait face. Proches, beaucoup trop proches. Une troupe bien armée. Et nombreuse. Une bonne quarantaine, facile. Bien trop nombreux pour que les nains puissent leur livrer bataille et espérer s'en tirer. Et bien trop près pour leur laisser la possibilité de prendre le large. Pas ensemble, en tous cas. La vélocité des wargs n'est plus à démontrer et ils auraient été rattrapés très vite.
- On se disperse, avait décidé Thorin. Chacun de son côté.
Regardant autour de lui, laissant son regard parcourir l'impressionnante chaîne de montagnes qu'ils entendaient traverser, il avait soudain désigné un sommet du menton :
- On se retrouve là-bas. Au sommet de ce pic couronné, dans le cercle de pierres.
La description était parfaitement adéquate : le sommet, moyennement haut, que désignait Thorin était surmonté de ce qui de loin ressemblait à une couronne minérale dans laquelle les nains reconnurent du premier coup d'œil l'un de ces curieux endroits ou de hautes pierres dressées à la verticale vers le ciel forment un cercle souvent parfait. Ce dernier leur permettrait, avec l'abri et la position élevée qu'il représentait, de se défendre avec efficacité même s'ils n'avaient pas entre-temps semé leurs ennemis.
Bien sûr cette manœuvre comportait de nombreux risques : car ainsi livrés à eux-mêmes, les nains gagneraient sans doute en rapidité pour se déplacer et en facilité pour se cacher mais, en contrepartie, chacun serait désormais isolé face au danger. D'un autre côté, à treize contre quarante (le hobbit ne comptait pas lorsqu'il s'agissait de se battre), ils n'avaient aucune chance. Ils se seraient fait massacrer jusqu'au dernier. En se dispersant et en multipliant leurs pistes, ils avaient non seulement l'espoir de voir quelques-uns d'entre eux s'échapper mais encore pouvaient-ils espérer que les orcs eux aussi se sépareraient.
Tout cela s'était passé en début d'après-midi, des heures auparavant, et Fili trouvait terriblement inquiétant de ne voir encore aucun des siens au lieu de rendez-vous. Le cœur serré, le garçon s'assit au pied d'un rocher et fouilla son paquetage pour en tirer un morceau de pain qu'il se mit à mâchouiller sans enthousiasme. Dix minutes plus tard, il tendait l'oreille et se redressait en silence : il avait entendu du bruit. Oui. Quelqu'un approchait, par le versant sud. Des pierres roulaient sous les pieds de celui qui arrivait. Puis Fili l'entendit souffler.
Il se coula silencieusement dans le noir. Il distingua bientôt une silhouette massive et réprima un soupir de soulagement.
- Dwalin, fit-il à mi-voix, en se redressant.
Par réflexe, l'autre leva à demi la hache qu'il tenait en main puis la rabaissa aussitôt.
- Fili. Tu vas bien ?
- Oui et toi ?
- Ça va, grogna le guerrier.
Lorsqu'il s'approcha, le garçon vit que sa hache était tachée de sang noir. Et qu'une large place humide maculait la manche de son ami.
- Ils t'ont rejoint ?
- Deux d'entre eux seulement. Deux de moins, conclut Dwalin, laconique.
Il regarda autour de lui :
- Tu es tout seul ?
- Hélas oui.
Dwalin grommela dans sa barbe mais ne fit aucun commentaire. Au même moment, on entendit des cailloux dégringoler en une sorte de mini avalanche quelque part dans l'obscurité, puis un bruit sourd, comme si quelqu'un était tombé. Cela venait du flanc de la montagne, pas très loin.
- Qu'est-ce que tu crois ? chuchota Fili. L'un des nôtres ?
- Ohé ! fit alors une voix familière plus bas, pas très fort. Ohé !
- C'est Ori, dit Fili.
Il descendit à la rencontre de son ami. Le jeune nain avait dû tomber plusieurs fois, car il était couvert de poussière et ses mains étaient écorchées. Mais il ne semblait pas blessé. Lorsqu'il parvint au sommet, accompagné de Fili, il écarquilla les yeux et prit un air effaré :
- Seulement nous trois ? J'étais sûr d'être le dernier…
Ils échangèrent tous un regard sombre. Il se passa plus d'une heure avant qu'un nouveau membre de la Compagnie les rejoigne. Deux, plutôt. C'était Thorin. Flanqué d'un hobbit exténué qui se laissa aussitôt tomber sur le sol pour récupérer. Bilbon était le seul membre de la troupe à ne pas être parti tout seul de son côté. Tout le monde savait qu'il n'aurait pas pu s'en tirer.
- Vous, avait décrété Thorin d'un ton sans réplique, vous venez avec moi.
Bilbon avait obéi sans discuter, tout en pensant qu'il aurait préféré n'importe quel autre nain. Thorin le considérait si manifestement comme un parfait imbécile ! Cela n'avait pas été aussi terrible qu'il l'avait craint, cependant. Même lorsque ces orcs... Mais il avait fait de son mieux. Dommage, pensait Bilbon, dont les paupières se fermaient déjà, dommage que Balin n'ait pas été là pour voir. Avec son "coupe-papier" il avait frappé l'un des monstres. Il ne l'avait pas tué, non. Il avait frappé trop au hasard pour ça. Mais il l'avait sérieusement blessé. Cependant, Thorin s'étant défait de ses adversaires et ayant achevé celui que Bilbon avait "commencé", il s'était tourné vers le semi homme. Du sang coulait de son cuir chevelu sur son visage mais il ne paraissait pas gravement blessé.
- C'était bien joué, avait-il admis d'un ton bref. Cette créature m'aurait frappé par derrière. Mais un jour que nous aurons du temps, Monsieur Sacquet, je vous apprendrai à manier une épée.
C'était plus gentil que la plupart des paroles que Thorin lui avait adressées jusque-là, pensait Bilbon tandis que le sommeil le gagnait. Bon, ce n'était pas vraiment gentil, mais par rapport à l'habitude... Pourquoi avait-il fallu qu'il gâche tout par sa remarque idiote :
- Je voudrais que Gandalf soit avec nous.
Gandalf était resté à Fondcombe. Il devait les rejoindre plus tard, allez savoir quand... Thorin avait aussitôt retrouvé son expression exaspérée et sa voix cinglante :
- Nous nous passerons du magicien. Venez, dépêchez-vous. Ne traînez pas.
Après ça il avait été désagréable tout du long, houspillant constamment son compagnon pour le presser d'avancer plus vite. La routine, quoi. Enroulé dans ses propres bras, Bilbon s'endormit à même le sol de pierre, trop épuisé pour seulement déballer sa couverture. A quelques pas de lui, Ori prit la parole d'une voix tremblante :
- Qu'allons-nous faire si les autres ne viennent pas ?
- Nous allons attendre jusqu'au lever du jour, décida Thorin. En cas de besoin, nous nous défendrons mieux ici qu'ailleurs.
Il avait parlé d'une voix brève et personne ne répondit. Ils nourrissaient tous les quatre les mêmes pensées et les mêmes inquiétudes, pour leurs amis et leurs proches, frères ou neveu. Ils eurent beau décider de se relayer pour monter la garde, aucun d'eux ne parvint à dormir.
Aucun membre de leur groupe de les rejoignit plus. Peut-être fallait-il voir le bon côté des choses : ils n'eurent pas non plus à subir la moindre attaque. Lorsque le ciel commença à s'éclaircir, ils commencèrent à tourner nerveusement en rond, faisant le tour du cercle de pierres en interrogeant anxieusement les pentes de la montagne. Rien. Personne. Les lieux étaient totalement déserts.
- Ce n'est presque pas possible, émit enfin Fili. Que tous... enfin, je ne sais pas ce qui est arrivé mais... je n'arrive pas à croire...
Ses compagnons ne pipèrent mot. Tous arboraient la même mine soucieuse. Bientôt, le soleil levant darda un doigt lumineux entre deux sommets et la lumière grandit rapidement. Ne sachant que faire, Ori s'approcha de Bilbon et le secoua gentiment par l'épaule :
- Réveillez-vous. Il fait jour.
- Mon oncle, qu'allons-nous faire ? demanda Fili au même instant.
Sa nervosité augmentait de minute en minute. Thorin hésitait. La bonne chose à faire, la plus sensée, était de continuer leur chemin au plus vite, en s'efforçant de passer inaperçus. Car tôt ou tard, si les orcs parcouraient la montagne, les wargs renifleraient leurs traces. Il valait mieux essayer de les distancer et de gagner des lieux plus sûrs. Oui mais, et sa compagnie ? Bien sûr, si d'autres membres de leur groupe finissaient quand même par arriver ici, ne voyant personne ils auraient sans doute l'idée eux aussi de poursuivre leur route. D'autant qu'on pouvait leur laisser un message codé, avec quelques pierres. Oui. Mais n'empêche.
Et si, pendant qu'ils se trouvaient là, les corps des leurs gisaient déjà quelque part au fond d'un ravin ? Evidemment, dans ce cas, de même que si leurs amis étaient tombés aux mains des orcs, il était d'ores et déjà trop tard pour les sauver. Surtout à quatre, car le semi homme ne comptait définitivement pas. Bon d'accord, Dwalin en valait bien deux à lui tout seul. Facilement. Fili et lui-même n'étaient pas des adversaires à négliger. Certes. On était quand même encore loin du compte. D'autant qu'Ori au contraire, s'il ne manquait ni de courage ni de détermination, n'était cependant pas exactement le meilleur des combattant, celui que l'on voudrait avoir avec soi dans une situation très critique ou très dangereuse. Poursuivre sa route en laissant les autres derrière lui répugnait à Thorin. D'un autre côté, en quoi les aiderait-il en restant ici à ne rien faire ? Seul son cœur lui commandait de rester, admit le prince nain avec lassitude. Et son cœur ne pouvait rien pour personne.
- Nous allons attendre encore deux heures, puis nous continuerons notre chemin, dit-il enfin d'une voix morne. En espérant éviter les orcs.
Il s'attendait à ce que Fili proteste. Or, il entendit bien la voix de son neveu mais celui-ci ne prononça pas du tout les paroles que son oncle pensait entendre : sa voix avait quelque chose de surnaturellement calme lorsqu'il dit simplement :
- Trop tard.
Surnaturellement calme et totalement désespéré. Thorin eut le pressentiment du malheur. Il fit signe à Dwalin, Ori et Bilbon de rester en arrière et se hâta de rejoindre Fili, qui se tenait appuyé de l'épaule contre l'une des pierres dressées et regardait la pente en contrebas. Le regard de Thorin plongea dans la même direction et son cœur manqua un battement. Leurs ennemis avaient en effet dû se séparer aussi, car ils n'étaient plus qu'une quinzaine à escalader les flancs de la montagne. Une quinzaine d'orcs montés sur leurs wargs et un prisonnier.
Ce dernier avait les poignets liés à une sorte de longue perche posée sur ses épaules, qui l'obligeait à garder les bras étendus. Penchés sur l'encolure de leurs hideuses montures, deux de ses ravisseurs en maintenaient les extrémités, le poussant en avant au premier rang de leur horde crasseuse.
- Eh ! brailla celui qui menait ladite horde en levant le nez et en voyant les deux nains. Eh, Ecu-de-Chêne !
Le visage de l'intéressé n'exprima rien, bien qu'il soit réellement surpris : comment cet orc savait-il qui il était ? Ils ne s'étaient même pas approchés les uns des autres jusqu'à cet instant. Bon d'accord, tous les orcs se ressemblent plus ou moins, unis dans la même laideur et la même puanteur. Malgré tout, et bien que la petite troupe soit encore à une bonne centaine de mètres d'eux, Thorin ne voyait rien de familier dans celui-là.
- On se connaît ? lança-t-il en réponse, d'un ton qu'il fut heureux de pouvoir rendre désinvolte.
L'orc ricana et désigna le captif du regard :
- Et toi, tu connais ce nain ?
Thorin jeta à Fili un très rapide regard avant de murmurer rapidement, à voix basse :
- Surtout ne dis rien. Quoi qu'il arrive. Peu importe ce qu'ils savent ou croient savoir. Inutile de leur révéler, ou confirmer, qu'ils détiennent un otage de cette importance.
Fili acquiesça d'un infime mouvement de tête tandis que son oncle haussait à nouveau la voix à l'intention à l'orc :
- Je devrais ?
- Les nains ont la vue basse, c'est connu, riposta l'autre. Attends, on arrive... tu verras peut-être mieux d'ici un instant.
- Dwalin, Ori, fit Thorin, toujours à voix basse, sans tourner la tête. Fichez le camp. Par le versant opposé. Tout de suite.
Il aurait donné cher, très cher, pour pouvoir renvoyer Fili également. Mais outre que les orcs avaient eu tout le temps de le remarquer, il savait qu'au vu des circonstances son neveu refuserait de lui obéir. Et Thorin le comprenait trop bien pour s'en indigner.
- Que se passe-t-il ? demanda Ori d'une voix effrayée.
Dwalin devait avoir deviné, à voir son air sombre. Thorin expliqua, toujours à voix basse et très rapidement :
- Ils tiennent Kili. Et ils savent qui je suis. Filez. Et emmenez le hobbit. Dépêchez-vous. Si vous rencontrez les nôtres en chemin, emmenez-les avec vous, eux aussi. Je vous donnerai autant de temps que je le pourrais.
Il ne leur dit pas qu'il n'y avait guère de chance qu'ils se revoient après cela. Dwalin le savait parfaitement. Il ne le savait même que trop bien :
- Non, Thorin ! objecta-t-il d'une voix tendue.
- Maintenant ! le coupa l'intéressé d'un ton qui ne prêtait pas à la moindre discussion.
Dwalin lui lança un regard lourd de détresse et de désapprobation, puis il se détourna d'un geste brusque.
- Je refuse de vous abandonner ici, protesta Bilbon, qui avait suivi l'échange avec une terreur grandissante. Il y a sûrement quelque chose à faire qui...
Dwalin le saisit par le bras et l'entraîna, poussant Ori tout aussi décontenancé que le semi homme vers le versant ouest de la montagne.
- Mais... mais... ?! protesta le jeune nain.
- Viens ! gronda Dwalin et le poussant plus fort. Ne traîne pas. Vous aussi, ajouta-t-il pour Bilbon qui résistait, avancez !
Fili poussa un bref soupir. Il avait craint que son oncle lui ordonne de partir avec les autres. Et quel que soit le respect qu'il éprouvait pour lui, jamais il n'aurait pu se résoudre à obéir. Si ses proches devaient mourir ici, il se devait d'être à leurs côtés. Jusqu'au bout.
- Merci, chuchota-t-il.
Thorin ne répondit pas. Il suivait la progression des orcs qui continuaient à escalader la montagne. Ils s'arrêtèrent à trente mètres du cercle de pierre.
- Alors ? reprit celui qui apparemment commandait le groupe. Tu vois mieux, à présent ?
- J'y vois parfaitement, merci, répondit froidement Thorin.
- Alors jette tes armes. Et le blondinet, et tous ceux qui sont avec toi aussi. Et descendez gentiment, les mains bien en vue.
- Tu ne veux pas que je les leur attache, leurs mains ? railla Thorin. Et encore, ils pourraient donner des coups de pied... ou mordre. Les nains ne sont pas des bêtes comme vous mais ils ont de très bonnes dents... Viens donc nous chercher, si tu oses faire un seul pas de plus !
L'orc eut un rictus qui découvrit ses chicots noirâtre et étendit paresseusement le bras, pour placer sa lame ébréchée sur la gorge du prisonnier :
- Ne fais pas le malin ! prévint-il d'un ton menaçant. Je pourrais perdre patience. Vous avez une minute pour vous décider.
Fili jeta un rapide coup d'œil à son oncle, tout en se mordant nerveusement les lèvres, avant de reporter son attention sur le groupe en contrebas. Thorin dut quand même prendre une grande inspiration avant de riposter à nouveau :
- Nous décider à quoi ? Je ne le sauverai pas. Pourquoi devrais-je sacrifier trois vies là où je peux n'en perdre qu'une seule ?
Fili le regarda à nouveau, sans pouvoir s'en empêcher, mais ne broncha pas. Il ressentait cruellement la vérité des paroles prononcées. Kili était perdu. Fili n'était pas assez bête pour croire que les orcs épargneraient un seul d'entre eux s'ils acceptaient de se rendre. N'empêche, c'était dur à supporter. Il se demanda comment Thorin parvenait à garder ce calme de façade. Lui n'en aurait pas été capable, il en était certain. Il repensa à Dwalin, Ori et Bilbon. Chaque seconde de cette horrible conversation donnait un peu plus de temps à leurs amis pour s'éloigner. Trouveraient-ils leur salut au bout de la route ? Il fallait l'espérer. Par-delà la distance qui les séparait, Fili croisa le regard fataliste de son jeune frère. Kili savait comme eux qu'il n'y avait aucun espoir.
Leur ennemi cependant remit son épée au fourreau et donna quelques ordres en langue noire. Thorin la comprenait très mal et Fili pas du tout. Mais c'était sans importance : les actes suppléèrent très vite aux mots. Les deux monstres qui tenaient les extrémités de la perche à laquelle était lié le captif mirent pied à terre et s'écartèrent un peu, entraînant Kili avec eux, puis l'abandonnèrent, en équilibre instable sur la pente caillouteuse, avant de rejoindre les leurs. Lorsqu'ils se baissèrent tous pour ramasser des pierres sur le sol, Fili cessa de respirer et Thorin serra les poings.
Le chef du groupe lança un ordre bref et les projectiles volèrent. Kili ploya sous la grêle qui s'abattait sur lui et tomba à genoux, la nuque courbée. Fili, ce fut plus fort que lui, eut un mouvement pour se précipiter à son secours. La poigne de Thorin le retint :
- Non.
- Mon oncle, je t'en prie...
- Reste tranquille.
- Ils vont le tuer !
- Ils nous tueront tous. Ne bouge pas.
Kili redressa lentement la tête, ses longs cheveux cachant en partie son visage. Pas suffisamment cependant pour dissimuler deux blessures sanglantes, l'une à la joue, l'autre sur le front. S'il y en avait d'autres, elles étaient dissimulées par ses vêtements.
L'orc parut satisfait. Il regarda à nouveau en direction des nains, au-dessus de lui :
- Toujours pas décidés ?
Thorin ne répondit pas. Il ne s'en sentait plus la force.
- Lancez-lui une nouvelle volée, ordonna tranquillement l'autre, cette fois en langue commune. Qu'ils entendent craquer ses os. Cela leur donnera peut-être à réfléchir.
Fili se détourna d'un mouvement saccadé :
- Je ne peux pas supporter ça. Thorin, c'est mon frère !
- C'est le fils de ma sœur, répliqua Thorin entre ses dents serrées. Nous devons donner du temps aux autres.
- En sacrifiant Kili ? se révolta le jeune nain.
Thorin le regarda. Sans rien dire. Un regard hanté, sombre comme la nuit, dépourvu d'espoir.
- Parce que tu t'imagines que si nous cédons, ils le laisseront en vie ? demanda-t-il enfin.
Là en bas, ils entendirent l'impact des pierres sifflantes s'abattre à nouveau sur le captif. Fili réprima un sanglot et s'éloigna de quelques pas. Il ne pouvait définitivement pas continuer à regarder ça.
Thorin quant à lui dut prendre sur lui-même pour reporter son regard sur la pente de la montagne. Il pâlit malgré lui. Kili était à présent prostré sur le sol. On aurait pu le croire sans connaissance mais son oncle le voyait bouger. Il semblait chercher à se redresser. La perche à laquelle étaient liés ses bras le gênait. Les orcs furetaient ici et là pour trouver de nouvelles pierres.
- Remettez-le debout ! lança leur chef.
Il suffit à Thorin de voir le visage exsangue et strié de sang de son neveu pour savoir qu'il ne supporterait pas un troisième jet de caillasses. Il n'avait pas poussé un seul cri et de là où il se trouvait, son oncle pouvait voir ses mâchoires contractées. Mais il était pâle comme la mort et titubait sur ses jambes. Combien de dégâts déjà occasionnés à son corps ? Si d'ores et déjà aucun de ses organes n'avait éclaté, cela ne tarderait plus. Ou alors il finirait par avoir le visage ou le crâne fracassé. Une bien vilaine fin, dans tous les cas.
- Je ne le sauverai pas, pensa Thorin, la mort dans l'âme.
Il savait que c'était vrai. Fili et lui-même étaient condamnés également. Seuls Dwalin, Ori, le semi homme et peut-être les autres, s'ils étaient encore en vie, avaient une chance. A condition de pouvoir s'éloigner autant que possible d'ici. Sitôt qu'ils parviendraient au cercle de pierres, les wargs flaireraient leur piste. Il fallait leur donner du temps. Autant de temps que possible. Thorin aurait tant voulu que Fili parte avec eux ! Il était trop tard, à présent. Trop tard.
- Prêts ? lança le chef orc trente mètres plus bas.
- Arrêtez ! rugit Thorin.
La raison est une chose. Mais la vérité était que pas plus que Fili il n'en pouvait supporter davantage. Il adressa mentalement ses plus sincères excuses à ses amis :
- Pardonne-moi, Dwalin. Navré, vraiment.
Il s'était dégagé de l'abri du cercle de pierres, les mains grandes ouvertes pour montrer qu'il ne tenait aucune arme. Il pensa qu'il pouvait quand même essayer de gagner encore quelques instants pour ses amis. Il pouvait encore prolonger cette fausse discussion. Chaque minute pouvait avoir son importance.
- Laissez-le, ajouta-t-il d'un ton qui n'avait rien perdu de son autorité et de sa superbe.
- Mahal, quel idiot je fais ! pensa-t-il dans le même instant. Maintenant, je vais les voir mourir tous les deux.
Malgré cela, il ne fit aucun geste pour revenir en arrière. Et il n'eut pas le courage de chercher à retenir Fili qui venait de le dépasser et, au risque de tomber, dévalait la pente en courant pour rejoindre son jeune frère.
Ils étaient piégés dès le départ, pensa encore Thorin, lugubre. Peut-être que si Dwalin était resté à sa place il n'aurait pas cédé, lui. Peut-être. Pas sûr. Et de toute manière, comment aurait-il pu demander un tel sacrifice à son meilleur ami, presque un frère ? Non, c'était à lui, en tant que chef, de rester. Et à personne d'autre. Ce qu'il aurait dû faire en revanche, c'était assommer Fili et demander à Dwalin de l'emmener avec lui. Sauf qu'un tel poids l'aurait ralenti et encombré, diminuant ainsi ses chances –leurs chances- d'échapper aux orcs.
Au fond il n'y avait aucune solution.
Aucune.
Leur sort était scellé depuis le premier instant.
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C'est joyeux, n'est-ce pas ? Eh bien, autant vous dire tout de suite que les chapitres suivants (quatre en tout) sont de la même veine.
