Lorsque le soleil disparait l'obscurité réveille les âmes désespérées. L'une d'entre elles s'égare dans l'ombre des coins reculés. C'est un homme banal qui avance d'un pas lourd, las du geste qu'il s'apprête à exécuter. Il est fatigué de la vie. De ses yeux desséchés coulent des cernes aussi sales que l'eau du fleuve sur lequel il est penché. Ce soir, il a décidé de commettre l'irréparable. Mais peut-être l'irréparable c'était d'avoir choisi, quelques années plus tôt, les affaires, voie sécurisante et commune, qui l'avait éloigné pendant si longtemps des plus belles choses de la vie. Sa relation avec sa femme s'était ternie, tous les deux se trouvaient mutuellement fades et écœurants, ses enfants lui en voulaient de ne pas leur avoir accordé l'attention qu'ils méritaient et aujourd'hui il ne se définissait plus que dans ce travail qu'il avait perdu.

« Hey monsieur ! »

L'homme souleva le menton vers la voie éclairée qui l'interpellait, et un halo de lumière lui fit douter de l'heure tardive de la journée. L'être devant lui se détachait en effet du décor sombre de la nuit tant par sa présence chaleureuse que par sa chevelure de feu.

« -Vous comptiez-vous suicidez là ?

-Euhhhh...

-Z'êtes sérieux ? Vous savez j'ai déjà eu les mêmes envies que vous parce que la vie c'est dur, mais... vous pensez un peu aux gens que vous laissez derrière vous ? C'est vrai que dans certains moments on a l'impression que tout est vain et que l'on a plus goût à rien. J'ai déjà eu ce sentiment. Quand ma mère doit rester au lit à cause de sa maladie, quand je dois m'occuper de ma sœur trop jeune pour rester toute seule sans surveillance, quand je dois lui sourire alors que j'aimerais pleurer avec elle l'état de notre mère... on a tous des raisons de se plaindre et de se décourager ! Mais si on part, on transmet à nos proches notre misère ! Réfléchissez ; vous voulez vraiment faire connaitre à votre famille une souffrance comme celle que vous vivez en ce moment, voire même une souffrance encore plus douloureuse? N'était-il pas mieux d'attendre de nouveaux commencements avant de mettre fin à ses jours ? Je sais que c'est plus simple de se laisser aller dans le gouffre de la déprime que d'affronter ses malheurs, mais essayer de ne garder ne serait-ce qu'une once d'espoir. Allez proposer aux gens que vous aimez de passer du temps avec vous... croyez-moi le jeu en vaut la chandelle: on ne sait jamais ce qui nous attend. »

À chaque phrase du jeune garçon l'homme s'était un peu plus métamorphosé : ses cheveux grisés avaient regagné leur couleur et leur tonicité d'antan, ses cernes avaient glissé le long de ses joues emportant avec elle rides et impuretés de son visage, ses épaules maigres s'étaient tout à coup redressées; elles semblaient puissantes et carrées à présent. Il s'éloigna du bord du pont et s'approcha du drôle de garçon au sourire trop grand et aux cheveux étranges. Grâce à lui, il venait de prendre conscience du gouffre précédent dans lequel il s'était volontairement et lâchement abandonné.

« Euh... je ne sais pas trop quoi dire, mais vous avez raison sur toute la ligne... vous m'avez éclairé et je vous en remercie beaucoup. Grâce à vous je vais pouvoir reconsidérer ma vie...

- Haha, pas de quoi! »

L'adolescent s'éloigna donc alors que ses mèches rousses dansaient au gré du vent soudainement agité, le rendant semblable à un magicien.

« Attendez ! J'aimerai au moins savoir votre nom !

-Je m'appelle Hinata, Hinata Shoyo ! »