Les ténèbres s'évanouissent et j'ouvre les yeux. Sérieusement... Qu'est-ce que c'est que cet endroit? Les formes autour de moi sont trop floues, je n'y vois absolument rien.
-Monsieur! Monsieur, ça va?
Ça y est. C'est clair. Je me trouve dans un petit appartement, pas des plus accueillants et assez impersonnel. Tout est assez blanc ou gris, et il fait encore nuit. Un type à moustache, aux cheveux grisonnants et avec un imperméable me secoue le bras. Mes jambes tentent un mouvement mal amorcé sur un vieux parquet gris et sale, parquet sur lequel une lumière artificielle ne se reflète que par endroits. Je lève la tête. C'est difficile, et je suis ébloui. Devant moi, cinq personnes, en plus de l'homme à l'imperméable. Une femme assez grande se tient derrière lui, avec ce qui semble être sa petite fille. J'ai un peu trop mal aux yeux pour clairement distinguer les deux autres, au fond. De quoi je me souviens? Ah oui... La voiture. Qu'est-ce qui s'est passé?
-Je suis... Je suis à l'hôpital?
-Attendez monsieur, il va falloir se lever d'abord... Voilà, accrochez-vous...
Non, ma question est idiote, je ne suis pas à l'hôpital. Malgré le côté terne de toutes les choses qui m'entourent, pas question de recevoir des soins palliatifs. On dirait plutôt vaguement mon premier logement, quand j'étais encore en études. Pourtant je me souviens du choc... De la lumière... Et de mon cou, broyé.
Après avoir été à terre, enfin, j'arrive à me stabiliser. Avec l'aide de celui qui m'a interpellé, je me rétablis et me lève, jetant un regard circulaire à la pièce.
-Quel est cet endroit?
L'homme me fixe d'un air perplexe. Je ne suis pas sûr qu'il soit en mesure de me répondre. Oui, ça se voit à son regard: lui non plus ne sait pas. La femme derrière lui est en train de rassurer la gamine, et soudain j'aperçois mieux les deux personnes du fond. Un chauve avec une sacrée barbe, en chemise à carreaux, et une gothique aux cheveux violets, avec une mèche rose. Ils ont l'air tous les deux plus jeunes que le mec à moustache, mais aussi plus vieux et plus grands physiquement que moi. Malgré tout, je ne leur donne pas trente ans. Vingt-cinq chacun tout au plus. C'est bizarre, mais on dirait qu'ils portent quelque chose au cou, avec des espèces de boulons au niveau du menton. Je suis tellement absorbé par mes observations que j'en oublie le pauvre homme qui m'a apporté son aide.
-C'est bon, ça va aller... Bon... Vous aussi, vous étiez laissé pour mort?
Je regarde le type d'un air hébété. Laissé pour mort, comment ça? Maintenant que j'y pense, je respire bien, je sens l'air pénétrer mes poumons et je vois même la buée que je produis, entre moi et mon interlocuteur... Alors que c'est pourtant impossible. J'ai nettement vu le véhicule foncer vers moi. J'ai senti la douleur imprimée sur mon corps. Et mon intuition me dit que je n'ai forcément pas pu m'en sortir.
-Bon, commença rudement le bonhomme à l'imperméable, c'est pas tout ça mon gars mais il va falloir que vous nous parliez! Dites-nous tout, vous vous appelez comment?
L'intonation était encourageante, mais stricte, avec une pointe de sécheresse. Cette personne, maintenant que je la voyais mieux, avec son visage carré et ses traits burinés, travaillait très certainement dans les ordres ou un truc du genre. Je ne savais pas exactement dans quelle situation je me trouvais, mais il n'y avait aucune raison de ne pas se présenter, si ça pouvait me permettre d'en savoir plus.
-Pas la peine de le brusquer, dit la jeune femme aux cheveux violets. Il a sûrement encore l'instant précis d'avant sa mort en tête, pas étonnant qu'il aie du mal à s'exprimer.
-Dites donc mademoiselle, est-ce que je me suis permis d'interrompre vos explications hasardeuses quand vous et votre compère, vous nous avez sorti vos conneries sur des extraterrestres et vos points à obtenir? Hein? Donc si ça ne vous ennuie pas, j'essaie d'en savoir plus sur notre dernier venu! Pour voir s'il n'y a pas un point commun entre tous nos cas, vous saisissez?
-C'est peine perdue, dit le chauve d'une voix monocorde. Gantz prend les gens au hasard. Des fois, il se trompe et il prend même des animaux. Enfin... Demandez-lui son nom si ça vous chante, ça ne va pas plus arranger nos affaires.
-Je... Je m'appelle Florian Nouhaud, dis-je en relevant une de mes mèches noires tombantes... Et maintenant, vous pouvez me dire ce qu'on fait ici?
Ils me regardent tous un long moment, sauf la mère, à genoux, qui est en train d'enlacer la gamine, étouffant des pleurs de plus en plus intenses. Je ne sais pas ce qu'est cette folie, mais j'ai bien l'intention de rester une part active des événements. Ne jamais laisser les autres décider pour toi, c'est ce que me disait toujours mon père. Finalement, c'est l'énervé qui reprend la parole.
-Ce que nous faisons ici? On en sait rien... Tout ce que je sais, dit-il en désignant la fenêtre, c'est qu'on est à Lille, j'ai pu m'en rendre compte grâce à la magnifique vue qu'on peut avoir. Et, au cas où vous vous poseriez la question, je n'ironise pas du tout, jeune homme. Regardez.
Je me rapproche des fenêtres qu'il désigne. Elles ont une vieille armature en bois. La peinture blanche est craquelée par endroits, mais fort heureusement le panorama est assez large pour qu'on y voie bien le terrain qui est en contrebas. Il y a des bâtiments à colonnes un peu dorés. Les enseignes commerciales luxueuses sont perceptibles, grâce aux lueurs orangées des réverbères. Une bijouterie, un bistrot, mais au dehors, personne.
-C'est la Vieille Bourse, vous connaissez? J'ai l'impression qu'on doit être quelque part au-dessus d'un hôtel, ou quelque chose de semblable.
-Comment ça, "quelque chose de semblable"? Vous n'êtes pas sorti vérifier?
Je n'arrive pas à croire ce que j'entends. Je me trouvais à Roubaix, et maintenant, me voici à Lille! La mère débordée tourne la tête pour me répondre, et sa petite pleure toujours.
-On... On a bien essayé de sortir, mais vous... Oh, vous n'allez pas me croire, mais on ne peut pas vraiment toucher les murs.
-Exactement, et ni les portes, sauf une, pour des toilettes, dit d'une voix énergique le rigide à moustache. Et nos charmants kidnappeurs ont eu la bonne idée d'insonoriser le bâtiment! Je n'ai aucune idée de l'heure qu'il est, car nos téléphones ne fonctionnent pas non plus! Pour couronner le tout, ça doit faire plusieurs heures qu'on s'égosille pour s'en aller d'ici! On a cogné sur tout ce qu'on pouvait, essayé de hurler des choses aux voisins ou aux passants mais rien! On est à deux doigts de perdre notre calme! Sauf les deux, là.
L'homme à moustache fixe à présent d'un air sévère le chauve et la gothique. Visiblement, il s'est passé quelque chose avant mon arrivée.
-Une histoire grotesque... Un discours grandiloquent sur le fait qu'on soit vraisemblablement piégés.
-C'est la vérité, dit la gothique. Libre à vous d'y croire ou pas, mais vous ne pouvez pas imposer à ce garçon votre vision des choses ni nous faire passer pour des fous.
-Laisse, lâcha son compagnon dans un flegme las. De toute manière, ils n'écoutent jamais et à chaque fois, ça finit dans un bain de sang.
-Des menaces? Vous me menacez? Ah! Je crois qu'une fois sortis d'ici vous allez avoir affaire à moi! En quinze ans de carrière, jamais, vous m'entendez, jamais, je ne me suis fait menacer par des espèces de loubards paumés de votre espèce! Vos âneries sont à peu près aussi crédibles que la couleur de ses cheveux! Vous vous prenez pour quoi, pour une aubergine?
Un son grésillant vient interrompre la litanie rageuse du moustachu, qui est resté la bouche ouverte un long moment. Le groupe s'écarte, et j'aperçois alors ce qui se trouvait derrière eux. C'est une grande sphère noire. Je ne sais pas en quoi elle est faite mais elle est haute d'au moins un mètre, et c'est aussi la source du bruit qui a interrompu les débats. Il ne me faut pas plus de quelques secondes pour identifier l'air qui est joué, malgré la fréquence d'émission de mauvaise qualité.
Non, rien de rien, non, je ne regrette rien...
Ni le bien qu'on m'a fait, ni le mal... Tout ça m'est bien égal...
Non, rien de rien, non, je ne regrette rien...
C'est payé, balayé, oublié, je me fous du passé...
Avec mes souvenirs j'ai allumé le feu...
Mes chagrins, mes plaisirs, je n'ai plus besoin d'eux...
Balayé les amours avec leurs trémolos...
Balayé pour toujours...
Je repars à zéro...
CLANG! Après une interruption brutale de la musique, j'ai vu trois bras mécaniques ouvrir la sphère, un à l'arrière et deux sur les côtés... Comment est-ce possible? Sur ces bras mécaniques sont disposés... Des fusils? Non, ça ressemble davantage à des jouets en plastique gris sur le stand de présentation d'un grand magasin, mais quand même.
-Qu'est-ce que c'est que ce foutoir?! Qu'est-ce... C'est des conneries tout ça! Une mise en scène, oui! Un attrape-nigaud mis en place par des producteurs télé! C'est une caméra cachée, hein? Si c'est ça le dernier moyen que ce foutu pays a trouvé pour divertir les simplets en augmentant mes impôts, je souhaite signaler mon désaccord!
Le vieux moustachu n'est vraiment pas à l'aise, visiblement. La mère, elle aussi, affronte bien des difficultés avec sa fille, qui est à présent à peu près aussi audible qu'un album de Claude François.
-OUIN! Je veux rentrer à la maison!
-Chérie, s'il te plaît, calme-toi! Maman va tout arranger... On va rentrer à la maison, et après, on regardera Les 101 Dalmatiens ensemble avec un bon chocolat...
Le chaos est devenu incontrôlable dans la pièce. On a le sergent Pringles qui pète un plomb, la mère désemparée et la môme qui produit beaucoup trop d'ultrasons pour son tout petit corps. En clair, rien ne va. Même les deux autres blasés qui ont tenté de raisonner tout ce beau monde affichent une mine décrépie.
-S'il vous plaît, commença la demoiselle aux mèches aubergine, on a plus beaucoup de temps. Prenez tous les valises à vos noms et allez vous changer dans la salle de bains.
-Maryse, commença le chauve, les instructions.
Et en effet, un bien étrange message s'était affiché sur la sphère, en lettres bleues électroluminescentes. Je n'arrivais pas à raisonner correctement. Tout ne paraissait à présent être qu'une vaste blague, mais en même temps, j'avais une sorte d'intuition. L'étrange et inexplicable intuition que je n'étais pas prêt de rentrer chez moi. Je me penchais un peu plus vers les lettres, et je constatais assez vite une typographie particulière et espacée. Les "s" avaient visiblement été remplacés par des "5". On pouvait lire ceci, si on plissait bien les yeux.
Votre bande de larve5 va devoir trouver et buter ce type.
5'iou plaît, m'5ieur5 dame5.
Le martien Pétote.
Une sorte de photographie d'identité judiciaire accompagnait cette mention. Dessus, on apercevait le visage d'une créature horrible semblant tout droit sortie d'un film de science-fiction. L'être en question avait de petits yeux noirs et un visage bouffi, qui ressemblait à s'y méprendre à une pomme de terre. Je continuais ma lecture.
5igne5 particulier5:
Il a de5 tubercule5 partout 5ur le corp5.
Il aime:
Le5 pétote5. Le5 vraie5 valeur5.
5a phra5e préférée:
Ma vie est une pétote.
-Euh, dis-je en me rapprochant de la punkette, le "martien pétote"?
-Ce sont des surnoms génériques attribués aux aliens. Gantz essaie de faire passer ça pour un jeu, mais la vérité est bien plus dure. Nous sommes en réalité obligés de tuer ces créatures pour survivre, et crois-moi, elles n'ont rien d'irréel. Moi aussi, j'ai cru à une plaisanterie quand je suis arrivée ici avec mon époux pour la première fois. Je ne te demande pas de croire. Simplement...
Elle me tourne le dos et se penche vers un des bras mécaniques, semblant chercher quelque chose. Elle porte un jean moulant, et ses hanches, rehaussées par des bottines en cuir marron, bougent merveilleusement bien. Je suis rempli d'excitation. Jeu télévisé ou pas, cette nana a un sacré cul.
-AÏE!
J'ai reçu une bonne claque à l'arrière de la tête. Je suis un peu sonné, mais c'est en tournant mon visage à grand-peine que je me rends compte que la claque vient du chauve, plus agacé que jamais, et plus grand que moi d'environ trente centimètres. Le regard noir que m'adresse le géant m'inquiète. Car oui, en le voyant de plus près, je me rends compte qu'il mesure au moins un mètre quatre-vingt-dix-huit. Je me suis mis dans de sales draps, si j'en juge par son iris livide et exorbité. Les lèvres du géant s'articulent en une grimace à peine perceptible.
-Toi, tu t'avises surtout pas de mater ma femme si tu veux rester en vie.
-PARDON?! Tu veux dire que... ENCORE UN QUI M'A MATÉE?!
Elle s'est retournée à ces mots, les joues en feu. La jeune femme a pris des airs de harpie, et m'a fichu une seconde claque. Bon, un chose est claire, je ne sais pas ce que je suis censé faire ici, mais le moins qu'on puisse dire est que cette soirée ne commence pas très bien.
-Ridicule, enchaîna la furie, et moi qui comptais t'aider... Vous les mecs -oh, je ne parle pas de toi mon chou-, vous êtes tous pareils, des porcs libidineux qui perdent quatre-vingt pour cent de leur QI dès qu'ils voient des fesses ou des nichons! C'est lamentable... Tu n'auras qu'à crever tout seul!
Sur ces mots, elle m'a lancé une mallette métallique au bas-ventre, ce qui m'a coupé le souffle. Sur la mallette, il y avait écrit "Cour5ier Florian" avec la même typographie bizarre que celle affichée sur l'écran de la sphère noire.
Puis, la gothique s'est penchée vers la mère et la petite fille, en prenant le plus grand soin possible à m'ignorer.
-Bon, madame, j'ai vu du côté gauche les mallettes pour vous et votre fille... Je sais que c'est invraisemblable, mais cette fois je vous demande vraiment de me faire confiance. Je n'aurais aucun intérêt à insister autant s'il s'agissait d'une farce. Prenez ces mallettes, et allez dans la salle de bains toutes les deux.
-Oui... D'accord, répondit la mère d'une voix qui tremblotait légèrement.
Cette réponse satisfaisante obtenue, la punkette s'agenouilla encore plus bas pour parler à la petite fille. Je ne saurais dire pour quelle raison, mais il me semblait déceler chez cette jeune femme une sorte d'instinct maternel, peut-être plus prononcé encore que celui de la mère.
-Et toi mon ange, fais ce que ta maman te dit et tout se passera bien, d'accord?
-Snif... D'accord, madame...
-Allez, viens, conclut alors la mère, on fait ce qu'elle a dit.
Puis, elles disparurent toutes les deux, mallettes à la main, dans un couloir sur la droite que Maryse avait indiqué. Il ne restait plus que moi, le sergent Pringles, Maryse la punkette et le chauve flippant. Je voyais le sergent Pringles qui me dévisageait.
-Dites donc, vous ne manquez pas de culot! Pervers!
Alors là, c'était le comble. Le vieux grincheux qui jurait contre, je cite, ces deux jeunes "loubards" tout à l'heure se retournait soudainement contre moi. Tout ça pour un petit regard égaré. Je n'ai quand même pas choisi que ses fesses se placent pile au centre de mon champ de vision, si?
-Je... Je suis désolé, bredouillais-je en m'adressant à mes compagnons d'infortune d'une façon générale.
-Ah.
Le chauve avait poussé ce petit son. Et là, ce que je vis me sidéra complètement. Le haut de son crâne luisant avait disparu, absorbé par une sorte de laser qui émanait de la sphère. En fait, tout son visage disparaissait petit à petit. Sa bouche encore visible eut tout juste le temps d'une dernière phrase.
-La téléportation a commencé, à tout de suite mon sucre d'orge.
-Monsieur, dit la punkette en s'adressant au papy à moustache, je comprends votre réticence, mais il faut absolument que vous preniez votre mallette. Les filles, cria t-elle, changez-vous au plus vite!
