PARTIE I
C'était une journée banale. Une journée comme il y en avait eu tant d'autre depuis ces deux dernières années; il avait bûché toute la nuit sur son dernier roman, tant et si bien qu'il n'avait posé la tête sur l'oreiller qu'au petit matin, épuisé. En se mettant au lit, il avait réveillé Shuichi qui l'avait bombardé de question toutes plus ennuyantes les unes que les autres, juste avant de se blottir dans ses bras avec la ferme intention de l'empêcher de dormir. Mais comme d'habitude, il l'avait repoussé. Comme d'habitude, le gosse avait protesté. Et comme d'habitude, il l'avait viré de leur chambre en quatrième vitesse avec un coup d'oreiller et en prime une poignée d'insultes.
Oui, c'était une journée comme bien d'autres…
Eiri Yuki avait ouvert les yeux vers midi, réveillé par l'alarme du cadran que Shuichi avait dû programmer à son intention. Il avait mis plusieurs minutes à se rappeler pourquoi cette machine infernale s'était mise en route, avant de tourner la tête et de découvrir l'habituel message de son amant lui indiquant que la clinique avait laissé une note hier à son intention disant que la journée et l'heure de son rendez-vous hebdomadaire chez sa psychiatre avait été modifiées et qu'il devait y être à 14h30.
Cependant, une chose était différente des autres journées…
Il avait saisi le message pour l'observer de plus près. Il avait même enfilé ses lunettes pour s'en assurer, tournant et retournant le petit carré de papier dans ses mains. Mais il n'y avait rien. Pas un seul « plein de bisous mon Yuki d'amour » ou de petits cœurs rouges dessinés à la hâte, ni même l'un de ses éternels « je t'aime » qu'il lui répétait au minimum 417 fois par jour.
Seulement l'essence même du message griffonné à l'encre noire sur un bout de papier blanc…
Il avait regardé d'un air suspicieux sous la table de nuit pour s'assurer qu'il n'y avait aucune suite, puis, constatant qu'il n'y avait rien, il s'était dirigé vers la cuisine en reniflant.
Mais dès qu'il avait franchi la porte de la chambre, il savait ce qu'il y trouverait –ou plutôt ce qu'il n'y trouverait pas- : pas la moindre trace de la présence d'un délicieux café que Shuichi prenait soin de préparer tous les jours avant son départ en synchronisant la minuterie automatique avec l'heure de son réveil…
Et effectivement, il n'y avait rien dans la cafetière.
Un peu perdu, Eiri Yuki avait fait le tour de l'appartement du regard pour n'y découvrir qu'un grand vide. Aucune trace de l'oreiller et de la couverture de son amant sur le canapé, ni de ses stupides pantoufles en forme d'animaux qui traînaient toujours dans le milieu de son salon, ni même de cette tasse horrible dans laquelle il avalait son café à tous les matins depuis les 20 dernières années sur la table de la cuisine.
C'est ainsi que ce matin comme les autres devint étrange. Définitivement étrange.
L'écrivain ressentit une fugace -mais incroyablement intense!- envie de s'excuser auprès de Shuichi pour son comportement de ce matin, tout aussi involontaire fut-il. La force de cette impulsion le poussa même jusqu'à attraper le combiné du téléphone et à composer les chiffres du numéro de son portable. Mais au dernier instant, il se reprit et raccrocha. Prenant une grande inspiration, il se massa vigoureusement les tempes.
Il avait dû partir directement au studio à son réveil. Pas de quoi en faire toute une enquête… et pas de quoi se remettre en question. Il n'avait rien fait après tout. Shuichi avait été débile, lui, était lessivé et il avait eu une réaction normale dans les circonstances. Il n'y avait rien d'autre à dire…
Cependant, alors que l'écrivain se dirigeait vers la salle de bain, il y eu cette… chose…
Une impulsion.
Une impulsion qui le fit s'arrêter net dans le corridor et se retourner sur lui-même en le cherchant des yeux.
Il l'avait entendu…
Aussi clairement que s'il avait été dans la pièce.
Avec une douleur infinie au fond de la voix et une intensité qui lui avait fait dresser les cheveux sur la nuque, quatre petits mots : « vient me chercher, Yuki ».
À bout de souffle, il avait ouvert toutes les portes de l'appartement, mais il n'y était pas. Il avait regardé dehors et tout semblait au beau fixe. Il avait vérifié la télé et la chaîne stéréo, mais tout était éteint. Finalement, il était revenu près du téléphone, mais encore une fois, il avait raccroché avant de terminer de composer le numéro.
Bien sûr, il s'agissait encore sa tête qui faisait des siennes…
Sa psychiatre avait encore tenté de diminuer sa dose de médicaments, mais cette fois, à l'évidence, c'était une de trop : un seul petit élément changeant sa routine et voilà qu'il entendait des voix et était au prise avec une profonde crise d'angoisse.
C'est donc dans cet état d'esprit que commença la journée de Yuki Eiri, qui, pour la première fois, fut à l'heure à son rendez-vous.
La séance s'était déroulée d'une façon normale et il se sentait un peu mieux. En sortant du cabinet du docteur, l'écrivain fut interpellé par les exclamations de dizaines de personnes rassemblées autour du poste de télévision placé dans la salle d'attente de la clinique. Bien que légèrement intrigué, il se dirigea vers la sortie sans ralentir le pas. Cependant, près de la porte, les propos d'une femme en pleurs qui semblait accrochée à son téléphone portable comme si sa vie en dépendait le firent s'arrêter net.
Il entendit « NG » et « blessure » et « accident » et « mon dieu, mon dieu, mon dieu» et lorsqu'il se retourna pour regarder la télévision, il reconnu le Café d'en face dont toutes les fenêtres semblaient avoir été soufflées. Il reconnu l'allée bordée de fleurs et la fontaine qui se situaient à l'avant du bâtiment.
Mais il n'arriva pas à repérer NG… car à l'endroit où se situait l'imposant édifice, il n'y avait qu'un tas fumant, éclairé par les lumières des véhicules d'urgence.
Les flacons de médicament qu'il tenait dans ses mains s'écrasèrent sur le sol dans un bruit sourd et plusieurs regards se posèrent sur lui. La garde-malade qui s'occupait du poste d'accueil le regarda aussi, puis quelques secondes plus tard, elle ouvrait la porte pour tenter de le stopper.
Mais avant qu'elle n'y puisse quoi que ce soit, l'écrivain avait enfoncé celle de l'escalier de secours et se précipitait déjà vers le stationnement souterrain comme un fou à lier. Et ni les injonctions de sa docteur qui l'appelait à grands cris, ni l'insistance des gardes de sécurité qui descendaient à sa suite ne l'arrêtèrent, pas plus que la barrière qui bloquait l'entrée du stationnement et qu'il fit voler en éclat en fonçant de toute la puissance de sa Mercedes.
Tout ce qu'il voyait, c'était les yeux tristes de son amant quand cette nuit, il l'avait chassé de ses bras. Tout ce qu'il sentait, c'était son odeur qui traînait sur sa chemise parce que Shuichi avait dû la porter en cachette et la remettre dans son placard. Tout ce qu'il ressassait, c'était ces quatre mots qui tournaient et retournaient dans sa tête depuis son réveil ce matin « vient me chercher, Yuki ».
Ces mots qu'il avait refusé d'entendre… et qu'il maintenant n'entendait plus!
Et tout comme cette femme, il répétait à son portable qui sonnait inlassablement sans jamais décrocher: « non, mon dieu, mon dieu, non, pas lui! ».
Quelques secondes, quelques minutes, quelques heures? Il n'en savait rien. Il avait l'impression de rouler depuis des siècles lorsqu'il arriva enfin.
La scène était telle qu'il l'avait vu sur le petit écran de la clinique : étouffante, dévastée…
On peinait à voir à quelque pieds tant la poussière était dense, mais lorsque l'écrivain leva les yeux au ciel, il constata que seule la partie avant du bâtiment était touchée. Il réfléchissait à toute allure : son studio de répétition était au 14e, la salle où il était généralement en réunion était au 8e, mais le studio d'enregistrement où ils enregistraient le plus souvent était situé près de l'entrée principale, au rez-de-chaussée. Il se remémorait les paroles de cette nouvelle chanson que Shuichi chantait sans cesse et il ferma les yeux, étourdi : « Si tout va bien, nous serons en studio dès jeudi. Je suis en super forme, j'ai hâte de la mettre en boîte! avait-il dit.»
L'écrivain eut un haut-le-cœur lorsqu'il traversa le périmètre de sécurité. Personne ne songea à l'arrêter, tous trop occupés à venir en aide aux autres. Des centaines de personnes circulaient partout : les blessés les moins graves étaient conduits de l'autre côté de la rue, dans un commerce où certaines équipes d'urgence leur administraient les premiers soins. D'autres gisaient sur le pavé, à quelques pas de l'entrée principale, seuls. Certains d'eux devaient être morts. D'autres, à l'évidence, ne tarderaient pas à les suivre.
Eiri Yuki jeta un bref regard, mais, ne reconnaissant aucun d'entre eux, il contourna la scène sans se retourner.
Il songea à crier son nom, mais il abandonna l'idée; au milieu du bruit des sirènes et des cris, jamais il ne l'entendrait. Alors il chercha.
Quelque chose, quelqu'un qui pourrait l'aider… N'importe quoi!
Et comme une révélation, il repéra le laquais de Seguchi, Sakano, qui avançait avec difficulté vers les secours. L'écrivain courut jusqu'à lui et l'empoigna par la chemise en hurlant le nom de son amant.
-Où est-il? Où est Shuichi?
L'homme cria de douleur en tenant son bras ensanglanté, puis hocha négativement la tête.
-J'en sais rien! Nous prenions tous une pause, puis cet homme est arrivé, grogna-t-il en continuant sa route.
-Un homme? Quel homme? demanda Yuki. Qu'est-ce qui s'est passé?
-Un tireur… Il a ouvert le feu sur nous et puis il est parti ailleurs dans le bâtiment. Il portait une ceinture d'explosifs…
Une peur panique paralysa l'écrivain pour un moment.
-Shuichi, murmura-t-il. Est-ce que Shuichi a été touché?
Sakano perdit pied et deux secouristes le rattrapèrent pour le poser sur une civière en quelques secondes, tant et si bien que l'écrivain dû courir pour rester à sa hauteur et entendre sa réponse.
-Je crois que non. Je n'en suis pas certain; nous sommes sortis avant l'explosion. En tout cas Shuichi était encore debout et a traîné Hiroshi jusqu'à la porte du côté ouest, je pense. Par là, indiqua-t-il de son bras encore valide.
Aussitôt que l'indication fut donnée, l'écrivain bondit et traversa la scène d'horreur, analysant sans les voir les personnes qu'il croisait, se contentant de rechercher la chevelure violacée de son amant, sans résultat. Une femme qu'il croisa et qui ne semblait pas être blessée l'arrêta en l'accrochant par le bras in extremis.
-Je l'ai vu. Il est là-bas, lui dit-elle en toute hâte en le poussant vers l'endroit.
Et Eiri ne la remercia pas. Il ne la connaissait pas.
Ce devait être une fan, peut-être, ou encore une connaissance de Shuichi. Il se contenta de suivre le chemin indiqué en courant, manquant trébucher sur une pile de débris qu'il n'avait pas aperçu à cause de la poussière. Mais plus il s'approchait et plus il voyait de corps allongés et inertes et moins les secours étaient actifs…
Puis c'est là qu'il l'aperçu.
Il était accroupit près d'un corps qui ressemblait à celui de son ami guitariste.
Il lui tournait le dos.
En vie… comme un miracle au milieu de cette dévastation…
L'écrivain sentit sa gorge se nouer à un tel point que quand il essaya de l'appeler, seul un grondement s'échappa de ses lèvres. Alors il s'approcha et lorsqu'il fut à quelques mètres, Shuichi se releva lentement et se retourna, comme s'il avait senti sa présence…
Eiri remonta jusqu'à lui et sans un mot et le serra contre son cœur de toutes ses forces, ignorant tout autour, ignorant même qu'il pleurait…
-Pardonnes-moi! Pardonnes-moi, Shû! Murmura-t-il d'une voix étranglée en caressant frénétiquement sa nuque.
Le jeune chanteur remonta lentement les bras autour du cou de son amant pour se rapprocher de son oreille, mais lorsqu'il essaya de parler, ses jambes se dérobèrent sous son poids et il s'affaissa, suivi par Eiri qui le soutint jusqu'au sol et s'agenouilla face à lui.
Mais l'écrivain, aveuglé par le soulagement qu'il ressentait de le savoir vivant, remerciait les dieux, le ciel, puis lui demandait pardon encore… Et doucement, entre deux sanglots, ces mots qu'il ne lui avait jamais dit coulèrent naturellement de ses lèvres : « je t'aime». Il le répéta quelques fois et sentit Shuichi trembler contre lui. Ce n'est qu'à cet instant qu'il s'éloigna un peu, à peine… juste le temps de le regarder, juste le temps de le lui prouver…
Ses lèvres étaient froides, ce qui contrastait étrangement avec la chaleur brûlante des siennes, malmenées et mordues d'angoisse.
Mais malgré tout, jamais baiser n'avait été aussi bon que celui-là…
Eiri le guidait, passant et repassant sa langue sur sa bouche pour qu'il le laisse s'y glisser. Shuichi résista un moment, puis, dans un spasme qui sembla le déchirer jusqu'à l'âme, l'ouvrit.
Et c'est en reconnaissant le goût âcre du sang qu'Eiri comprit...
Comme au ralentit, il s'écarta et voulut essuyer sa bouche pour s'en assurer, pour comprendre… Mais il découvrit que sa main qui supportait à l'instant le dos de son amant était maculée de sang.
De son sang…
En un éclair, il regarda son visage et vit les yeux de Shuichi se fermer et le liquide sombre cascader intensément au coin de ses lèvres alors qu'un râle s'échappait de lui et qu'il s'effondrait dans ses bras, à demi inconscient.
Eiri hurla.
Il hurla si fort que deux ambulanciers se dirigèrent vers eux en courant et que le jeune chanteur ouvrit encore les yeux, luttant contre l'ombre qu'il sentait l'appeler derrière ses paupières.
Eiri lui souleva à nouveau la tête alors qu'une autre coulée de sang s'échappait à nouveau de sa bouche. Les deux hommes déchirèrent son chandail et dégagèrent la plaie, puis échangèrent un regard sombre en hochant la tête.
-La balle a atteint l'estomac depuis trop longtemps pour que nous puissions faire quoi que ce soit. L'hémorragie interne est fatale. Je suis désolé, dit l'un d'eux en attrapant une fiole et une seringue pour lui faire une injection avant de les abandonner tout aussi rapidement qu'ils étaient venus.
Quelques secondes suffirent pour que les traits de Shuichi contractés par la douleur se détendent et pour que son visage reprenne la douce expression de plénitude qu'il chérissait tant.
S'il oubliait ces traces de violence sur son corps, Eiri pouvait presque imaginer, en contemplant son visage, qu'ils étaient chez eux, sur leur lit et qu'ils venaient de s'aimer. Que Shuichi était étendu là, inerte, parce que la jouissance avait été dévastatrice et aussi parce qu'il savait que l'écrivain adorait ces instants où il pouvait le regarder de tout son saoul, sans qu'il ne parle, sans qu'il ne bouge.
Yuki essuya de nouveau ses yeux brouillés de larmes qui l'empêchaient de bien le voir et se pencha pour l'embrasser à nouveau, infiniment doucement cette fois.
Le chanteur, dans un ultime effort, ouvrit encore les yeux et Eiri dégagea son front avec tendresse.
-Je… savais que tu viendrais, réussit-il à murmurer.
-N'essaie plus de parler, Shû… lui répondit Eiri en pleurant franchement cette fois. Tu n'as jamais pu t'en empêcher, ajouta-t-il, mais pour cette fois, s'il te plait… Je sais que tu m'aimes… que tu m'aimes depuis le début… Tu me l'as répété tellement souvent que tu n'as plus besoin de le dire maintenant… s'il te plait, ne dit rien, ne te fatigue pas…
Shuichi cligna lentement des yeux, comme pour lui faire comprendre qu'il l'avait entendu…
-C'est moi qui ne te l'ai pas assez dit, souffla-t-il en sanglotant… J'aimerais tant revenir en arrière, Shû… je passerais mes jours à te le dire et te le redire encore. Je t'aime … tellement… L'amour de ma vie, murmura-t-il en embrassant sa main qu'il avait doucement ramenée dans les siennes. L'amour de ma vie, répéta-t-il un peu plus nettement en se rapprochant de lui alors que son petit amant avait à nouveau fermé les yeux. Tu m'entends, Shû, tu es toujours avec moi?
La très légère pression sur sa main qui lui répondit lui fit comprendre qu'il lui restait très peu de temps…
Alors il s'allongea par terre tout près de lui sans jamais lâcher sa main et il posa la tête contre la sienne, lui murmurant à l'oreille jusqu'à la fin ces mêmes mots qu'il ne pouvait arrêter de dire, entrecoupé d'autres qu'il n'avait plus conscience de prononcer : l'amour de ma vie… de toute ma vie… de ma vie… l'amour de ma vie… à la vie… non, non…non!… l'amour de ma vie… tout…tout mais pas ça! …je t'aime tellement… mon amour…l'amour de ma vie… aidez-moi, s'il vous plaît! Aidez-moi… Shuichi, mon amour… Shuichi? Shuichi! NON! … SHUICHI!!!
