Hello !
Après maintes et maintes réflexions face à ce texte dont je ne savais plus quoi faire - non qu'il ne me plaise pas, mais j'étais bloquée face à un passage... que je n'avais pas envie d'écrire, tout simplement -, j'ai décidé d'y apporter quelques modifications. Vous lisez donc ici une V2, pas fondamentalement différente de la V1, si ce n'est qu'il s'agit désormais d'un journal, et que je l'ai remanié de manière à éclaircir -du moins c'est le but - la personnalité de Perséphone. J'espère que cela vous plaira !
Eluviesta 8, 9:40 du Dragon
« Je suis un phare. »
C'est ainsi que m'a définie Mohana lorsque je suis arrivée au Cercle d'Ostwick, et c'est ce que je me répète tandis que les Esprits se rassemblent autour de moi.
Il fait nuit. Ma plume crisse sur le papier.
Parmi les Esprits qui tentent désespérément de traverser le Voile pour me parler, se trouvent un ou deux Démons. Je ne les entends pas encore, c'est tout juste si je distingue leur silhouette du coin de l'œil. Mohana m'a expliqué que les Esprits percevaient le monde hors de l'Immatériel comme une peinture à l'aquarelle, dont la pluie aurait encore estompé les contours. Et dans ce monde sans relief aux couleurs enchevêtrées, les mages comme moi se détachent avec la netteté d'un hurlement. C'est pourquoi ils affluent vers nous, certains pour discuter, car la solitude de l'Immatériel leur pèse… et d'autres parce qu'ils voient en nous des logements vides, bâtis à la frontière entre ici et l'Au-delà. Incapables de quitter l'Après, mais aspirant à inscrire leur volonté dans la trame du monde fini, ils s'accaparent nos corps dans une tentative désespérée d'interagir avec les vivants. Mohana m'a dit qu'il ne fallait pas mépriser les Démons. Les craindre, oui, sans aucun doute. Mais je ne dois pas oublier que c'est moi qui les façonne. Dépourvus de véritable forme, comme de personnalité, les Esprits se résument à la soif qui les meut. Et si pour me convaincre, ils devaient emprunter mes plus beaux rêves – ou mes pires cauchemars –, ils le feraient. À moi de posséder de moi-même la conscience la plus sévère, et la lucidité la plus totale.
Ma formation a consisté, pour une bonne part, à déjouer mes propres réflexes. J'ai sondé mes tréfonds, et je connais par cœur la carte de mes souvenirs. Je sais quels désirs les Démons croient pouvoir combler, et je sais qu'ils sont venus parce qu'une part de moi voudrait leur céder.
Mes parents m'ont confiée au Cercle lorsque j'ai eu douze ans, ce qui est plutôt tardif. Je l'ai vécu comme une trahison. Qu'aujourd'hui j'y sois heureuse n'a pas grande importance. Les enfants envoyés au Cercle cessent d'exister. Ils y sont reconfigurés. À mon arrivée, on m'a expliqué que je ne reverrai jamais ma famille. Mes parents devaient savoir que cela se passerait de cette façon.
Mohana a supervisé ma Confrontation, trois ans plus tard. J'ai éprouvé un tel sentiment de fierté lorsque celle-ci fut achevée, que je suis passée à deux doigts d'écrire à ma famille pour lui décrire l'accomplissement auquel je venais d'accéder. J'étais entrée au Cercle éperdue, mais grâce à Mohana, je savais désormais l'importance que revêtait mon talent, et la responsabilité qui m'incombait. Et à présent, j'avais aussi prouvé que j'en étais digne.
Nulle missive de ma part n'a quitté le Cercle d'Ostwick, bien sûr. Je me souvenais que ma première rencontre dans l'Immatériel s'était opérée avec un démon du Désir, auquel je devais mon premier orgasme. Ma mère l'avait-elle su ? En tout cas, c'était elle qui m'avait expliqué, avec une grande tendresse, qu'elle ne cherchait pas à me punir, mais à me protéger. Comment aurais-je pu lui écrire, sans rougir, que j'étais capable de me maîtriser ?
Quand je suis arrivée au Cercle, j'ai été terrifiée par l'avenir qu'il dessinait pour moi. Une vie derrière les barreaux, à courber l'échine devant le Créateur qui m'avait dotée de ces pouvoirs que je n'avais pas le droit d'utiliser. L'injustice de ma situation me consumait si bien que ma magie était devenue incontrôlable. Elle ne l'avait jamais été du temps où j'habitais chez mes parents.
Pourtant, contre toute attente, j'ai aimé mes années au cloître. Je dis « cloître », car la Tour des Mages d'Ostwick n'en est pas une. C'est une ancienne Chantrie, qui ne possède en fait qu'un donjon extérieur, qu'occupaient alors les sentinelles laïques. Nos cellules s'alignent dans le couloir qui jouxte le réfectoire, et nos rites s'inspirent plus de ceux des sœurs que de la routine commune à la plupart des Cercles. Nous consacrons une grande partie de notre temps au Créateur, que ce soit par la méditation ou la prière. La première nous apprend à nous connaître et nous maîtriser, la seconde à louer la bienveillance de celui qui nous offrit les merveilles du monde. Nous sommes ainsi bien plus versés dans les arts botaniques et curatifs que la plupart de nos confrères, parce que nous passons plus de temps à étudier les rouages de la nature qu'à maîtriser l'appel du feu ou de la glace. Nous savons nous battre, bien sûr, mais nous savons encore mieux nous prémunir contre l'ennemi, car nous entretenons avec la terre un lien sacré. Nos boucliers sont tissés du fil des éléments, et nos sortilèges en appellent aux forces invisibles qui actionnent la matière. Si je n'ai formulé aucun vœu en ce sens, le silence et la chasteté m'ont accompagnée toutes ces années, parce que j'estimais nécessaire de me consacrer tout entière à l'érudition et à la maîtrise de soi.
Et me voilà, assise à ce bureau en noyer devant ma fenêtre close, entourée d'Esprits. J'avais fini par omettre un détail : certes, ils sont attirés par notre capacité à les voir et à interagir avec eux. Mais surtout, ils sont prêts à tout pour communiquer. Y compris, et surtout, à revêtir la forme qui nous agréera le mieux. Chaque Esprit est un Démon en puissance. Ils ne le deviennent pas de leur volonté propre. Ils le deviennent parce que je l'espère.
Mohana est morte. Elle a été tuée par un templier, l'un de ceux-là mêmes qui protégeaient le Cercle d'Ostwick. Il a tué nombre d'entre nous avant de prendre la fuite et de rejoindre, supposons-nous, les renégats de l'ouest. Nous avions entendu dire que le Cercle de Kirkwall s'était soulevé, nous savions que la Grande Prêtresse était décédée dans un attentat fomenté par un mage. Mais nous n'avions pas compris que ces événements signaient une fin et un début. Je n'aurais jamais imaginé que les templiers s'élèveraient contre la Divine et qu'ils choisiraient d'exécuter des mages sans sommation. Tous ceux avec qui j'ai vécu, s'ils se sont parfois comportés en geôliers imbus de leur pouvoir, nous ont toujours d'abord protégés de nous-mêmes. Cela signifiait tuer des Démons avant leur complète matérialisation, pas massacrer des mages par précaution.
Je ne mentirai pas : je suis terrifiée par la tournure des événements. Je m'étais habituée à ma vie monacale, et je l'aimais. Chaque jour passé entre les murs du cloître m'a conforté dans l'idée que je servais le Créateur en devenant plus forte et plus fiable. J'étais de ceux qui modifieraient la trame du monde pour en améliorer le dessin, parce que les humains sont imprévisibles, et qu'ils détruisent, souvent sans le vouloir, le fragile équilibre de l'ensemble. Je les vois, moi, les fils de la tapisserie.
Du moins, je le croyais. Quelle prétention ! Tout ce en quoi j'ai appris à croire s'est effondré, et je me surprends à me demander pourquoi. Ai-je jamais trouvé juste d'être enfermée sous la surveillance de non-mages qui ne comprenaient pas à quoi j'étais confrontée ? Oui, dans un premier temps. Les templiers ont fait rempart de leur corps pour me protéger – me délivrer ! – des Démons qui me menaçaient. Je ne réalise que maintenant qu'ils m'ont aussi tenue à l'écart de la source de mon pouvoir. Ils m'ont moins appris à le contrôler qu'à l'oblitérer. Et je les ai laissés faire ! Si j'avais écouté les Esprits, aurais-je vu venir la trahison ?
La révolte des mages m'a fauchée au milieu de ma course tranquille vers le néant. Tout ce que j'apprenais servait à me museler. Pourtant, je n'éprouve nulle empathie à leur égard. Ils ne font que confirmer les templiers dans leur haine. « La magie doit servir l'homme et non l'asservir. » C'est ce qu'Andrasté a déclaré, c'est ce que j'ai appris. Les apostats usent de leur art pour soumettre leurs ennemis. Ils m'ont, d'un même mouvement, révélé mon emprisonnement et la raison de celui-ci. Je ne souhaite plus être jugulée, parce que j'estime posséder un savoir qui dépasse la compréhension des humains ordinaires. Mais les apostats ont sali ces connaissances en les utilisant pour établir leur domination. Je croyais qu'il existait un équilibre entre eux et les templiers. Je viens de découvrir que les uns comme les autres ne servent que leurs propres desseins égoïstes, tous autant qu'ils sont.
Je suis bien naïve, certes. Le fait est que j'ai cru à la rhétorique chantriste. Même le coup du phylactère ! J'étais sincèrement persuadée qu'il permettrait de me retrouver, et donc de me sauver, où que je sois. Je n'ai éprouvé nul désir de liberté, car je ne me suis jamais senti entravée.
Et voilà que Mohana, qui était ma muse et mon guide, est morte, et je ne sais plus si les mages se sont révoltés parce que les templiers les oppressaient, ou si ces derniers ont durci le ton face à une flambée de violence.
Eluviesta 9, 9:40 du Dragon
Le Premier Enchanteur Loric m'a mandée dans ses bureaux. Il souhaite me voir assister au Conclave qui réunira mages, Chantrie et templiers à Darse, dans une tentative qui me semble vouée à l'échec de concilier les intérêts de chacun. Des alentours d'Ostwick, ne me reviennent que les récits mettant en scène des abominations. La pusillanimité de mes frères me donne des envies de meurtre. Ils salissent tout à la fois notre nom et nos compétences. « La magie doit servir l'Homme et non l'asservir. » Ce sont les enseignements d'Andrasté, mais je ne crois pas qu'ils aient été compris. De mon point de vue, elle ne parlait pas du joug que les mages menaçaient d'imposer à autrui. Elle parlait de la sujétion des mages eux-mêmes à leur propre arrogance. Elle disait aussi que la magie ne devait pas servir de prétexte à leur enfermement, ce que les templiers renégats semblent avoir oublié.
J'ai préparé mes affaires, écartelée entre des sentiments contradictoires. D'un côté, je suis anxieuse à l'idée de quitter le Cercle. Je n'en ai franchi le seuil que ponctuellement, depuis dix ans, et jamais pour me rendre au-delà d'Ostwick. Certes, Loric ne me demande que d'assister au Conclave avec quelques-uns de mes pairs, et de prendre part au vote s'il devait y en avoir un. Il ne croit pas vraiment que les négociations puissent aboutir, et notre présence relève plus de la politesse qu'autre chose.
D'un autre côté, je suis excitée d'enfin découvrir si le monde a vraiment changé depuis que j'en ai été exclue. J'ai passé mon adolescence à me satisfaire de ma particularité, mais je suis désormais adulte, et je brûle de faire connaître aux autres mes capacités. Je suis mage, j'étais femme, et je tiens ma revanche sur ceux qui ont cru bon de m'isoler, faute de comprendre ce à quoi je pouvais servir. Ma cellule me paraît étroite, ce matin, et le silence auquel je me suis astreinte menace de déborder. J'ai envie de raconter au premier venu qui je suis, ce que je fais, et comment ma vision des choses pourrait changer le monde.
Eluviesta 10, 9:40 du Dragon
Je suis allée me recueillir dans la chapelle d'Andrasté. Comme à mon habitude – mais une habitude à laquelle je n'ai pas souscrit depuis la mort de Mohana –, je me suis laissée aller à invoquer une lueur autour de moi. Elle sourdait de ma peau et figurait le phare que mon mentor avait dépeint. J'avais conscience de pécher par orgueil, mais cette lumière m'a toujours protégée. Je la visualise autant comme une balise que comme un bouclier, et j'y vois une matérialisation de la protection d'Andrasté, autant que la symbolisation de mon don. J'ai laissé la paix m'envahir.
Je ne suis pas parvenue à écarter complètement le murmure des Démons. Je les entendais m'appeler, et la connaissance intime qu'ils possédaient de ma personne rendait difficile leur éviction. Le doute et l'orgueil avaient uni leurs voix, tandis que le désir susurrait la liste de mes imperfections. J'ai eu envie de leur céder, et de m'endormir au pied de la statue de la prophétesse. Mais je me suis accrochée au sentiment de plénitude qui m'avait envahie. Aussi incomplète étais-je, je me trouvais là où je le devais. Je me suis cramponnée à cette idée, et j'ai regagné ma chambre. J'ai vérifié que l'attrape-rêve que Mohana m'avait fait confectionner était bien arrimé au-dessus du lit, et j'ai fini par m'endormir. Les esprits ne m'ont pas laissée tranquille, mais ils ne m'ont pas vaincue. Je me suis réveillée fatiguée, mais victorieuse. Cela suffira.
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Alden, Jonia et Merros m'ont rejointe à la porte verte. Elle est incrustée de véridium c'est celle par laquelle passent les Enchanteurs autorisés à quitter le Cercle. Aucun de nous n'est un mage de rang, ce qui ne fait qu'illustrer le peu d'attentes que Loric projette sur ce Conclave. Je le leur fais remarquer, et m'en veux aussitôt : c'est bien moi, cette franchise un peu nerveuse, cette manière de tout critiquer par avance, comme si je craignais d'être déçue. Je me demande d'où me vient ce réflexe : n'étant jamais sortie du Cercle, je devrais être excitée par la liberté qui s'offre à moi. À moins que ce ne soit ça, justement. J'ai souvent imaginé ce départ, et toujours idéalisé ma vie ici une manière d'encaisser l'isolement. J'ai peur d'avoir également idéalisé l'extérieur, et que le manque qui m'a taraudée toutes ces années n'ait en réalité aucun objet.
Loric est arrivé, et avec lui deux Templiers, sans doute dans l'unique but de nous rappeler qu'ils nous tiennent à l'œil. J'aime bien le premier, Éloran. Il est toujours de bonne composition et n'hésite pas à nous sourire ou à nous parler. Jed en revanche, se tient en haute estime. Il est persuadé d'accomplir une mission sacrée et ne se prive pas de nous rabaisser. Comment il concilie sa foi dans le Créateur et notre existence, je me le demande. Le Premier Enchanteur nous distribue ses derniers conseils et rappelle ses consignes : nous représentons le Cercle d'Ostwick et, à ce titre, nous devons être vus, sans pour autant nous faire remarquer. Il ne s'attend pas à ce nous soyons pris à partie dans ces négociations notre rôle est d'en rapporter les conclusions, afin que le Cercle se prépare à la suite, quelle qu'elle soit. Son inquiétude transparaît dans son débit un peu haché et me contamine : après tout, dehors, c'est quasiment la guerre.
Les deux Templiers tirent chacun un battant de la porte, nous faisant comme une haie d'honneur. La lumière inonde le dallage blanc du vestibule. Nous voilà dehors.
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Il faut une semaine pour rallier Hautecime par bateau, et encore deux autres pour rejoindre Darse – si tout se passe bien. Alors que nous traversons le jardin qui ceint les murailles du Cercle, en direction du ponton d'où nous embarquerons en direction du port d'Ostwick, je peux sentir la tension qui habite mes compagnons. Je me raccroche à des sensations fugaces : le soleil sur ma peau, le chant des oiseaux et le clapotis paisible des vagues. Le monde me paraît aussi beau qu'irréel, et je peine à croire que dans les prochains jours, je vais en voir une plus grande partie que la plupart des gens, alors que j'étais destinée à n'en connaître qu'une parcelle. Je ne peux m'empêcher de tout observer attentivement. J'ai la sensation d'être en danger, qu'à tout moment, une créature pourrait s'extirper de la lumière et darder sur moi son froid regard observateur. On la distinguerait à peine du décor, ce serait comme si elle se tenait juste de l'autre côté du Voile, qui lui dessinerait un contour tandis qu'elle pousserait pour le déchirer.
Je m'ébroue. Il ne sert à rien d'entretenir ce genre de délire. Je dois rester sur mes gardes, c'est tout. Le Templier chargé de nous accompagner au port nous aide à grimper dans la barque et charge la malle contenant nos effets personnels. Nous sommes partis, et même si je peine encore à le réaliser, la silhouette du Cercle qui s'éloigne et diminue peu à peu me rappelle qu'une période de ma vie a pris fin.
