Note : Tsar Poushka ("le roi des canons") est le nom de la pièce d'artillerie du plus gros calibre jamais produit, au XVIème Siècle, actuellement exposée au Kremlin de Moscou.
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27 avril 1945 – Quartier de Tempelhof, faubourgs Sud de Berlin
34ème Régiment autonome de chars lourds de la Garde soviétique
Blindé type JS-2 N° 32 "Tsar Poushka", commandant Ya.D. Shtern
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Enfin, ça y est! Le moment qu'on attendait tous depuis près de quatre ans, et que beaucoup n'auront pas vécu assez longtemps pour connaître... La ruée vers Berlin, l'ultime poussée, le coup de talon final sur la capitale maudite du fascisme hitlérien! L'Étoile d'Or de Héros de l'Union Soviétique est déjà virtuellement promise au premier arrivé; le camp de Vorkouta sur le Cercle Polaire, au dernier! Réorganisé après les lourdes pertes subies lors du franchissement de l'Oder voici une semaine, le 34ème Régiment de chars lourds en sera. Et Tsar Poushka, mon cher vieux Tsar Poushka, il en sera lui aussi!
Assis tout à l'avant du monstrueux animal cuirassé de 46 tonnes, pied sur le démarreur, le premier sergent Nikolaï Pavlovitch Borissenko. Voici plus d'un an déjà que j'ai le privilège de combattre au travers de tous les champs de bataille d'Ukraine et de Pologne avec ce pilote qui connaît sur le bout des doigts tous les rouages de sa redoutable machine de guerre. Dans le civil, Kolia est un paisible père de famille, ouvrier électricien originaire de Riazan; en dehors des combats, c'est un compagnon agréable qui ne gruge jamais sa part de corvées, sait partager sa vodka et son tabac, et aime à jouer de l'accordéon le soir au bivouac; et lorsqu'il mène Tsar Poushka au combat, c'est un soldat intrépide qui regarde dans les yeux le danger sur lequel il avance avec résolution. J'aimerais qu'il survive à cette fichue guerre...
Juste devant moi, assis face aux commandes de tir du formidable canon de 122 mm, le sergent Tchinguiz Azimovitch Abulgazev: un foutu Kirghize des contreforts du Pamir, dont la compréhension du russe est tellement limitée que j'en suis généralement réduit à appuyer mes phrases d'une ou deux bonnes taloches! Je doute que cette face abrutie d'Asiate, sans doute plus moche encore que les chèvres qu'il avait dû se taper chez lui, ait jamais vu un engin à moteur avant son appel au service de la glorieuse Union Soviétique. Mais assez étonnamment, ce péquenot bridé s'est aussi révélé être le meilleur tireur du régiment – je veux dire, avant même que le régiment ait été réduit aux effectifs d'un bataillon. Je ne suis pas si mécontent finalement de l'avoir à bord de Tsar Poushka.
De l'autre côté de la culasse du canon, enfin, le pourvoyeur, second sergent Sergueï Andreïevitch Golikov. Un petit nouveau arrivé il y a seulement cinq jours pour remplacer le pauvre Sasha, tombé en même temps que la moitié du régiment lors de la percée sur l'Oder. Sasha, on le connaissait depuis un bout de temps, et ça nous a tous fait quelque chose quand on a vu sa grande carcasse retomber comme un sac de kasha à l'intérieur de la tourelle, avec la moitié du visage en moins; c'est sûr qu'il n'a jamais été recommandé de pointer sa tête hors de l'écoutille quand les shrapnels d'artillerie volent de tous les côtés! Sérioja, par contre, on ne sait pas encore grand chose de lui, et à vrai dire, on s'en fiche un peu. Un ouvrier fondeur venu de... le diable sait où, déjà, un trou paumé de Sibérie dans le coin de Tobolsk, peu importe. Tout ce dont on a besoin d'être sûr, c'est que ce type soit assez costaud pour manipuler des grosses patates de 122 et pour arriver à décoincer une culasse bloquée – là, pas de problème! –, et aussi qu'il parvienne à loger sa carrure de bœuf de labour dans la tourelle d'un tank Staline. Là par contre, ça n'a pas été sans pas mal de bleus au départ.
Et au-dessus de tout ce petit monde-là, il y a moi, le commandant: premier lieutenant de la Garde Yakov Danilovitch Shtern. Un vétéran par comparaison avec la plupart des autres commandants de chars lourds, dont l'espérance de vie reste des plus réduites. Sur l'uniforme abrité sous ma combinaison, s'alignent déjà l'Ordre de l'Étoile Rouge, la Médaille Pour le Courage, ainsi que trois bandes rouges pour blessures légères. Plus l'insigne de la Garde, bien sûr, dont je ne suis pas le moins fier. Avant le début de la Guerre pour la Patrie, j'étais pourtant un jeune homme tranquille, rêveur, né et élevé à Odessa sur les bords de la Mer Noire. Avant la Guerre, le croiriez-vous en me voyant emballé dans cette combinaison graisseuse de rabotchik prolétaire, j'étais étudiant en littérature. Je m'apprêtais à enseigner Tchékhov, Tourgueniev, Gorki... Je raffolais des poèmes de Pouchkine. Maintenant, tout cela me paraît si lointain. Comment pourrais-je encore disserter sur de telles mièvreries, après avoir vu tant d'horreurs, les corps mélangés à la terre sous les chenilles des blindés, les hommes bien vivants qui plaisantaient avec moi sur la plage arrière de mon char, réduits en bouillie hurlante l'instant d'après lorsque les obus de mortiers ont commencé à tomber?
Et comment pourrais-je encore trouver de l'espoir et du réconfort dans de simples mots, après avoir appris la mort de tous les miens, exterminés à Odessa? Ah oui, je ne l'ai pas encore précisé: je suis juif! Ce n'est pas le genre de choses qu'on cherche à placer dès les premiers mots d'une conversation, croyez-moi. Les fascistes ne se sont pas contentés de tuer mes deux frères sur le front: à Odessa, ils ont assassiné mon père, ma pauvre mère, grand-mère Dora et mon oncle, mes cousines, et ma chère petite sœur Nina... Et puis ma fiancée, ma tendre Roza, avec laquelle je partageais mon goût pour Pouchkine... Disparue elle aussi, avec toute sa famille. Si je vis encore aujourd'hui, si j'ai survécu à tous ces combats, ce n'est plus que pour une chose: tuer des Allemands!... Tous les Allemands qui croiseront ma route... Jusqu'à ce que je tombe à mon tour...
Et heureusement, je dispose pour cela du meilleur des outils. Je vois que je ne vous ai pas encore présenté Tsar Poushka. Tsar Poushka, eh bien c'est un lamineur de Tigres, un ouvre-boite à Panthères, tout simplement l'arme absolue pour écraser du fantassin Fritz à la douzaine. Plus prosaïquement, c'est un superbe tank Staline JS-2 de première génération, que j'ai touché vers le milieu de l'année dernière. Un mélange fascinant de pureté des lignes, courbes et ramassées, et de concentré de brutalité phallique dont je suis immédiatement tombé amoureux. Avant le Staline, j'avais mené au combat pendant près d'un an un tank KV-1 avec son ridicule petit bistouquet de 76mm. Aujourd'hui, je n'échangerais pas mon Tsar Poushka pour le commandement de tout un régiment de KV!
Pour l'heure, je ne suis à la tête que d'un peloton de deux chars lourds. Mon binôme, le second lieutenant Sérébryakov, est un bleu arrivé en renfort au début du mois, qui est parvenu on ne sait comment à survivre aux ravages de la percée sur l'Oder. Mais s'il y a une chose qu'on apprend à la guerre, c'est que la fortune n'est pas une coupe inépuisable: je ne parierais pas un mark hitlérien sur ses chances de voir achevée la capture de Berlin. Avec le second peloton, j'appartiens à la compagnie remaniée, cinq chars en tout, du capitaine Agopyan: un vétéran, lui, mais dont chacun sait qu'il doit essentiellement sa longue durée de survie au fait qu'il envoie généralement d'autres pauvres cons prendre les pruneaux à sa place! Bien sûr, pas question de dire quoi que ce soit contre le capitaine Agopyan: ce bâtard d'Arménien est un communiste pur et dur, membre du Parti très bien noté, toujours prêt à dénoncer chez autrui toute faiblesse qui pourrait être considérée comme une trahison envers la Mère Patrie en temps de guerre. Je me suis souvent demandé si ce tordu n'avait pas l'étoile rouge jusque sur ses sous-vêtements, et une photo du camarade Staline pour amorcer ses rêves humides!
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