« Ça meurt pas en silence, un homme qui se noie »
Elles étaient toutes les trois assises sur un banc. Chacune regardait droit devant elle, sans bouger. Elles se contentaient d'avoir le regard fixe. Leur cheveux se balançaient au grès des vents. Parfois, il y en avait une qui parlait d'une voix monocorde :
— C'est tellement horrible d'être près de lui.
La voix s'essoufflait en cours de route, un peu comme s'il s'agissait de ses dernières paroles.
— Je suis complètement d'accord, à moi aussi il me manque.
Aucune n'avait compris que les deux répliques étaient incohérentes – parce qu'aucune ne se préoccupait de l'autre à cet instant. Là, c'était l'heure de la plainte, les mots sortaient dans l'espoir d'attirer quelconque compassion... mais ils n'étaient entendus par personne.
— Quand je pense que je suis passée du nirvana à ...ça. Dégoût total.
Cette voix claquait, dure et sèche puisqu'elle savait que cela ne risquait pas de changer. Victime d'elle-même.
— C'est clair, seul un type dégoûtant peut faire ça.
De la colère cette fois mélangée avec de l'amertume.
— Grave. Il n'y a que lui qui me faisait sentir comme ça.
Elles continuaient ainsi, indifférentes aux mouvements de foule. Puis Karine se levait car elle était attendue chez elle ou à une répétition. Après cela, Vicky décrétait qu'elle avait eu son quota de moments passés en présence de Jenny et elle aussi partait. Et Jenny, qui ne pouvait plus appeler Hugo et n'avait pas envie de voir Jean-Franky, se retrouvait seule. Elle préférait alors rentrer chez elle.
Son nouveau chez elle puisqu'elle avait déménagé, il y a peu de temps. Jenny et sa famille étaient maintenant dans un appartement plus grand, avec des fenêtres qui s'ouvraient, l'électricité dans chaque pièce, un jolie papier-peint même pas abîmé, aucune fuite d'eau, bref un palace. Même sa chambre était immense. Cette chambre qu'elle partageait maintenant avec Vicky.
La même Vicky que celle qui lui avait expliqué qu'elle ne lui adresserait plus jamais la parole sauf cas d'absolue nécessité. La Vicky qui passait le moins de temps possible dans cet appartement ou avec ses habitants. Jenny en concluait qu'elle ne voulait sûrement pas être sa sœur. La belle rousse décidait généralement de passer du temps avec sa famille.
Elle s'asseyait par terre par peur d'abîmer le nouveau canapé et regardait Will jouer avec Willy, surveillés par Jenna, à côté Jennifer ne cessait de sourire. Ils semblaient tous heureux et cela n'avait pas de prix. Et même si elle-même restait dans l'attente du moindre signe de la part d'Hugo, elle avait normalement de quoi être heureuse dans sa famille.
Sauf que le peu de bonheur qu'elle arrivait à accumuler, s'écroulait quand Vicky finissait par rentrée, regardait la scène, grimaçait puis allait s'enfermer dans sa chambre – ou plutôt la leur. D'ailleurs Jenny évitait cette pièce, entre être ignorée et être fusillée du regard, elle ne déterminait pas le pire.
Karine ne prenait plus vraiment de plaisir à chanter. Son seul moment de plaisir venait le matin quand elle prenait de la confiture de banane. Ou l'après-midi quand prise de folie dépensière elle s'offrait un jus de banane. Mais chanter, berk – elle devait se tenir debout à moins d'un mètre de son marionnettiste, hocher la tête et chanter juste.
Méchamment elle regrettait l'époque où Albin n'était qu'une loque à cette époque elle était une gentille infirmière qui assurait la bonne marche du groupe et les quelques chansons qu'elle avait écrites n'étaient pas mauvaises même si elles étaient encore à peaufiner. Et à cette époque, quand elle se regardait dans le miroir, elle se voyait belle et aimée, cela la rendait indestructible. La confiance en soi avait quelque chose de magique, même pendant les cours cela lui avait été bénéfique.
Mais évidement, comme toujours pour Karine, un bonheur n'arrive jamais seul. Et de nouveau, l'ancienne blonde se retrouva face contre terre, avec autant d'amour propre qu'un petit pois. Et lorsque par mégarde son regard croisait son reflet, elle voyait les fils partout sur son corps et se demandait : suis-je vraiment quelqu'un ?
Tout était tellement gâché, faussé que la jeune fille n'arrivait même plus à se décrire. Karine avait l'impression de se balader dans une galerie de glaces à chercher son reflet au milieu d'une multitude de visions d'elle-même déformées et quand enfin elle trouvait son reflet, celui-ci lui apparaissait trop terne pour réellement lui appartenir, elle s'en détournait. Bref, en plus d'être déboussolée, elle était malheureuse.
C'était vraiment à se demander pourquoi vivre. Karine avait une réponse à cette question existentielle : on vit pour avoir le cœur brisé, pour ressentir pendant une période des sentiments plus pures, plus brutes que ceux dont on avait l'habitude et cela permettait à certains de créer, d'être inspiré et d'à leur tour faire pleurer d'autres personnes qui trouveront en ces peines de cœur de la motivation. Le plus souvent elle s'endormait, la musique dans les oreilles, en se disant « J'ai mal donc je vis » et généralement elle rajoutait « mais tout le monde s'en balance ».
Ce qui était faux. Son groupe avait bien remarqué le changement chez Karine. Ils n'avaient pas prévenu le producteur (inutile) mais ils étaient quand même inquiets. Red et Gary avaient convaincu Mégane que se mêler de leur histoire de cœur était une très, très, mauvaise idée. Alors les membres s'étaient contentés de dire à leur meneur que s'il avait un plan, il devrait l'exécuter rapidement. Ils en avaient tous marre d'assister à des répet' non-productives et chiantes à crever.
Et aujourd'hui, Albin les retenait après une répétition interminable. Il avait besoin d'informations, disait-il, sur Karine et comment elle était lorsque c'était elle à la tête du groupe. Albin s'était bien trop investi, avait trop travaillé pour ce groupe pour le laisser imploser. C'était sa réussite, sa fierté, son devoir qui passait par ses musiques.
Soit ces derniers temps, il n'était pas vraiment au top question performance et ses chansons laissaient à désirer. En plus il n'arrêtait pas de faire des fautes parce qu'il était mal à l'aise. Mal à l'aise le jeune adulte n'avait pas été mal à l'aise depuis le collège. Il commençait même à avoir les mains moites, ça ne pouvait pas durer.
Le lendemain il attendit Karine dans une vieille chemise de peur qu'elle ne lui jette quelque chose à la tête. Pour tout dire, Albin n'était pas sûr qu'elle resterait plus de deux secondes après avoir découvert qu'ils ne seraient que deux. Elle ne le supportait que pour le groupe, il en était bien conscient. Mais faire comme si de rien n'était n'arrangeait pas du tout le problème. Il n'avait plus qu'à espérer qu'elle y mettrait de la bonne volonté.
Quand il lui proposa à boire, il la vit grimacer. Il savait qu'il était devenu son « ennemi public n°1 » mais il n'avait rien à voir avec un de ces tarés qui empoisonne leur invité. Pour lui montrer sa bonne volonté, Albin déboucha la bouteille de jus juste devant elle, il avait d'ailleurs fait exprès de prendre son préféré.
Sachant qu'elle fuirait s'il ne lui donnait aucune raison de rester, l'albinos lui expliqua qu'ils devaient travailler leurs nouveaux textes. Karine se mit au travail, elle sortit un cahier et un stylo et ensemble ils revirent chaque couplet, chaque refrain. Très vite, Albin remarqua ce qu'il avait déjà vu aux précédentes répétitions : Karine s'effaçait complètement. Il ne savait pas vraiment pourquoi, il voyait parfois qu'elle s'empêchait de parler. Et selon lui, il se devait de la faire réagir :
— Si tu veux quitter le groupe, je ne te retiens pas, fit-il remarquer en posant sa guitare sur la table.
— Tu me mets à la porte ? s'offusqua-t-elle.
— Non, je t'ai demandé si tu avais envie de partir, parce que c'est l'impression que tu donnes.
— Tu sais très bien que non, j'adore ce groupe.
Ils étaient chacun à un bout du canapé, la jeune femme appuyée sur l'accoudoir. Albin se rapprocha d'elle et lui attrapa le bras. Elle fusilla sa main, comme si elle se demandait si ça valait le coup de la mordre.
— Tu fais partie de ce groupe, tu devrais t'épanouir, t'amuser, te sentir assez bien pour t'exprimer, donner ton avis et même crier si ça peut te faire du bien.
Karine sourit mais son ex petit copain se rendit rapidement compte que ce n'était pas une bonne nouvelle. Elle souriait parce qu'elle était triste et résignée.
— Je ne t'ai jamais entendu crier.
Ils restèrent plusieurs secondes sans parler ni bouger. Finalement Karine lui dit qu'elle devait partir. Au moins elle n'avait pas inventé d'excuse, ce qui était une maigre consolation pour le jeune adulte.
Et puisqu'il était maudit, après son ex vint... son ex. Celle-ci l'enlaça et avec sa générosité sans limite, le pardonna d'avoir passer un moment seul à seul avec l'ancienne blonde. Résigné, Albin récupéra sa guitare et gratta les quelques airs qui avaient toujours su l'apaiser.
Vicky restait assise à se balancer sur la vieille balançoire. Elle grinçait. Ce n'était pas agréable. Mais au moins, la jeune adolescente avait ses écouteurs, la musique lui offrait un nouveau monde. Un monde où elle pouvait choisir si elle voulait de la joie ou de la tristesse. Elle contrôlait tout. C'était son monde à elle.
L'aire de jeu sur lequel elle stagnait était vieille et terne. Elle n'y jouait pas quand elle était enfant parce que ces jeux étaient à l'entrée de la banlieue et qu'il n'avait jamais eu quelqu'un pour la surveiller. Et maintenant les jeux étaient abandonnés car il n'y avait plus aucun enfant dans le quartier.
Il n' y avait que des adolescentes moches qui n'étaient pas assez bien pour elle. Recluse dans son monde, Vicky n'entendit pas les bruits de pas sur les graviers. Elle releva la tête quand une silhouette lui bloqua la vue. La belle métisse cacha le sourire que provoquait cette robe noire et encra son talon dans le sol pour stopper son balancement. Mégane se tenait devant elle, sans être hostile, un peu comme dans un rêve.
— Tu sais que je suis toxique ? demanda Vicky.
— Toi ? Toxique ? Barbie, laisse-moi rire. À moins qu'il n'y ait du monoxyde de carbone dans ton parfum, ça expliquerait beaucoup.
Vicky manqua cruellement de réaction, elle laissa sa tête reposer contre la ferraille qui tenait la balançoire. C'était la première fois qu'elle voyait Vicky avec un sweet à capuche.
— Tu as envie de parler ?
— Non. J'ai pas besoin qu'on se moque de moi.
— Alors pourquoi ne pas en parler avec Karine ?
— Elle est complètement à l'ouest, à croire qu'il y a un mini-Albinos qui lui germe dans le bide. Et je ne parle plus à Jenny, qui de toute façon n'a aucune capacité d'écoute ni d'empathie.
— Bon, ben c'est moi qui m'y colle, lui annonça son ex-voisine en s'asseyant à son tour sur une balançoire. Aller Barbie profite, c'est la première et la dernière fois que je te laisserais te plaindre patiemment sans moqueries.
— Ma chambre me manque, lâcha-t-elle au bout de plusieurs minutes de blanc. J'en ai marre de dormir dans un lit une place, de devoir faire attention à ne pas déranger les voisins, de ne pas pouvoir brancher mon téléphone avant vingt-deux heures, de devoir me taper des « repas de famille » avec ces saletés de rousses et … !
Vicky ne continua pas, elle avait la tête entre les mains et pendant quelques instants, Mégane crut qu'elle pleurait. Et elle se rendit brusquement compte qu'elle n'avait aucune envie de revoir ses larmes. Elle se borna à l'enlacer.
Elles restèrent longtemps dans les bras l'une de l'autre, avec chacune leurs écouteurs diffusant en même temps. Chacune entendait sa musique et celle de son amie, l'ensemble n'était pas toujours harmonieux mais il avait parfois quelques bonnes surprises. Quand elles se relevèrent, l'une comme l'autre avait mal aux muscles, surtout ceux des jambes. Elles n'osaient pas se regarder, autant gênée l'une que l'autre.
— Bon et bien il faut que je rentre, finit par dire Vicky, mais on se voit demain en cours.
Mégane, bien qu'elle n'en laissa rien paraître, était surprise de cette perspective qui disait « à bientôt ». Venant de Vicky, c'était révolutionnaire. Elle lui rendit son sourire puis elles partirent chacune d'un côté.
Mégane remit les mains dans les poches de sa veste, elle avait une petite trotte jusqu'à chez elle. Mais son humeur s'était beaucoup améliorée Albin et Karine allaient régler leurs histoires, Vicky n'allait semble-t-il plus la fuir et son groupe décollait. En plus ses parents ne lui avaient presque pas parlé du fiasco de l'anniversaire de Vicky, à peine pour lui rabâcher de se tenir à l'écart de cette « maudite » famille.
Mis à part Vicky, qui aurait-elle eu envie de revoir parmi ces fous ? Ils étaient fades. Mégane avait conscience que son jugement était arbitraire. Elle ne connaissait la famille de Vicky que de vue. Seulement voilà, même de vue, elle n'avait eu aucune envie de mieux les connaître. Elle aimait les caractères de folie et ceux qui assumaient leurs différences elle aimait ceux qui avaient de l'esprit critique et avec qui il était possible d'avoir de vrai débat tout simplement Mégane aimait quand il y avait du mouvement, de l'action, de la vie. Elle se disait aussi qu'au bout de dizaines d'années passées aux côtés d'un bobo-baulieue, elle finirait par trouver ce grain de folie. Mais entre temps, elle aurait eu un grain et serait devenue folle pour de bon.
Will par exemple avait cessé toute pensée philosophique dès que ce ne fut plus au programme. Sa vie se résumait à deux passions : l'enrichissement (en billet of course) et les plantureuses rousses.
L'argent, à défaut d'apporter le bonheur, permettait de bien s'éclater. Et depuis que ses grands parents paternels avaient fui pour pas que leurs enfants aient à choisir entre les études de la new generation et la retraite des aînés, Will avait été poussé à réussir. La famille, les amis, l'amour c'était bien beau, mais peu de chance que cela te sauve un jour la vie. Voilà pourquoi Will avait visé la lune, puis avait vite réalisé que ambitieux et belle-gueule se traduisaient par bon parti.
Au niveau des femmes, il n'avait de ce fait, pas eu à se plaindre. La seule chose qui aurait pu bousiller sa vie quasiment parfaite, son talon d'Achille, c'étaient bien entendu les rousses. Tout cela à cause de Sandra Valenti qui avait joué avec lui pendant ses sept années de secondaire. Voilà pourquoi même aujourd'hui, quand il y avait une rousse dans les parages, il n'y avait plus que la rousse.
Et il avait enfin réussi à vivre avec une rousse, une vraie. Même si c'était son rêve, les conditions n'étaient pas idéales. Le paradis, ce serait d'avoir une femme entre Kate et Jennifer, oui le mélange des deux et il serait comblé – il n'était pas si exigent.
Enfin comblé... tout était relatif. Pour être franc, Will ne se voyait pas comblé tant qu'il n'aurait pas de travail. Kate et lui avaient réussi à cacher de l'argent mais il ne pouvait pas y toucher tant que le fisc se tenait sur ses gardes. Pour Kate aucun soucis, elle lui avait appris qu'elle avait un compte secret, mais pour lui... Pour lui c'était beaucoup plus compliqué.
Il avait du vendre son entreprise (qui elle aussi n'était pas des plus droites question légalité), il avait du réinitialiser son CV – passé quarante balais c'était quand même la honte – et il avait postulé partout pour tout poste. Et les réponses – quand il y en avait – allaient droit au but. Will n'avait eu que des lettres de refus. Le Will win de ses années universitaires avait définitivement disparu.
En jogging, en train de faire rouler un camion en plastique, Will aurait donné n'importe quoi pour mettre son costard et aller travailler et cela peu importe où, quand ou comment. Il se promit alors de postuler pour tous les postes ventés par les journaux, tous tout pour ne pas rester toute la journée en jogging entre ces quatre murs.
J'ai décidé d'essayer de publier cette fanfic des Nombrils qui me tient à cœur. Je vous assure pas des barres mais j'ai essayé d'y mettre la qualité et surtout la diversité des personnages. Bon profitez bien et dites moi ce que vous en pensez, bye.
La citation est de Nessbeal ; c'était une facile.
