Dispositions légales : 50 Shades of Grey appartient à E. L. James, tous droits réservés. Je ne possède que tout ce qui n'est pas dans le livre d'origine.


Chapitre 1 : Blondies everywhere


Debout à l'arrêt de bus sous une pluie désagréable dont je me protégeais tant bien que mal par un de ces ridicules micro-parapluies pour une personne, je songeais que, franchement, je m'étais, encore une fois, faite avoir. J'aurais dû fuir à la bibliothèque lorsque j'en avais eu le temps, sachant parfaitement que je ne pouvais rien refuser à ma chère colocataire...

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Pourtant, la journée avait bien commencé : un lundi comme un autre où j'allais pouvoir mettre à profit mon temps libre pour réviser mes examens avant d'aller à mon job, sous un temps ni trop nuageux ni trop ensoleillé. Mais évidemment, cela ne pouvait pas être aussi simple : il avait fallu que je sois la colocataire de Katherine Kavanagh, dite Kate, rédactrice en chef dans le petit journal de l'université. Et surtout, il avait fallu qu'elle soit malade – quoique toujours aussi charmante et persuasive – le jour d'une « super hyper méga supra importante » (oui, ce sont ses mots) entrevue auprès du célébrissime (pour les autres) et richissime homme d'affaires à la tête des industries Grey, spécialisées dans... heu... je l'ignore en fait.

Alors, forcément, elle m'y avait envoyée à sa place (bien que je ne sois pas du tout mêlée à tout ce tintouin), parce que je n'ai jamais rien su lui refuser. J'aurais eu cependant la certaine satisfaction de l'ennuyer profondément en refusant de troquer ma tenue confortable jean-chemise-sweat-converses contre une tenue plus classe et plus adaptée à la situation.

« Nanaaaaaaa ! Tu peux pas faire ça ! »

Malgré tous mes efforts pour que mes amis me surnomment Zia, ils continuaient à m'appeler Nana (même pas Anna, comme n'importe quelle autre personne décente l'aurait fait), à cause du choix complètement naze de prénom de mes parents, qui avaient décrété que je porterais le même que celui d'une princesse russe assassinée. J'espère que ce n'est pas prémonitoire au moins. Au bout d'un moment, j'avais renoncé à leur faire entendre raison, même si cela m'énervait toujours d'être appelée ainsi.

« Kaaaaaate ! Qu'est-ce que je ne peux pas faire ? lui répondis-je en sachant parfaitement de quoi il en retournait.

- Nana ! Je cours après cet entretien depuis neuf mois ! (« Le temps de faire un bébé ! » murmurais-je sans qu'elle ne m'entende, ou alors elle m'ignorait, ce qui revenait au même) Tu ne peux pas me faire ça ! Mets quelque chose de décent !

- Hé ho (oui, ma répartie est sans faille) ! Tu tombes malade le jour J et tu m'envoies à ta place alors que tu sais que j'ai horreur de ce genre de choses ! Laisse-moi au moins avoir une tenue dans laquelle je ne risque pas de me ridiculiser en tombant par terre lamentablement ! »

Elle avait continué à faire la moue mais n'avait pas répondu à ma provocation, parce qu'elle savait que j'avais raison : depuis le temps qu'on vivait ensemble, elle avait fini par comprendre que les interactions orales n'étaient pas mon fort, que ce soit au téléphone ou en face-à-face. J'arrivais à la limite à me débrouiller en groupe (en me terrant dans un coin pour prendre des notes et ne pas me faire remarquer), mais lorsque j'étais seule, c'était la catastrophe assurée.

« D'accord, d'accord. Tiens, prends mon carnet et mon dictaphone. Tu sais t'en servir, hein ? Et prends des notes, je décrypterai.

- Oui oui, lui répondis-je exaspérée. Mais tu ne penses pas que la première chose que tu aurais dû me fournir, c'est une biographie de lui ? Je te signale que je n'ai pas internet sur mon téléphone et que je n'ai pas le temps de chercher sur l'ordinateur avant de choper le bus...

- T'inquiète ! Avec mes questions, tu t'en sortiras très bien, j'ai confiance ! Aller, vas-y, je ne voudrais pas que tu sois en retard !

- Oui, ça te ferait mal au cœur, hein ! Bon... Je t'ai fait de la soupe et je t'ai préparé tes médocs. Soigne-toi vite. J'y vais !

- Salut ! »

J'avais alors attrapé mon sac en maugréant et en me plaignant d'avoir une telle meilleure amie – même si au fond, je l'aime bien Kate – avant d'aller à l'arrêt de bus qui me permettrait ensuite de rejoindre la gare pour aller à ce fameux rendez-vous. Même la météo me disait que c'était là une mauvaise idée, puisqu'aussitôt que je fus sortie, la pluie commença à tomber. Heureusement, toute personne prévoyante a toujours sur soi dans n'importe quelle circonstance de quoi se protéger de la pluie et du soleil, et, j'en suis. J'eus également la satisfaction de constater que le bus n'avait pas de retard, ce qui m'évita quelques pénibles minutes d'attente supplémentaires.

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Aussitôt montée dans le bus, je m'installai sur une place assise avant de me couper du monde grâce à ma liseuse et à mes écouteurs. Place que je cèderai quelques stations plus loin à une femme d'un certain âge du nom de Marielle qui me remercierait chaleureusement. En un sens, heureusement qu'elle était arrivée, sinon j'aurais fort pu rater mon arrêt, absorbée comme je l'étais dans mon roman...

Le siège de la multinationale de Mr Grey n'était qu'une tour moche de vingt étages en verre et en acier avec le nom de l'entreprise marqué discrètement au-dessus des portes. Je n'avais jamais compris pourquoi les propriétaires de multinationales avaient tous ce genre de vieille tour toute pourrie comme quartier général, alors qu'ils avaient de l'argent à gogo. Si cela n'avait tenu qu'à moi, j'aurais choisi d'acheter une ancienne maison style 19e ou d'en bâtir une (avec tout le confort moderne à l'intérieur, évidemment) pour avoir une apparence extérieur qui en jette. Mais c'était peut-être pour des réflexions comme celle-ci que je n'étais pas propriétaire d'une multinationale...

Je m'empressai de rentrer, poussant un soupir d'agacement alors que mon épreuve ne faisait que commencer, en m'approchant du bureau d'accueil où était installée une jolie blonde à la tenue parfaite et au sourire tellement brillant qu'elle en aurait fait pâlir une pub pour Colgate.

« Heu... Bonjour ? J'ai rendez-vous avec monsieur Grey... Anastasia Steele, de la part de Katherine Kavanagh. »

Heureusement pour moi, lorsque Kate m'avait ordonné (puisqu'il n'y a pas vraiment d'autre mot) de prendre sa place, je l'avais forcée à prévenir de ce changement pour m'éviter des désagréments inutiles, et elle l'avait fait presque sans râler !

« Un instant, mademoiselle Steele, me répondit-elle en me toisant un moment. »

Je la regardai d'un air amusé tenter de cacher sa surprise devant ma tenue, plus qu'inappropriée à l'élégance presque naturelle des lieux, en pianotant je-ne-sais-quoi sur son clavier. Je faisais tâche dans le décor, cela était vrai. Mais cela valait mieux que de tomber tous les trois pas pour avoir essayé de mettre des talons, ou de ressembler à un pingouin parce que j'aurais eu le malheur de porter une jupe.

« Mademoiselle Kavanagh était attendue et vous êtes bien notée comme sa remplaçante. Signez ici, s'il-vous-plaît. Dernier ascenseur à droite, vingtième étage. »

Elle me sourit commercialement en me tendant le badge « visiteur » (comme si je pouvais être autre chose), et je la remerciai timidement en me dirigeant vers les ascenseurs. Ceux-ci étaient incroyablement rapides, et je me mis à les maudire et à souhaiter qu'ils tombent en panne : tout pour éviter la confrontation inévitable qui m'attendait. Malheureusement, les révisions devaient être régulières, puisque l'appareil m'amena à bon port face à une nouvelle blonde parfaitement habillée coiffée et maquillée qui se leva pour m'accueillir.

« Mademoiselle Steele, pourriez-vous attendre ici, s'il-vous-plaît ? »

J'obéis aussitôt et m'assis sur l'un de ces fauteuils en cuir blanc qu'elle me désignait d'un signe de la main. Je n'osais pas regarder par la fenêtre, de peur de passer pour une gamine (même si je dois l'avouer, je suis toujours une gamine en vérité), et à la place je regardais un peu les questions qu'avait préparées Kate, sans la moindre trace de biographie. J'allais donc interroger un homme que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam, dont seul le nom me disait vaguement quelque chose pour l'avoir vu quelque part (admirez cette mémoire incroyable), et dont j'ignorais tout, même (surtout) la tranche d'âge. Le trac commença à monter à mesure que la réalité m'apparaissait : j'étais désarmée, hors de mon territoire naturel, et surtout, seule !

Heureusement ma future crise de panique fut avortée par l'apparition d'une troisième blonde impeccable qui pourrait être le clone des deux premières. J'en viens à me faire la réflexion que peut-être que c'était un critère d'embauche... et à me demander si c'était légal aussi. Je me levai aussitôt tandis qu'elle se dirigeait vers moi avec un autre de ces sourires commerciaux.

« Mademoiselle Steele ? »

Je voulais parler pour lui répondre sarcastiquement que, non, j'étais le facteur, mais ma voix était étranglée, à cause du stress. Je me raclai alors la gorge en prenant soin de faire comme si tout était parfaitement naturel, avant de réussir enfin à produire un son humain.

« Oui.

- Monsieur Grey va vous recevoir dans un instant. Puis-je vous débarrasser ? »

Elle désignait sans doute mon parapluie encore humide ou bien mon sweat-shirt tout aussi peu sec, mais je refusais gentiment, ayant peur d'avoir à les réclamer en sortant au lieu de pouvoir fuir en courant en cas de panique. Elle haussa un sourcil intrigué mais ne releva pas.

« Vous a-t-on proposé quelque chose à boire ?

- Heu... Non, mais ce n'est pas grave, j'ai déjà ce qu'il faut... »

Je sortis alors de mon sac le partenaire officiel des « pouilleux » (comme je pus le lire à travers l'expression des deux jeunes femmes) : le Thermos contenant du thé vert. Mais Blondie-Numéro-Trois ne semble pas l'entendre de cette oreille, fusillant du regard la Numéro-Deux.

« J'insiste. Thé, café, eau ?

- Et bien... De l'eau s'il-vous-plaît, répondis-je, craignant de me faire sermonner si je refusais.

- Olivia, un verre d'eau pour notre invitée, ordonna-t-elle alors d'une voix sévère tandis que la dénommée Olivia se leva d'un bon pour aller me chercher de l'eau. Je suis désolée, reprit-elle alors, Olivia est notre nouvelle stagiaire. Asseyez-vous, monsieur Grey n'en a plus pour très longtemps. »

Olivia me tendit alors un verre d'eau, me faisant sursauter – je ne m'attendais pas à ce qu'elle soit aussi rapide – et je la remerciai en bégayant un peu. Heureusement, les deux jeunes femmes « étaient trop occupées » pour me lancer un autre regard réprobateur et je pus avaler mon eau d'un coup sans avoir à craindre quoi que ce soit. Aussitôt (comme le monde est bien fait...), la porte du bureau s'ouvrit pour laisser passer un homme noir de haute taille, élégant et au sourire charmeur, comme une apparition miraculeuse au milieu de toutes ces blondes.

« Une partie de golf cette semaine, Grey ? dit-il en regardant vers l'intérieur du bureau. »

Je n'entendis pas la réponse, mais en même temps, je n'avais rien à tirer de cette information. En revanche, le sourire sincèrement amusé que me lança l'homme en me voyant me fit rougir comme une pivoine et me permit également de me calmer un peu, paradoxalement. À moins bien sûr que ce ne soit le saut de cabris que fit aussitôt la nerveuse Olivia pour appeler l'ascenseur...

« Bon après-midi mesdames, lança l'homme en montant dans l'ascenseur. »

Je le regardais partir avec une pointe de désespoir, me retrouvant de nouveau seule face à ces publicités ambulantes pour du dentifrice et du parfum.

« Monsieur Grey va vous recevoir maintenant, mademoiselle Steele, m'informa je ne sais plus laquelle des deux blondes avant que je n'ai eu le temps de dire quoi que ce soit. »

J'attrapai alors mon sac et m'avançai vers la porte entrouverte, poussant la porte sans frapper comme me l'avait conseillé Blondie-Numéro-Deux. Je faillis trébucher, mais la platitude de mes chaussures me permit de camoufler cela en effet de style pour une entrée presque fracassante, d'autant plus que j'avais toujours la main sur la poignée de la porte. Je soufflai un peu de soulagement avant de relever les yeux pour les plonger aussitôt dans le regard terriblement amusé de monsieur Grey assis dans son fauteuil en pleine ligne de mire pour une parfaite observation. Et, là, en le voyant, mon cerveau décrocha : il était incroyablement jeune ! Même pas trente ans, d'après moi... Qu'est-ce qu'il faisait à la tête d'une entreprise ?

Après quelques secondes de silence gênant, je lâchai la poignée pour m'approcher, rouge, de son bureau tandis qu'il se levait. Il me tendit alors une main que j'attrapai aussitôt en essayant de ne pas faire de gaffe.

« Mademoiselle Kavanagh. Voulez-vous vous asseoir ? »

Comment se faisait-il qu'il soit le seul à ne pas savoir que je n'étais pas Kate ? Toutes les secrétaires le savaient ! Elles ne pouvaient pas le prévenir, le temps que je monte ? Mais... Il était vraiment très jeune. C'était incroyablement perturbant, d'autant plus qu'il n'était pas laid. J'eus l'impression d'être tombée dans une mauvaise comédie romantique, en le voyant : grand, beau, bien habillé... Le cliché du futur amant de l'héroïne (que je n'étais pas bien sûr, ce rôle revenait à Kate, c'était une convenance entre nous)... Je secouai la tête comme pour remettre en place une mèche rebelle inexistante (alors que c'était mes idées qui avaient besoin d'ordre), avant de me rappeler que j'avais toujours sa main dans la mienne et de la lâcher aussitôt.

« Heu... Ka... Mademoiselle Kavanagh est souffrante et c'est moi qui suis chargée de la remplacer... Je pensais que vous aviez été prévenu... J'espère que cela ne vous dérange pas, monsieur.

- Et vous êtes ? demanda-t-il d'une voix un peu amusée.

- Sa colocataire, Anastasia Steele. On étudie ensemble à l'université.

- Asseyez-vous, je vous en prie, dit-il en souriant. »

Aussitôt, je me posai à l'endroit qu'il me désignait dans cette salle beaucoup trop grande pour une seule personne, tentant de me faire la plus petite possible – de peur de prendre de l'espace au vide ambiant, je suppose – en me demandant si ce n'est pas de la pure provocation d'avoir pour bureau une salle aussi grande que mon appartement tout entier. Je décidai de jeter un regard aux tableaux qui décoraient la pièce pour ne pas avoir à regarder mon interlocuteur : ils étaient plutôt jolis, mais il y en avait trop pour que je puisse me concentrer suffisamment sur un seul d'entre eux.

« Un artiste local. Trouton, me précisa Grey même si je ne lui avais rien demandé.

- Je vois... Il fait du bon travail, je suppose... »

C'était sans doute la réponse la plus nulle qu'on puisse fournir à propos d'oeuvres d'art, mais le contraste entre le nombre excessif de tableaux et le côté incroyablement dépouillé du reste du bureau m'empêchait de réfléchir correctement. C'était totalement illogique ! Je secouai la tête à nouveau avant de me rappeler pourquoi je me trouvais ici.

« Excusez-moi, je vous fais perdre votre temps.

- Non, ne vous inquiétez pas, prenez votre temps.

- Hum... Cela vous ennuie que je vous enregistre pendant notre conversation ? »

Il secoua la tête et je soupirai intérieurement de soulagement en sortant le dictaphone et en l'installant. Cela aurait été la panique s'il avait refusé. En attendant d'avoir fini, je me renseignai un peu, tandis que le dictaphone démarrait.

« Mademoiselle Kavanagh vous a-t-elle expliqué ce qu'elle compte faire de cette entrevue ?

- La publier dans le numéro de fin d'année du journal des étudiants.

- Et vous avez accepté ? »

Les mots étaient sortis tous seuls, et je me maudis plusieurs fois d'avoir osé les prononcer. Mais il ne sembla pas s'en offusquer. Au contraire, il semblait s'en amuser en me répondant :

« Puisque je dois remettre des diplômes dans cette université, cela ne me dérangeait pas.

- Excusez-moi ?

- Je suis l'un des mécènes de l'université, me dit-il comme si cela était une évidence. »

Encore une information que ma chère Kate avait oublié de me préciser... Je notai quelque part qu'il fallait que je pense à la tuer. Je toussotai pour me ressaisir avant d'enfin commencer mon interrogatoire.

« Bien... Je vais commencer si cela ne vous dérange pas.

- Nullement.

- Hum... Vous êtes vraiment jeune et pourtant vous êtes déjà à la tête d'un immense empire financier. À quoi devez-vous cet incroyable succès ? »

C'était plutôt une bonne question de la part de Kate, ce qui m'étonnait un peu vu que je la connaissais davantage pour son indiscrétion que pour son sérieux.

« En affaires, ce qui compte, ce sont les personnes que l'on rencontre. Et j'ai un certain talent pour juger les gens avec qui je travaille : leurs valeurs, leurs désirs, la manière dont ils s'épanouissent, leurs inspirations... Mon équipe est exceptionnelle, et je la récompense largement pour ses efforts. »

Il se tut un moment en me fixant droit dans les yeux alors que je tentais vaguement de relever les yeux de ma feuille. J'aurais mieux fait de m'abstenir, parce que mon cerveau se mit encore à m'abandonner et je lâchai mon crayon en rougissant stupidement. Je me baissai donc pour le ramasser (une bonne excuse pour briser le contact visuel), et il reprit la parole immédiatement.

« D'après moi, la réussite d'un projet dépend de sa maîtrise, dans toute sa profondeur. Je prends le temps qu'il faut sur chaque projet pour le réaliser dans toutes ses possibilités, en prenant des décisions fondées sur la logique et sur les faits. Je sais aussi repérer d'instinct les idées qui ont de l'avenir, et dont je peux développer le plein potentiel. Le plus important, c'est de savoir choisir les personnes qui constitueront l'équipe.

- Ou alors d'avoir de la chance. »

Encore une fois, ma bouche réagit plus rapidement que mon cerveau, et je me mordis la joue en faisant semblant de griffonner quelque chose sur ma feuille (en vérité, ce n'était qu'un galimatias de mots sans sens). Il eut un petit rictus surpris avant de me répondre.

« Mademoiselle Steele. Je ne crois ni à la chance, ni au hasard, ni au destin. Seul compte le choix que l'on fait de nos collaborateurs, et la capacité de les diriger efficacement.

- Autrement dit, l'important, c'est d'avoir une maîtrise parfaite de la situation.

- Oui, j'exerce mon contrôle dans tous les domaines. »

Cela devait être mon esprit tordu de jeune fille en fleurs, mais je ne pus m'empêcher d'imaginer cette phrase appliquée à d'autres situations, et d'en sourire en tentant de retenir ce sourire. Je gardai obstinément les yeux sur ma feuille et continuai à prétendre prendre des notes tandis qu'il reprenait la parole.

« On ne peut avoir un tel pouvoir que si l'on est capable de tout contrôler.

- Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités ?

- Exactement, répondit-il en souriant. J'ai plus de cinquante mille salariés, mademoiselle Steele. Si ce ne sont pas de grandes responsabilités, je ne sais pas ce que c'est. J'ai entre mes mains l'avenir de milliers de personnes. Si je décidais du jour au lendemain qu'il fallait fermer une des branches de mon entreprise, plus de vingt mille personnes auraient du mal à boucler leurs fins de mois. »

Je levai un sourcil énervé alors que mon sourire disparaissait immédiatement et que je posai mon stylo, froidement. Pour avoir dans ma famille des gens de la classe ouvrière, je trouvai cette remarque plus que déplacée, trouvant là de quoi me donner le courage d'affronter son regard.

« Vous n'avez aucun compte à rendre ?

- Mon entreprise m'appartient, j'en fais ce que je veux.

- Et je suppose que le fait de mettre dans l'embarras des milliers de personnes par... caprice, ne vous pose pas le moindre problème !

- Pourquoi cela devrait m'en poser, mademoiselle Steele ? »

Je n'étais pas assez courageuse et n'avais la tête suffisamment froide pour réussir à lui répondre, aussi dus-je me contenter d'un regard assassin avant de reprendre mon stylo et de continuer cet entretien qui commençait à m'agacer prodigieusement.

« Quels sont vos centres d'intérêt en dehors du travail ?

- J'en ai plusieurs, et des variés.

- Le golf, par exemple.

- En effet. Mais ce n'est pas la seule activité que je pratique lors de mon temps libre. »

Il disait cela d'un ton étrange, et je ne pus m'empêcher de frissonner, en sentant une vague de panique me parcourir l'échine. Pour me calmer, je l'imaginai en train de jouer le mâle auprès d'un bûcheron canadien dans toute l'ampleur du cliché. Il ne faisait pas le poids et se ridiculisait dans mon image mentale, le réduisant à un simple être humain. Ce qui me permit de réussir à lui demander, comme pour une confidence de soirée-pyjama :

« Et alors, que faites-vous pour vous détendre, monsieur Grey ?

- Pour me « détendre », répondit-il en souriant, amusé (j'ignorais jusqu'alors que ce mot de la langue française était aussi comique, et je notai intérieurement qu'il fallait que je demande des explications à quelqu'un de compétent en matière de relations sociales la raison de cet amusement). Et bien... Je fais de la voile. Je pilote aussi. Diverses activités physiques onéreuses, puisque je suis très riche et que je peux me le permettre.

- Vous m'en direz tant ? » lui dis-je avec un hypocrite intérêt parfaitement lisible.

Je clignai des yeux pour éviter mon côté paysanne de l'insulter voire d'essayer de l'assassiner à coup de stylo-bille en parcourant les questions de Kate afin de trouver un autre sujet.

« ous faites des investissements dans l'industrie navale.

- Oui. J'aime construire et savoir comment les choses fonctionnent. Et puis, j'aime le bateau.

- Pas très logique comme raisonnement. On dirait plutôt que c'est votre cœur qui parle ici.

- Oh, vraiment ? Pourtant certains disent que je suis sans cœur.

- Ah bon ? C'est vraiiiiment étonnant. Pourquoi certains disent-ils cela ? renchéris-je avec toute l'ironie dont j'étais capable et qu'il ne releva même pas.

- Parce qu'ils me connaissent bien. »

Mon premier réflexe aurait été de répondre « tant pis pour eux », mais je réussis cette fois à arrêter ma langue avant qu'elle ne commette un nouvel impair.

« Hum, d'accord. Et êtes-vous quelqu'un de facile à connaître ?

- Je suis un homme discret, mademoiselle Steele. J'aime mon intimité. Je ne donne que peu d'interviews.

- Et pourtant vous avez accepté celle-ci...

- Comme je vous l'ai déjà dit, je suis l'un des mécènes de l'université. Et il est impossible de se débarrasser de mademoiselle Kavanagh : elle n'a pas arrêté de harceler mon service de presse. Une admirable ténacité. »

J'en savais quelque chose : un trajet long de deux heures pour interroger un parfait inconnu, seule une « admirable ténacité » pouvait réussir à me le faire faire...

« Vos investissements vont aussi dans les technologies agroalimentaires. En quoi ce secteur vous intéresse-t-il ?

- L'argent ne se mange pas, et trop de gens n'ont pas de quoi manger.

- Malgré tout le respect que je vous dois, j'ai du mal à vous voir en philanthrope cherchant un moyen de nourrir les affamés... »

Il ricana et haussa les épaules, sans vraiment me répondre. Mais j'en avais déjà assez d'être assise ici et mon cerveau bataillait entre deux messages d'alerte (le « fuies tant que tu peux » et le « si tu ne finis pas cette conversation, Kate te tuera ») alors je n'avais pas la tête à réfléchir davantage sur sa réaction.

« Avez-vous une philosophie ? Et si c'est le cas, pouvez-vous l'expliquer ?

- Je n'ai pas de philosophie comme vous l'entendez. Un mode de vie peut-être. Je suis très individualiste et très déterminé. J'aime contrôler les choses, que ce soit ma personne ou celles qui m'entourent.

- Vous aimez les biens matériels alors ? Consommateur ?

- En quelque sorte. J'estime qu'on obtient ce que l'on mérite. »

Je retins difficilement une profonde envie de lui donner un coup de poing en plein sur son nez de mannequin sorti d'une revue de mode, en déglutissant lentement. Cet entretien était une torture, et si la perspective de me faire incendier par Kate ne m'avait pas retenue, je me serais déjà enfuie en courant pour ne jamais revenir. Surtout que j'en arrivais aux questions indiscrètes à la Kavanagh... J'adoptai donc à nouveau la technique fausse-prise-de-note.

« Vous avez été adopté apparemment... Est-ce que cela a, selon vous, influencé votre parcours ?

- Je ne sais pas s'il est vraiment possible de répondre à cette question. »

Je n'osai pas m'étendre sur le sujet, d'autant plus que, n'ayant pas sa biographie je craignais de faire une bévue, et préférai poursuivre sur autre chose.

« Votre travail a-t-il nécessité un sacrifice du côté de votre vie familiale et sociale ? »

Je n'avais même pas la moindre idée de ce que je racontais, et j'ignorai même si je parlais toujours français. J'avais chaud, je me sentais mal, et je commençais à avoir envie de vomir (faute de m'enfuir évidemment).

« J'ai une famille. Un frère, une sœur, des parents aimants. Cela me suffit.

- Mais votre travail vous permet-il de les voir régulièrement ?

- Cela ne vous regarde pas. »

Je relevai les yeux, étonnée par sa réponse, mais décidai que cela était normal pour l'homme froid, calculateur et sans scrupule que j'avais décrété qu'il était. Je continuai donc les questions, sans réfléchir.

« Quelle est votre orientation sexuelle monsieur Gr... OH MON DIEU MAIS QU'EST-CE QUE C'EST QUE CETTE QUESTION ? »

J'ignore encore qui fut le plus surpris entre lui et moi. Il semblait s'étouffer avec un verre d'eau inexistant, tandis que je me relevai d'un coup en me rendant compte de ce que Kate m'avait fait dire. Je la reconnaissais davantage dedans. Il nous fallut à tous deux quelques secondes de silence pour nous reprendre, puis je me décidai à me rassoir, tandis qu'il se raclait la gorge.

« Je vous demande pardon monsieur, cela fait partie des questions que m'a fournies mademoiselle Kavanagh pour cet entretien, vous n'avez pas à...

- Je suis hétérosexuel si vous tenez tellement à le savoir. »

Ce fut à mon tour de m'étrangler avec un verre d'eau inexistant et de tousser pour cacher mon embarras. Je me promis d'avoir une discussion sérieuse avec Kate et, s'il le fallait, de lui faire manger ses feuilles de questions. Il reprit alors la parole, me donnant quelques micro-secondes supplémentaires pour essayer de ne pas mourir.

« Vous n'avez pas rédigé ces questions ?

- Heu non... Je n'étais même pas censée faire cette entrevue à la base. J'ai dû la remplacer au pied levé.

- Vous êtes collègues au journal des étudiants ?

- Nous ne sommes que colocataires et je n'ai rien à voir avec le journal des étudiants. Elle est tombée malade et n'avait personne d'autre sous la main à vous envoyer, donc ce rôle m'a échu. Et si cela ne vous dérange pas, j'aimerais vous rappeler que c'est moi qui suis censée poser les questions.

- N'en doutez pas. »

Il se mit à sourire à nouveau, comme un enfant qui découvrirait un nouveau jouet, et je ne pus m'empêcher de rougir sans savoir s'il s'agissait de honte ou de colère. Heureusement (je crois), la porte s'ouvrit à ce moment-là pour laisser entrer Blondie-Numéro-Deux.

« Monsieur Grey, excusez-moi de vous interrompre, mais votre prochain rendez-vous est dans cinq minutes.

- Nous n'avons pas terminé, Andréa, répondit-il alors que je découvrais que Blondie-Numéro-Deux avait un vrai prénom. Annulez ce rendez-vous.

- Mais monsieur...

- Annulez-le, Andréa.

- Bien monsieur. »

Puis elle disparut, avec un mouvement de tête qui montrait bien qu'elle n'en croyait pas ses oreilles. J'aurais pourtant juré qu'un homme comme monsieur Grey faisait des choses bien plus excentriques au quotidien que d'annuler un rendez-vous...

« Où en étions-nous ?

- Heu... Mais vous savez, je ne veux pas gêner, je peux partir... J'ai suffisamment d'informations, et vous semblez occupé...

- Ne vous inquiétez pas pour cela. Reprenez.

- Je... Je tentais de vous rappeler qui doit poser les questions.

- Ne pensez-vous pas qu'il est normal que j'en sache un peu plus sur vous maintenant que vous avez appris tant sur moi ?

- Non.

- Hé bien je pense vraiment le contraire. Racontez-moi donc un peu ce qui remplit votre vie lorsque vous ne vous faîtes pas exploiter par votre colocataire...

- Je ne vois pas pourquoi je devrais vous le raconter. Surtout que je ne vois pas ce que je pourrais vous raconter, monsieur. Et vraiment, je ne voudrais pas bousculer votre emploi du temps...

- Quels projets avez-vous pour l'avenir ?

- Finir mes études monsieur. »

Il se mit à rire et me regarda comme pour m'inciter à continuer. Je déglutis et ajoutai péniblement quelques mots, en priant pour que cela s'arrête rapidement :

« J'ai quelques vagues idées d'emplois, mais rien de très précis encore. Je dois d'abord décrocher ma licence... »

Cette licence que j'aurais dû être en train de réviser au lieu de souffrir dans ce fauteuil extrêmement confortable en face d'un homme incroyablement beau, riche, et jeune.

« Nous proposons d'excellent stages.

- Heu... Je m'en souviendrai... Mais je doute postuler ici.

- Pourquoi cela ?

- Je ne suis pas blonde, déjà. »

Cette remarque eut la faculté de lui décrocher un autre petit rire tandis qu'il secouait la tête, comme pour la dernière bêtise racontée par son enfant. Je me sentis alors obligée de rajouter quelque chose, pour ne pas me sentir plus stupide encore.

« Et surtout, je doute que vous ayez une section qui corresponde à des études littéraires, monsieur. »

Il ne semblait même pas avoir entendu cet argument, alors qu'il me fixait intensément, comme s'il cherchait à lire dans mes pensées. Ce qui était terriblement énervant.

« Voulez-vous visiter nos locaux mademoiselle Steele ?

- Vous êtes un homme occupé, monsieur Grey, je m'en voudrais de vous gêner encore davantage. Et je dois attraper le prochain train si je ne veux pas rentrer trop tard...

- Le prochain train ?

- Je n'ai pas le permis, monsieur. »

Il parut alors abasourdi, et j'aurais presque été satisfaite de mon petit effet si cela ne me plaçait pas dans la catégorie des gens-bizarres-et-improbables-si-ça-se-trouve-elle-n'est-pas-humaine, parce que je suis étudiante, majeure et sans permis. J'avais toujours su que ma place était dans un musée entre une dent de dinosaure et une robe empire...

« Je vois... Vous avez tout ce qu'il vous faut ?

- Oui monsieur, merci pour tout, lui répondis-je en m'empressant de ranger mes affaires dans mon sac. »

Nous nous levâmes alors et je m'apprêtai à partir après une dernière poignée de main. Mais c'était sans compter sur la salutation du multimilliardaire...

« À bientôt, mademoiselle Steele. »

Je fronçais les sourcils en ne comprenant pas cette insinuation. Et surtout parce que la manière dont il avait prononcé ces mots, en faisait une sorte de défi ou de menace (difficile à dire) qui me déplut immédiatement. Quand aurions-nous pu avoir l'occasion de nous revoir ? Et surtout, pourquoi nous reverrions-nous ? Exceptée pour la fameuse remise des diplômes évidemment, mais ce n'était pas ce que l'on pouvait considérer comme « bientôt »...

« Au revoir, monsieur Grey. »

Je marchai aussi vite qu'il m'était possible de le faire sans avoir l'air de courir, et pourtant il me devança pour m'ouvrir la porte, et je fus obligée par les conventions sociales et la politesse de le remercier, malgré moi. J'eus également le grand étonnement de le voir me raccompagner, étonnement encore grandissant en voyant les visages surpris d'André et Olivia qui me prouvèrent que ce n'était pas une habitude de sa part.

« Vous aviez un manteau ?

- Non. »

Je n'aurais pas pu être moins polie et affable, même en le faisant exprès, alors même qu'il faisait preuve de la plus grande courtoisie à mon égard. Sans que je ne sache vraiment pourquoi, je trouvais cela exaspérant. Il appela l'ascenseur et nous l'attendîmes en silence. Dès que les portes s'ouvrirent, je me réfugiai dans la cabine, loin de lui, mais ne pus m'empêcher de voir à travers les miroirs qui le composaient (encore une preuve de prétention à mon goût) son regard posé sur moi. Et de vérifier que oui, il était magnifique, plus encore que la plupart des mannequins dans les revues de mode stupides de Kate.

« Anastasia... »

Je m'apprêtais à lui répondre avec une semi-insulte en lui soulignant que je ne lui permettais pas de m'appeler comme ça (c'est vrai quoi, on n'avait pas gardé les cochons ensemble non plus), mais heureusement, sans doute, les portes se renfermèrent avant.