Bus stop, wet day

She's there, I say

Please share my umbrella

Bus stop, bus goes

She stays, love grows

Under my umbrella

(Bus Stop — The Hollies)

Un jeudi pluvieux, et l'arrêt de bus est bondé. Les gens s'amassent sous le petit toit, et essayent de rester au sec, quitte à sacrifier un bout de leur sac, ou un bras qui serait en trop. Adrien est sur place trop tard, il le sait à peine arrivé — pas parce qu'il n'est pas à l'heure pour son bus, mais parce que maintenant, il n'y a pas moyen de trouver un espace libre sous l'abri. Il déplie son parapluie et se positionne sur le côté, essayant de se faire tout petit, ce qui est très compliqué avec un parapluie grand et sombre comme le sien.

Les autres le dévisagent et essayent de mettre un nom sur son visage, mais il les ignore. Il sait qu'à deux pas d'ici, une affiche de son dernier shooting est accrochée. Il sait qu'il est sur la couverture des derniers magazines de mode. Peut-être que certains le reconnaissent, peut-être que non. Il s'en fiche.

Adrien jette un coup d'oeil à sa montre : il a vingt-trois minutes d'avance. Cela veut dire vingt-trois minutes sous la pluie, à éviter le regard des passants ; et cela veut dire vingt-trois minutes à espérer que personne ne criera son nom dans la rue. Nathalie lui dit toujours que c'est normal, que les choses passeront au bout d'un moment, mais il a du mal à la croire. C'est désagréable, se dit-il.

Une voiture passe trop rapidement, le voilà trempé. Il veut s'énerver contre le conducteur, mais il est déjà parti. Encore, les regards des autres sont sur lui, plus acérés que jamais — vous avez vu, doivent-ils se dire, c'est Adrien Agreste, le fils de Gabriel Agreste ! Il ressemble plus à rien, ce type. Ses vêtements sont trempés, ses cheveux aussi ; eh ben, quelle allure ! Pas aussi lisse que sur les photos, c't'enfoiré. Voilà ce qu'ils doivent penser, tous.

— Excusez-Moi ?

C'est une voix féminine. Adrien manque de l'ignorer, parce qu'il n'a pas trop envie de parler maintenant. Pour un jour de rentrée, il commence bien, tiens. Il ne veut pas arriver à l'université avec cette allure-là, et se faire charrier dès le premier jour. Comme si avoir l'un des visages les plus connus de Paris n'était pas suffisant.

Il finit par répondre, parce que quand même, ça ne se fait pas.

— Oui ? il fait, en se retournant légèrement.

La fille est aussi trempée que lui, si ce n'est plus. Sa silhouette parvient jusqu'au cerveau d'Adrien avec un temps de retard — plus petite que la moyenne, taille menue, épaules carrées, elle ressemble à une étrangère au milieu d'un Paris froid et capricieux. Adrien continue à la regarder, des brides de détails lui sautant au visage ; des yeux lagons et étrangement lumineux, des lèvres de soie et des joues rosâtres, la peau recouverte d'un léger filet de pluie, comme si elle ressortait d'une piscine. Elle est jolie, se dit-il, elle ne ressemble pas aux autres.

— Vous avez laissé tomber votre parapluie, dit-elle d'une voix claire. Voici.

Elle lui tend l'objet avec maladresse, mais le geste est empreint d'une chaleur qui tranche avec l'atmosphère pesante. Adrien reprend le parapluie avec un vague « merci », et le place au-dessus de sa tête. Il n'avait même pas remarqué l'avoir lâché.

Lorsqu'il regarde à nouveau sa montre, il lui reste dix-sept minutes. Cela veut dire dix-sept minutes à compter stupidement les voitures qui passent, dix-sept minutes à éviter du regard la fille d'à côté, qui tremble sous la pluie glacée.

Ou bien, décide Adrien, dix-sept minutes à partager son parapluie et à communiquer un peu, plutôt que de rester enfermé dans ses pensées. Il n'est pas habitué à ça, mais il pense qu'il peut le faire. Il tend son bras, et lui demande si elle veut une place près de lui.

Après ça, ils décident de faire le chemin ensemble, laissant le bus aux autres, ceux qui sont aussi gris que les fumées qui s'échappent aux extrémités de la ville. Et pour son premier jour, Adrien arrive avec quarante-six minutes de retard.

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Avec Marinette, il y a plusieurs règles à respecter. Elles se fixent naturellement, et personne n'a même le besoin d'en discuter. Adrien les comprend dans les silences qu'elle laisse passer, et dans les recoins de ses mots, cachés sous une confiance feinte. Il ne lui pose jamais de question qu'il sait gênante, et n'insiste pas lorsqu'elle ne semble pas à l'aise avec leur conversation. Il sait que quelque chose cloche, chez elle comme chez lui — ça se voit, quand une personne ne va pas bien ; enfin, Adrien le voit, parce qu'il mise une attention toute particulière sur elle.

Marinette ressemble à un courant d'air lors d'une journée trop chaude ; ou à un rayon de soleil en plein hiver. Elle est parfois timide, mais jamais empotée. Elle tient toujours son sac sur l'épaule gauche, préfère les chewing-gums aux fruits à ceux à la menthe, et n'aime pas garder ses cheveux détachés. La voir chaque matin devient d'un naturel tel, qu'il est difficile pour Adrien de se dire qu'ils auraient pu ne jamais se rencontrer — si elle avait pris le bus d'après, le jour de leur première rencontre, s'il n'avait pas osé lui proposer son parapluie, ou d'autres choses encore. Mais la chose est qu'ils se sont bel et bien rencontré, et que maintenant, passer une journée de cours sans avoir vu Marinette est synonyme de malheur.

Ils se retrouvent à la même heure tous les matins — trop tôt, quand il n'y a que des fantômes pour les accompagner, et quand la lumière rougissante se reflète sur les mèches brunes de Marinette, quand le trafic quotidien n'est encore qu'un léger sifflement. Adrien n'a pas de problème avec le fait de se lever tôt, il le fait en permanence. Il ne dort certainement pas assez (Nathalie le lui a dit, et son médecin le lui a dit, et même Nino le lui a dit), mais il n'y voit pas d'inconvénients. C'est Marinette qui a eu cette idée-là, pourtant. Elle est arrivée, quelques semaines après la rentrée, et lui a demandé s'il était d'accord pour qu'ils se voient régulièrement, s'il était d'accord pour qu'il soit important dans sa vie à elle, et qu'elle soit importante dans sa vie à lui. Adrien a répondu affirmativement, et aurait-il pu faire autrement ? Marinette est un véritable aimant, ce n'est pas quelqu'un à qui on peut refuser ce genre de chose.

Un mois passe tranquillement, puis un deuxième. Elle ne fait jamais référence à son nom, ni à la façon dont on parle de lui, extérieurement. En échange, Adrien ne cherche pas à connaître les raisons de ses insécurités à elle. C'est une sorte de pacte qu'ils ont. Une promesse muette. Les mots viendront quand le moment sera venu, voilà tout.

En décembre, la neige recouvre le sol, de quelques petits centimètres, mais c'est suffisant à créer un mouvement de panique dans tout Paris. Adrien sort de chez lui avec un large sourire, et descend la rue jusqu'à l'arrêt de bus, amusé par les larges traces laissées par ses pas. Bien sûr, il n'y a personne — les bus sont arrêtés, à cause des conditions défavorables, ce n'est une surprise pour personne. Une fille vient et dit à Adrien que ça ne sert à rien d'attendre ici et que rien ne va venir, il répond qu'il sait. Et quand Marinette arrive, il est soulagé de retrouver une présence plus accueillante et compréhensive.

— J'ai ma matinée de libre, elle fait avec un sourire en coin, mon prof est absent à cause de cette foutue neige.

Adrien hausse les épaules avec un air qu'il veut nonchalant.

— Tu veux qu'on aille quelque part ? Je pensais pas aller travailler non plus.

Il espère que Marinette ne peut pas voir son hésitation, la façon dont ses yeux ne quittent plus le sol. Adrien a beau se donner de grands airs comme ça, il n'est pas doué avec les gens — il n'a pas beaucoup d'amis proches, par exemple, et ne sait jamais quoi dire exactement pour détendre l'atmosphère. À cause de ça, il finit par parler beaucoup trop, et arrêter de filtrer ses propos : mauvais jeux de mots, pensées futiles, remarques inutiles, tout est dit sur le même ton. Ce n'est pas facile, aussi, de s'adapter aux gens. Nino l'accepte sans problème, Marinette aussi, et Chloé l'ignore simplement quand ce qu'il dit ne lui plaît pas. Chacun réagit à sa manière.

Adrien n'a jamais vu Marinette dans un autre cadre que celui-ci (celui où ils marchent vers leur université, ou prennent le bus ensemble lorsque le temps est trop mauvais), il ne sait pas si elle voudra rester avec lui là où elle pourrait avoir du temps pour elle-même.

Mais Marinette ne semble pas contrariée. Elle sourit gaiement, et une lumière apaisée se lit dans son regard lagon.

— Oh, dit-elle, oui, je pensais t'accompagner, de toute façon. Si tu n'as rien d'autre à faire, bien sûr.

— Rien de mieux, confirme-t-il.

— Et il fait trop froid pour marcher jusqu'à la fac.

— Il fait trop froid pour travailler, de manière générale. Ça devrait être interdit, avec ce genre de température. Rien de mieux qu'un bon chocolat chaud et d'une couverture polaire.

L'ambiance est déjà plus détendue, et rien qu'à la façon dont Marinette joue avec le bout de sa tresse, il peut dire qu'elle est, à cet instant précis, d'humeur joyeuse.

— Je ne dis pas pour la couverture, rit-elle, mais on peut trouver un café dans le coin, par exemple !

— Bonne idée, dit Adrien.

Ils se dirigent vers des coins qu'ils n'ont jamais vus avant, arpentent les rues inconnues avec étonnement et parfois amusement. Les cafés ouvrent à peine — ceux qui n'ont pas décidé de rester fermé pour aujourd'hui —, leurs employés sont encore à moitié endormis, et les salles sont silencieuses. Ils s'arrêtent Chez Tikki, un endroit qui déborde de convivialité et dont les muffins exposés en vitrine font terriblement envie à Adrien. La femme qui tient le café leur sourit, étouffant à peine son bâillement. Elle a une stature plutôt imposante, mais cette impression peut être renforcée par la couche non négligeable de pulls qu'elle doit porter — Adrien compte trois sous-pulls de couleurs différentes, qu'il voit dépasser de son gilet en laine. Elle leur sert rapidement les chocolats chauds qu'ils ont commandé, et retourne à son comptoir.

— Comment s'est passé ton test, l'autre jour ? demande Marinette.

— Bof. Je crois que ça fera l'affaire, mais pas de quoi me démarquer des autres.

— Vraiment ? Tu avais l'air plutôt confiant, avant.

— Je sais, soupire-t-il, mais je crois que je me suis un peu laissé aller…

Marinette laisse ses doigts courir le long de sa tasse, et trace quelques faux cercles juste au-dessus de la surface chocolatée avec son index.

— Ça ira ? demande-t-elle. En ce moment, tu as l'air moins… Confiant ? Non, ce n'est pas le bon mot- moins prévoyant que d'habitude.

Adrien fronce les sourcils.

— Prévoyant ?

— Mmh, oui, fait-elle. Au début du semestre, tu faisais toujours bien attention à tes coefficients, aux autres notes que tu aurais après. Tu calculais approximativement ta moyenne à l'avance pour voir quelle marge tu avais pour être en tête de promotion. Ce genre de chose.

Il se retrouve à hausser les épaules, encore. C'est amusant de se dire qu'en presque trois mois, Marinette a noté ce genre d'habitude chez lui. Il remarque que lui aussi, il fait la même chose de son côté.

— Je sais, dit-il, je crois qu'en fait, c'est pas très important, d'être le premier.

— Tu as changé d'avis là-dessus ?

— Oui.

Elle ne demande pas pourquoi, et il lui est reconnaissant pour ça. Il y a deux semaines, son père lui a téléphoné pour lui demander s'il était bien en première place dans toutes les matières, et ça a énervé Adrien. C'est toi qui as choisi l'université à la prépa, disait son père, alors tu as intérêt à travailler plus si tu veux entrer dans une bonne école — et Adrien répondait que s'il avait écouté son père, il serait encore en train de poser pour je-ne-sais quel photographe, maintenant. Ce n'était vraiment pas une discussion agréable à avoir ; il essayait vraiment de rester calme, mais sa tête était sur le point d'exploser, l'air lui semblait plus lourd que du plomb, il n'arrivait pas à respirer normalement.

Et à la fin, Adrien a décidé d'une chose — qu'il retourna encore et encore dans sa tête, avant de dire stop. Assez.

Il ne fera rien de plus pour son père, et uniquement pour son père. Il n'a pas envie de gâcher les années qu'il a devant lui à se tuer à la tâche, tout ça pour faire plaisir à quelqu'un qui ne ressent rien d'autre qu'une vague responsabilité envers lui. Son père est froid, rigide, intolérant. Et tant pis pour lui, se dit Adrien. Ce type, il veut même plus lui parler.

— C'est bon, Adrien, dit Marinette avec gentillesse. C'est bien comme ça, tu sais ? Tu n'es pas obligé d'être premier partout.

Il hoche faiblement la tête. Mais Marinette ne comprend pas, même s'il ne lui en veut pas pour ça. Adrien n'est pas le premier partout, mais ce n'est pas que ça ; il n'est premier nulle part, il n'est même pas exceptionnel dans un domaine. Il est sûr que certains essayeraient de le contredire, de dire qu'il est (était) un bon mannequin, qu'il a quand même de bonnes notes. Mais ils ne font que trouver des excuses, se dit Adrien. Il n'est (n'était) même pas un très bon mannequin — tout est à mettre sur le compte de sa maquilleuse, et des leçons qu'il a reçues. Lui, il n'a rien fait, sinon se plier aux exigences. Et il continue à faire ça, à chaque fois, suivre la procédure, obéir sagement aux consignes, sans jamais faire quelque chose de spécial.

Adrien veut être exceptionnel, voilà le problème.

— Ce qui compte, c'est de faire c'que t'as envie de faire, continue-t-elle. Si tu veux vraiment quelque chose, il faut t'en donner les moyens, mais se forcer, c'est pas forcément une bonne chose.

— Je sais…

Il soupire, et jette un vague coup d'oeil à sa tasse encore pleine. La vapeur qui remonte jusqu'à son visage épouse confortablement les courbes de ses joues, y laisse une odeur qui ne partira que quelques heures plus tard.

— Mais est-ce que j'ai besoin de tout ça ? demande Adrien.

— Ça dépend ce que tu entends par 'tout ça'.

— Être le premier ?

Marinette secoue la tête, et le noeud de son écharpe blanche se défait.

— Non. C'est pas grave, de pas être le meilleur. C'est pas le plus important.

Mais Adrien note une pointe de mélancolie dans sa voix, et il ne sait pas si elle pense ce qu'elle dit. Il la regarde discrètement — il pense qu'il l'est, mais peut-être qu'elle le voit, qu'elle sait qu'il observe la façon dont ses lèvres s'écartent pour embrasser sa tasse, et le liquide brûlant qui va avec —, il pense qu'elle doit être la meilleure quelque part, elle.

— Je pense ça aussi, dit-il, mais il faut avouer que c'est toujours gratifiant.

— Sans blague, rit Marinette.

— Mais y a pas assez de choses à faire pour que tout le monde puisse être premier quelque part, tu vois ?

— Tu as vraiment réfléchi à la question, remarque-t-elle.

Il hausse les épaules, faisant comme s'il s'en fichait. Il trouve ça important. C'est un élément majeur dans son éducation, ça doit être cela. Son père a cette manie, sûrement parce qu'il est l'un des meilleurs dans ce qu'il fait — mais ce n'est pas une raison pour en mettre autant sur le dos d'Adrien.

— Mais je crois que tu as raison, il fait, ça n'a pas d'importance, en fait. Je n'ai même pas d'école particulière en tête. Du moment que mes résultats sont assez bons pour rester dans le premier quart de la promo, voire un peu plus, je vais pas trop me compliquer la vie.

Le sourire de Marinette est une réponse rassurante, et l'éclat rosé de ses lèvres fait rêver Adrien un moment. Il porte la tasse à ses propres lèvres, et englouti tout le liquide, le sent descendre le long de sa gorge avec une agréable lenteur. Les yeux fermés, il pense à ce qu'il a et n'a plus à faire, à toutes ses listes compliquées qu'il peut désormais rayer au stylo. Lorsqu'il les rouvre, il observe par la fenêtre les flocons, qui tombent comme des petits parachutes de coton, venus pour envahir le flux de ses pensées. Au milieu du spectacle, Marinette garde son air apaisant.

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L'appartement d'Adrien n'est rien de plus qu'une page prise au hasard dans un catalogue IKEA, remplit de meubles lisses et modernes, dont les traces de poussière sont aussi évidentes que grossières. Une pile de cours disposée sur un bureau, quelques coussins colorés sur son canapé, mais à part ça, pas la moindre trace de personnalité. Le soir, Adrien ouvre toutes les fenêtres et fait semblant de regarder les rues, alors qu'il est juste perdu dans ses pensées — il se donne l'impression d'écouter Paris, comme un espion à la recherche d'un emploi.

Marinette est assise en tailleur sur son tapis, et s'amuse à mélanger des cartes avant de les disposer sur la table basse avec un soin qui échappe à Adrien. Elle qui est d'habitude si maladroite, elle ne fait jamais aucune erreur lorsqu'il s'agit de cartes. Elle bat Adrien à plate couture, quel que soit le jeu auquel ils jouent ; de la bataille au poker, c'est toujours pareil. Le verre de vin posé à sa droite est à moitié vide, et elle laisse ses doigts pianoter sa surface transparente. Le bruit résonne dans la tête du jeune homme, mais il essaye de l'ignorer.

— Tu bluffes, elle fait.

Adrien se laisse sourire, évitant de jeter un nouveau coup d'oeil à son jeu.

— Ce serait un gros risque de ma part, fait-il remarquer. J'ai misé gros, là.

— Mmmhhh…

Elle avance une petite pile de jetons colorés en avant, et hésite un moment. Puis, avec un haussement d'épaules presque indiscernable, elle pousse tout le reste jusqu'au centre de la table.

— Tapis, dit-elle.

Adrien grogne et lance son jeu sur la table. Une paire de quatre ne suffit pas à impressionner Marinette, qui commence à se moquer de lui.

Ils refont une partie, puis une autre, et à vingt-deux heures, Marinette se penche en avant et s'étire comme un chat. Le froid sec du mois de février est devenu leur plus proche ami, et se glisse derrière eux en permanence.

Marinette vient de temps à autre, souvent les soirs de week-end, parfois en semaine. Elle ramène quelquefois Alya, sa colocataire, et des tonnes de petits cadeaux qu'elle glisse à Adrien, l'air de rien. La première fois, elle dit que c'est parce qu'ils n'ont pas pu se voir pour Noël, et après ça, elle ne cherche même plus d'excuses. Oh, elle fait, c'est parce que je ne me servais plus de ça, c'est parce que ça m'a fait penser à toi. Au moins, les objets rendent son appartement plus vivant.

Rapidement, son image est partout chez lui. Il voit Marinette feuilleter le journal dans sa cuisine lorsqu'il est seul, ou il la voir allongée sur son lit, en train de critiquer ses goûts musicaux. Sur le coin de son bureau, Adrien affiche une photo d'eux qu'ils ont pris un matin particulièrement mauvais — il est trempé, et Marinette a les cheveux en bataille, et du mascara qui coule jusqu'au haut de ses joues. Il la pose à côté de celle de Nino, pas loin de la couverture de magazine avec ses parents dessus, lorsqu'ils étaient encore jeunes.

Lorsqu'il marche dehors seul, il a l'impression d'entendre les pas irréguliers de Marinette ; ses longues bottes de pluie rouges qui touchent le sol avec un bruit flasque. La tête dans les nuages, comme d'habitude, Adrien modifie la réalité pour se rapprocher d'elle.

Et c'est une matinée particulièrement jolie — la ville s'étend tout devant comme une grande rangée de pastels, dans un froid lumineux qui sublime les traits encore vaporeux des immeubles. Les trottoirs sont vides, même si le bruit des voitures rappelle à Adrien qu'il n'est pas seul. Aujourd'hui, Marinette est malade. Elle lui a envoyé un message bourré de fautes probablement causées par le correcteur automatique, mais qui reste lisible. Trop habitué à se lever aux aurores, Adrien ne pense même pas à retourner dormir pour prendre le bus plus tard, et fait le trajet à pied. Ses enjambées sont plus grandes que d'habitude, et il ne s'essouffle pas à force de parler. Il repense à la veille, au jeu de cartes avec Marinette, au fait qu'elle avait l'air parfaitement en forme.

Sans elle pour capter son attention, Adrien se perd dans le paysage. Il y a un fleuriste qu'il n'avait jamais remarqué auparavant, caché au fond de sa petite boutique verte et pleine d'autres couleurs ; il y a un caviste, pas si loin de chez lui, grand et maigre, avec une moustache mal coupée. Une école maternelle. Un bâtiment qui sera bientôt démoli. Une flopée de détails qui sont d'habitude éclipsés par la savoureuse présence de Marinette.

À force de marcher à si vive allure, Adrien arrive en avance. Dans un amphi vide, il se glisse tel un fantôme aux rangs du milieu, les plus intéressants. Nino est déjà là, endormi sur sa table, son casque collé aux oreilles. À l'approche d'Adrien, il semble se réveiller, et finit par se redresser vers son ami.

— T'es en avance, il fait remarquer. C'est pas normal, ça. Normalement, tu restes avec Marinette le plus longtemps possible.

— On n'est pas venu ensemble.

Il hausse un sourcil sous la surprise.

— Huuuh, d'accord ? Vous vous êtes disputés ? Parce que c'est la première fois que ça arrive puis des mois, non ?

Adrien secoue la tête avec un soupir.

— Elle est malade.

— Oh… Ça va ?

— Je suppose que ça va. Je l'ai vue hier soir, et elle avait l'air okay.

— Soirée poker, c'est ça ?

— Exactement.

— Et elle avait l'air bien, tu dis ?

— Ouais- j'ai rien remarqué d'anormal.

Il pose son sac à ses pieds, et déplie le siège derrière lui. La salle est bien plus chaude qu'au-dehors, mais il se met quand même à frotter ses mains les unes contre les autres pour les réchauffer un peu. Marinette avait l'air bien, alors il n'y a pas de raison que se soit grave, pense-t-il. Il lui envoie quelques messages auxquels elle ne répond pas, et se dit qu'elle doit dormir. Tant pis.

La journée est longue et triste, et même les fleurs qui tapissent l'entrée de l'université semblent avoir moins bonne mine que d'habitude, ce qui n'est pas si étrange par un temps pareil.

Le lendemain, Marinette est de nouveau là, avec ses tresses courtes et ses collants dorés, et Adrien oublie pourquoi il s'est même inquiété.

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Les marches de son appartement sont étroites, mais assez grandes pour lui et Chloé. Ils ressemblent à deux membres de haute société en train de critiquer le reste du monde, avec leurs vêtements ridiculement chers et leurs chaussures bien astiquées. Chloé est assise en tailleur, bien sûr, elle porte, comme d'habitude, des bijoux couteux à son cou et à ses poignets, ou à ses doigts. Des colliers de perles brillantes et des anneaux en or, des bagues incrustées de petits diamants. Son rouge à lèvres tranche étonnement avec la couleur jaune de sa veste, et même si Adrien trouve la tenue d'un mauvais gout qui saute aux yeux, il ne fait aucune remarque.

Chloé est énervée. Elle parle en faisant beaucoup de gestes — avec ses mains, ses pieds, en retroussant son nez. Parfois, elle sort son portable pour montrer à Adrien une photo de quelqu'un avant de s'en moquer. Lui, il lui répond avec un rire forcé, ou un sourire qui ne veut pas dire grand-chose. Elle ne peut pas s'empêcher de critiquer tout ce qui l'entoure, mais il sait que c'est une marque de manque de confiance en soi, alors il fait comme si elle avait raison.

— Et je te jure, elle fait, que la fille, cette pauvre conne, renverse son café sur moi. Adrien, est-ce que tu te rends compte que je portais une robe GUCCI, de la dernière collection ? À un cout exorbitant ? Même si cette empotée revendait tout ce qu'elle possédait, elle ne pourrait pas s'offrir une telle pièce. Et elle a renversé du café dessus ! Quelle honte ! Je te jure, certains ne manquent pas de toupet.

Il hoche la tête. Oui, Chloé. Tu as raison, Chloé. C'est vraiment lamentable, Chloé.

— Enfin, assez parlé de moi, dit-elle en regardant ses ongles avec satisfaction, ça se passe comment à l'université ? Toujours ami avec ce… Type ? … Nicolas ?

— Nino, rectifie Adrien. Oui, toujours. Et les études se passent bien, je suppose.

Et Chloé lui fait un sourire un peu coincé, comme si elle s'exprimait à un gamin — elle ne doit pas approuver Nino, pense Adrien, il se souvient bien de la tête qu'elle lui a faite la première fois qu'elle a vu une photo de lui.

— D'autres amis ? demande-t-elle.

Adrien hausse les épaules. Il hésite à lui parler de Marinette, et même s'il n'a rien à cacher, il a l'impression que sa relation avec elle est trop intime pour la présenter à Chloé. Tous les matins, pense-t-il, je vois la plus belle fille du monde, et elle a la bonté de m'accorder un peu de son temps.

— Pourquoi ce silence ? reprend Chloé. Tout le monde doit t'adorer.

— Pas vraiment. Tu sais qu'il y a eu pas mal d'articles sur moi, dernièrement. Ils n'étaient pas forcément positifs.

Chloé hausse un sourcil en prenant un air indigné.

— Eh bien, si ces gens-là s'arrêtent aux rumeurs, ils peuvent tous aller se faire foutre, non ?

Cette remarque faire rire Adrien.

Tu accordes une attention toute particulière aux rumeurs, Chlo'

— Ohh, ne commence pas à m'énerver. Tu sais bien que j'essaye d'arrêter de fumer.

— Depuis combien de temps ?

— Trois jours.

Il fait semblant d'applaudir, et dans la rue, quelqu'un lui répond avec un ricanement.

— Bravo, répond Adrien.

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Mars et ses averses arrivent, et Marinette porte un nouvel imper. Sa capuche trop grande retombe sur son front comme un pétale un peu vieilli, mais elle ne semble pas être gênée. Elle court jusqu'à lui avec un bâillement, et laisse sa tête reposer contre son épaule avec un soupir.

— Il fait froid, se plaint-elle. Et il pleut ! Tu n'as pas ton parapluie ?

— Je crois que tu l'as ramené chez toi, la dernière fois, il fait.

— Uuuuuuugh…

— Tu veux prendre le bus ?

Elle jette un bref regard à l'abribus, son petit banc sombre et tout usé, les vitres dégoulinantes de pluie.

— Je préfère encore marcher.

— Comme tu voudras.

Adrien n'a pas de capuche. Son visage est trempé, et la large écharpe en laine qu'il porte est si gorgée de pluie qu'il passera probablement des heures avant de réussir à la sécher. Il garde les mains dans ses poches, pour ne pas abimer ses gants. Contre son épaule, Marinette est tout agitée ; elle parle beaucoup, constate-il, elle laisse quelques petits rires excités échapper sa jolie bouche, elle partage avec lui cette bonne humeur qui l'entoure.

Sur les pavés glissants, Adrien observe discrètement les reflets des passants, cherchant si le sourire de Marinette est contagieux au point de contaminer les autres. Mais à cette heure-ci, tout le monde est fatigué. Les gens écoutent leur musique, ou bien marchent la tête baissée, ou masquée par leur parapluie.

— On peut s'arrêter deux secondes ? demande Marinette. Je dois acheter un peu de presse !

Adrien hoche la tête, et la suit dans le bureau tabac au coin de la rue. Elle parcourt les étagères avec attention, et attrape un magazine avec lequel elle doit être familière. Elle ouvre la première page pour regarder le sommaire, et soudainement, le sourire qu'elle abordait jusqu'à maintenant la quitte. En quelques secondes, le magazine est sur son étagère, et Marinette est ailleurs, pour en chercher un autre, différent.

Adrien ne peut s'empêcher d'être confus, et il saisit la revue avec discrétion.

p.20 : « ADRIEN AGRESTE, OU LES CAPRICES D'UN ENFANT-STAR »

Un frisson parcourt ses veines, et il mord furieusement sa lèvre inférieure. Sans pouvoir s'en empêcher, il ouvre le magazine et commence à parcourir l'article. Des bribes de phrases lui sautent aux yeux. Adrien Agreste a ruiné le dernier défilé organisé par son père, qui devait alors être l'événement le plus attendu de l'année. Adrien Agreste a tout bonnement décidé d'ignorer ses responsabilités en tant que modèle principal de la collection 2016, ne prenant même pas la peine de se montrer au défilé. Adrien Agreste a fait ceci, Adrien Agreste a fait cela. Il n'aurait pas dû.

Allez tous vous faire foutre, pense-t-il amèrement.

Jouer les mannequins obéissants, et les premiers de la classe, ça ne l'intéresse pas. Faites avec.

La petite main de Marinette se pose sur son épaule, réconfortante, et elle lui prend doucement le magazine des mains. Adrien ne fait aucune remarque, elle non plus ; et ils sortent de la boutique en silence, sous les yeux de quelques clients intrigués.

— Désolée, fait Marinette.

— Pourquoi ? Tu n'as pas écrit cet article, si ?

— Non, rit-elle, mais il n'empêche que c'est pas agréable, de voir ce genre de connerie écrit sur soi. Moi, ça me foutrait le cafard.

Adrien hoche cautionnement la tête. Bien sûr, que ça lui fout le cafard, il se dit. Bien sûr, qu'il déteste ça. Mais il n'a pas envie d'en parler. Il ne regrette pas ce qu'il a fait, alors pourquoi revenir dessus ?

— Tu as besoin d'autre chose ? demande-t-il.

Elle secoue la tête. Des gouttes de pluie dégringolent de ses cheveux, lui donnant un air de petit chiot.

— On peut continuer, dit-elle.

Sur le chemin, Adrien n'est pas très bavard. Il se donne l'excuse du mauvais temps ; Marinette ne l'entendrait pas bien avec son immense capuche, de toute façon. Mais son ventre est noué, et il sait que ça n'a rien à voir avec les trombes d'eau qui se déversent dans les rues. Il ne mange pas de la journée.

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— Tu as lu l'article, pas vrai ?

— Lequel ?

— Oh, Adrien, tu sais bien duquel je parle.

Il évite le regard agacé de Chloé. Elle passe une main dans ses cheveux dorés, et soupire d'un air résigné.

— Tu ne vas vraiment pas en parler, hein ?

— Y a rien à dire dessus.

— Tu ferais mieux de demander à te faire interviewer. Je connais un tas de journalistes qui seraient ravis à l'idée d'entendre ta version de l'histoire. Tu pourrais dire à tout le monde la vérité.

— Dire quoi ? Que mon père m'a forcé à faire ça ? Ça me donnera juste l'air d'un idiot.

— Tu es vraiment borné, quand tu veux ! L'opinion publique a beau apprécier le travail de Gabriel Agreste, elle peut reconnaitre que le personnage n'a rien de chaleureux. Personne ne t'en tiendra rigueur. Et tu sais à quel point les martyrs sont appréciés, de nos jours.

— J'vais pas jouer les victimes pour salir l'image de mon père. J'veux juste qu'on me foute la paix avec cette histoire.

Le silence de Chloé devient pesant, jusqu'à ce qu'elle pose sa tête contre l'épaule d'Adrien, gardant les yeux rivés au sol.

— Je suis juste inquiète pour toi, tu sais ? Tu ne manges pas beaucoup, ces derniers temps. Et puis, tu es anxieux. Ça se voit.

— J'ai toujours été anxieux, fait-il remarquer.

— Mais je pensais que ça allait se terminer avec la fin de ta carrière de mannequin, reprend Chloé.

— Regarde le bon côté des choses. Au moins, ça ne me rend plus malade.

— Tu es sûr de ça ?

— Oui, je t'assure. Ça va mieux. Vraiment.

— Bien. Parce que si tu te sens encore… Comme avant, tu peux m'en parler.

— Je sais. Merci, Chlo'

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La chaleur naissante devrait être un soulagement, pourtant Adrien se surprend à manquer la pluie. Il retrouve néanmoins une vieille habitude qu'il a depuis son enfance ; ses longues balades dans les parcs. Il aime s'y rendre quand il n'y a personne, quand il peut vagabonder parmi la végétation dense, laissant le parfum des jeunes fleurs emplir ses narines.

Il essaye de se défaire du paysage. Les fantômes de ses anciens shooting photo — affiches superposées, premières de couverture, regards étranges — semblent le suivre à la trace. Il sent l'anxiété le gagner à nouveau et décide d'arrêter de penser au problème. Sauf que, non, ça ne part pas comme ça, et les pensées plus sombres reviendront plus tard (sûrement en plein milieu de la nuit, l'empêchant de trouver le sommeil). Il hésite à appeler Chloé. Mais elle a du mal à comprendre ce qui ne va pas, et d'ailleurs, il a du mal, lui aussi, à le comprendre. Qu'est-ce qui ne va pas, chez lui ? Ce n'est même pas qu'il a vécu une expérience traumatisante. Mais il ne voulait pas être mannequin, et au fil des années, l'attention qu'il recevait des autres (tous ces gens qu'il ne connaissait même pas, dont il se fichait complètement) s'est transformée en obsession. C'était comme si un étau se serrait autour de sa poitrine. Il avait l'impression d'étouffer.

Il n'a plus cette impression, il pense, mais ne peut s'empêcher d'être paranoïaque. Peut-être qu'il devrait en parler.

Adrien dresse mentalement une liste des personnes à qui il (pense) peut faire confiance : Chloé, Marinette, Nino, Nathalie. Il retire rapidement Chloé et Nathalie, qui sont dans des situations particulières (Chloé ne se sent pas oppressée par l'attention, et a du mal à le suivre. Quant à Nathalie, sa position auprès de son père rend cela un peu délicat).

Cela laisse Nino et Marinette, mais il ne veut pas les embêter. Marinette a beau être très proche de lui, au final, elle reste très secrète. Quant à Nino, il paraît parfois vivre dans un autre monde que le sien.

Adrien finit par penser que c'est une meilleure idée de garder tout pour lui.

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L'impression d'avoir changé d'univers est plus forte de jour en jour. Cafés en terrasse, le chapeau blanc aux larges bords de Marinette, les chaussures légères des Parisiens, tout cela s'inscrit dans le quotidien d'Adrien avant qu'il ne puisse le remarquer.

Quelques moments sont plus marquants que d'autres ; le jour où il dit à Marinette qu'elle est sa meilleure amie et qu'elle lui répond qu'elle pense pareil, sa bière à la main, et un sourire ému sur ses lèvres. Le jour où il trouve le carnet à dessin de Marinette. Il observe les courbes des rubans et les formes des cols extravagants, et n'arrête pas de la complimenter, de demander pourquoi elle ne lui en a pas parlé plus tôt.

(Elle lui répond que c'est parce qu'elle sait qu'il n'est pas à l'aise avec ce sujet, et qu'elle n'a pas envie de lui faire penser à ça. Adrien hausse les épaules et rétorque qu'il ne voit aucun inconvénient à donner son humble avis sur ses créations. Qui sont géniales, rajoute-t-il).

Il est en train d'observer un croquis qu'elle lui a laissé, lorsque Chloé surgit de derrière son dos, avec ses lunettes trop grandes, et ses ongles peints d'un jaune abeille tout neuf.

— C'est quoi, ça ? elle demande d'une voix presque troublée. Tu te lances dans une nouvelle carrière ?

— Non, ce n'est pas de moi.

Chloé lui rit au nez.

— Je sais que ça vient pas de toi. C'est beaucoup trop beau.

— Je te remercie.

— Pas de soucis. Bon, tu m'invites à entrer, ou bien… ?

Ils sont tous les deux sur les marches, devant sa porte. Adrien n'est même plus surpris par l'impolitesse de Chloé, mais au lieu de faire semblant de s'énerver, il rit à gorge déployée.

— Je croyais que les marches, c'était notre endroit ?

— Ça l'est, mais avec une bière, c'est encore mieux.

Adrien hausse les épaules.

— Bac tout en bas du frigo. Tu sais où c'est.

— Bien sûr que je sais, rétorque Chloé. Je t'en ramène une.

Après ça, elle est montée, et Adrien passe quelques secondes à regarder la robe que Marinette a dessinée. C'est une jolie pièce, décide-t-il, il aimerait bien la voir en vrai. Peut-être même qu'il pourrait la porter. S'il est assez bourré pour ça, bien sûr.

Chloé revient et à peine s'assoit-elle qu'elle sort un paquet de Lucky Strike et prend une cigarette. Il lui lance un regard en biais, et soupire.

— J'croyais que tu arrêtais ces conneries ?

— J'ai arrêté. Pendant deux mois au moins.

— Mais tu as repris.

— Arrête de faire chier, Adrien. J'arrêterai plus tard.

Il hausse les épaules. Chloé peut faire ce qu'elle veut.

— C'est de qui, alors ? elle demande. J'ai l'impression de reconnaître le coup de crayon.

— Tu connais pas, qu'il répond.

— Qu'est-ce que t'en sais ? Je connais presque tous les jeunes créateurs du coin. Me sous-estime pas.

— Je te sous-estime pas. C'est une pote à moi.

— Ohh, une pote, hein ?

Adrien s'apprête à boire une gorgée, mais s'arrête net. Il sent les couleurs se glisser jusqu'à ses joues, même s'il essaye de garder une expression neutre. Chloé a un don pour mettre le doigt là où ça fait mal, et n'hésite jamais à le faire.

— Ouais, une fille.

— Elle est mignonne ? Elle s'appelle comment ?

— Huh…

Il hésite un moment à le lui dire — parce qu'il la voit venir avec ses gros sabots, lui faire « j'ai trouvé son profil Facebook, et je désapprouve », « tu peux trouver mieux », etc —, mais il finit par céder. Parce que, croyez-le, essayer de garder un secret quand on a affaire à Chloé, c'est une mauvaise idée.

— Elle s'appelle Marinette.

Il s'attend à ce qu'elle fasse un commentaire sur son prénom un peu old school, ou quelque chose du genre. À la place, elle le regarde avec un air ébahit, comme s'il vient de lui annoncer qu'il est un super-héros.

— Marinette Dupain-Cheng ? demande-t-elle.

— Ouais… Attends, tu la connais ?

Maintenant, elle semble tout excitée. Elle secoue ses mains devant elle, et bouge ses genoux dans tous les sens, ça en donne le tournis à Adrien.

— Bien sûr que je la connais ! C'était la finaliste au concours lycéen des jeunes créateurs de mode d'il y a trois ans !

Ça suffit à l'intriguer. Il se penche vers elle, posant sa petite bouteille à ses pieds. Chloé reste avec sa clope éteinte dans sa main, et commence à parler d'un ton presque sombre.

— Elle avait présenté une collection très originale, pour son âge. Je crois qu'elle avait le jury dans sa poche, aussi. Toute jeune, toute talentueuse, tu vois le genre. Et puis il y a eu… Un accident, disons, et elle a quitté la compétition avant l'épreuve finale.

Adrien fronce les sourcils.

— Un accident ? Tu peux développer ?

— Elle ne t'en a pas parlé du tout ?

— Non.

— D'habitude, je ne me souviens pas des jeunes candidats, surtout sur ce genre de concours. Mais cette fille était impressionnante. Le même âge que moi, et elle se débrouillait plutôt vraiment bien. Mais, c'est surtout pour l'accident en lui-même que je me souviens d'elle.

— Quel accident ? demande Adrien, de plus en plus nerveux.

— Quelqu'un a trouvé le moyen de mettre la main sur la collection qu'elle devait présenter pour la finale, genre deux jours avant la remise des prix. Elle a retrouvé toutes ses fringues en lambeaux. Et puis avec ça, elle a reçu des menaces de mort pendant des semaines. C'était rien de sérieux, apparemment, je crois que le type qui a fait ça était juste un gosse énervé que la favorite soit asiatique ou un truc du genre. Puis, même s'il envoyait des menaces et tout, il serait jamais passé à l'action. N'empêche que ça a dû lui faire vachement peur, cette histoire. Elle s'est retirée de la compétition.

Elle porte la cigarette à sa bouche et saisit son briquet de son autre main pour l'allumer. La première fois qu'elle expire, Adrien reçoit la moitié de la fumée dans le visage, et se met à grogner.

— Tu es sûr que c'est elle ? finit-il par demander.

Cette histoire le met incroyablement mal à l'aise. Parce qu'il est suffisamment proche de Marinette pour se sentir concerné — étrangement, il n'aime pas apprendre que quelqu'un lui ait envoyé des menaces de mort, ou ait détruit sa collection —, et aussi parce qu'il l'apprend de la bouche de Chloé. Et, d'accord, c'est lui qui a posé la question, mais il se demande pourquoi est-ce que Marinette aurait oublié de lui parler d'un truc pareil. Ils sont censés être hypers proches et tout, pourtant.

— Bien sûr que c'est elle, répond sèchement Chloé. Tu connais beaucoup de Marinette Dupain-Cheng de mon âge, à aspirer au métier de styliste, dans le coin ? Moi pas.

— Allez, sois pas chiante comme ça, grommelle Adrien, je suis juste surpris qu'elle ne m'en ai pas parlé.

— Peut-être qu'elle a besoin d'être vraiment proche de quelqu'un pour en parler. Je pense pas que ce soit la première chose à dire à un inconnu.

Avec ça, Adrien est encore plus mal à l'aise, et irrité par Chloé.

— Justement, fait-il. On passe notre temps ensemble. Depuis plutôt longtemps, en fait. C'est… Vraiment une bonne amie.

Il ne dit pas « la meilleure », parce que Chloé est là, et penser qu'elle ne piquerait pas de crise de jalousie serait mal la connaître. Il passe sa main dans sa nuque et soupire, les yeux collés au sol.

Marinette aurait pu lui en parler sans problème, si elle en avait eu envie. La mode, c'est un sujet qui revient souvent entre eux. Mais même sans ça, elle aurait pu glisser quelques commentaires à une de ses soirées qu'ils ont parfois, tous deux bourrés et seuls, assis aux pieds d'une statue dans un Paris lumineux. Mais ce n'est pas contre elle qu'il est le plus en rogne — c'est contre cet enfoiré qui lui a fait rater son concours.

— Écoute, soupire Chloé, je vais te laisser te démerder avec ça, c'est pas vraiment mes oignons.

— En effet.

— Hey, t'as besoin d'être comme ça ? Je lui ai rien fait, moi !

Adrien secoue la tête et lui sourit faiblement.

— Je sais, Chlo'. J'suis désolé.

— Encore heureux !

— Excuse-moi ?

— Okay.

Elle s'apprête à lui parler encore, il suppose, mais son téléphone sonne et elle grimace en lisant ce qu'elle vient de recevoir.

— Je crois que je dois y aller, marmonne-t-elle. On se voit bientôt ?

— Yup, dit Adrien. À la prochaine.

— Tiens-moi au courant, hein ?

— Ouais, t'inquiète pas pour ça.

— Je te retourne le conseil, reprend Chloé. C'est un accident à la con qui est arrivé y a un bon bout de temps, maintenant. Te prend pas la tête pour un truc qui n'est plus d'actualité.

Adrien hoche la tête, mais elle ne lui prête plus attention. Il fixe ses talons, et suit sa démarche exagérée jusqu'à l'autre bout de la route. Il sort son portable de sa poche, et commence à composer le numéro de Marinette. Il se ravise au dernier moment. Si elle voulait lui en parler, elle l'aurait fait, y a pas de raisons.

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Marinette l'emmène dans ces vieilles friperies, près de la rue de Rennes. Des petites boutiques, qui ne ressemblent à rien comme ça, mais qui soldent des marques plutôt pas trop mal. Elle aime bien essayer des tas de fringues carrément dépassées. Il l'accompagne et fait des commentaires idiots sur chaque pièce. Les regards noirs qu'ils reçoivent ne les dérangent même plus.

Et ils marchent ensemble ; il est tard, Marinette porte cet espèce de manteau bleu électrique feutré, qui fait ressortir ses yeux. À ses pieds, des escarpins rouges brillants, qui font très bourges, mais qu'elle trouve amusant. Adrien ne sait pas comment il trouve le courage de le faire, mais il laisse sa main reposer près de la sienne. Sa peau à elle est froide. Marinette enroule ses doigts autour des siens, Adrien croit que la Terre est sur le point de s'ébranler.

— Ça fait du bien quand ça se rafraichit, dit-elle, ça fait du bien d'avoir un peu de vent.

Elle a raison ; en pleine journée, les rues de Paris vous étouffent — la chaleur vient et vous prend à la gorge —, c'est invivable. Le long de la Seine, ils peuvent respirer, maintenant que la période noire est passée.

— Tu veux qu'on se pose dans un bar ? demande Adrien.

Il pose la question sans trop y penser. La main de Marinette est toujours serrée contre la sienne, il n'a pas vraiment envie de s'en séparer. Mais les mots lui échappent. Ce doit être une habitude. Il ne sait même pas pourquoi il la pose, cette fichue question.

Marinette lui sourit doucement, faisant ressortir ses fossettes. Adrien sent une espèce de frisson le parcourir. C'est étrange, comme un pincement de coeur, mais pas dérangeant.

— Merci, mais je préfère continuer à marcher un peu. Pas toi ?

— Si ! s'empresse-t-il de dire. Je me demandais juste…

— Et puis, c'est tellement joli, ici !

— Je sais, je suis d'accord.

Marinette est embarquée. Elle commence à se balancer d'un pied sur l'autre, marchant avec une frénésie qu'Adrien ne connaît qu'à elle.

— Paris, c'est un endroit vraiment chic, elle fait, c'est une belle ville, c'est sûr. Parfois, je me mets à marcher comme ça, sans but en tête. Je sais pas si tu vois ce que je veux dire. Quand j'en ai plein la tête, je sors, tu vois. Je prends le métro, n'importe quelle ligne, et je descends à n'importe quel arrêt, et je marche juste. J'aime bien faire ça pendant pas mal de temps, ça doit te paraître bizarre, mais j'adore faire ça. Tu peux faire trois pas dans une rue qui a l'air banale, et te rendre compte qu'il y a une maison d'architecte de ouf, ou une verrerie en plein milieu d'un bâtiment.

Il hésite. Il pense qu'il voit ce qu'elle veut dire. Parfois, il se sent vraiment minuscule, à côté du reste. C'est peut-être ce qu'elle ressent quand elle se promène comme ça.

— J'y ai toujours vécu, continue Marinette, mais j'ai l'impression de pas la connaître, cette ville.

— Tu dois mieux la connaître que moi, en tout cas, plaisante Adrien.

— Pourquoi est-ce que tu dis ça ?

Il hausse les épaules, et répond timidement. Il n'aime pas se plaindre.

— C'est juste qu'avec mon ex-job, je n'aimais pas trop m'afficher en public. On ne sait jamais qui va venir vous voir, ou qui va parler dans votre dos.

— Oh, c'est ça, alors…

— Oui, mais c'est mieux maintenant. Je veux dire, les gens sont toujours un peu insistant et tout, mais je crois que je m'en fiche un peu.

— C'est ce qu'il faut se dire ! l'encourage Marinette. Et s'ils te font chier, tu n'as qu'à leur lancer un sale regard.

Ça le fait rire.

— Je sais pas faire ça. T'y arrives, toi ?

— Bien sûr !

Sur ce, elle lui lance un regard noir, qui fait perdre son sourire à Adrien.

— Ouah, arrête ça ! C'est vrai que tu le fais vachement bien, je me sens presque mal, du coup.

— Faut pas ! C'était pas dirigé contre toi !

— Qu'est-ce que ça doit être quand c'est sérieux, alors… rit-il.

Ils sont silencieux un moment. Adrien sent une espèce de lourdeur retomber sur ses épaules. Il se sent nerveux, soudainement, il ne sait pas quand est-ce que ça a commencé. Le fait de ne pas être totalement honnête avec Marinette est comme un boulet attaché à son pied. En même temps, ce serait déplacé d'évoquer l'accident, et puis ce n'est pas comme s'il lui parle de ses problèmes, lui. Parfois, il aimerait que cette espèce de barrière entre eux se brise totalement. Ils sont proches, mais ne gardent que les choses positives. Parfois, il faut laisser le reste trouver sa place, aussi, sinon il risque de se faufiler et de rompre leur lien actuel. Ça lui fait un peu peur.

— Marinette ? demande-t-il.

— Oui ?

— Je suis content que tu sois là.

— Moi aussi.

— Je me sentais vraiment seul, aujourd'hui.

Ses yeux sont sur lui, à la recherche d'un sens particulier à ses paroles. Adrien lit la mélancolie sur son visage.

— Moi aussi, reprend-elle.

— C'est juste que parfois, c'est dur de vivre seul comme ça. Il y a Chloé, mais c'est Chloé, c'est différent. Et Nino, je le vois pas si souvent que ça. Je sais pas comment je ferais sans toi. Je crois que je déprimerai.

— Je comprends. Il y a des gens qui n'arrivent juste pas à être proches, alors qu'ils sont juste à côté. Et quand tu leur parles, c'est comme si tes mots glissaient sur un mur. Y en a qui veulent juste pas comprendre.

Il hoche la tête, c'est exactement Chloé, ou même Nino. Il les adore, mais il ne peut pas parler de tout avec eux.

Mais, ce n'est pas non plus le cas de Marinette.

— Comment est-ce qu'on fait pour être vraiment proche de quelqu'un, alors ? demande-t-il.

Elle hausse les épaules, laissant son regard lézarder le sol. Les mots quittent sa bouche sans ordre particulier, c'est comme si elle dressait une liste de courses.

— J'sais pas. Il faut tout se dire, je suppose. Il faut se mettre à la place de l'autre. Il faut pas lui en vouloir s'il déconne de temps en temps. Il faut aussi le remettre dans le droit chemin s'il s'y éloigne. Il faut jamais rompre le contact. Il faut se promener le long de la Seine en été. Il faut pas avoir peur de parler de choses difficiles.

Adrien lui offre un sourire triste.

— Ça existe pas, quelqu'un d'aussi parfait.

— Ça peut exister, contre-t-elle.

Il se tait pendant quelques minutes. Il ne fait que réfléchir à ce qu'il va dire, parce qu'il doit dire quelque chose. Lui parler. De ce qu'il sait, de ce qu'elle ne sait pas. Il aurait dû le faire depuis longtemps.

— Alors, dit-il, je dois te parler de quelque chose.