La lenteur du carrosse tirait de fréquents soupirs de son prestigieux propriétaire. Ce dernier laissa choir le rideau de la fenêtre et retira le délicat mouchoir de soie blanche qu'il tenait contre ses lèvres et son nez pour se protéger de l'odeur.

Il secoua ce dernier pour attirer l'attention de son compagnon de voyage sans avoir besoin d'élever la voix.

« - Quelle idée as-tu eu là, de nous faire rentrer à la capitale par ses rues les moins convenables... Cette odeur me soulève le cœur... »

« - Sa seigneurie était sensée rester alitée à cause d'un trouble des humeurs. Nul doute que nombre de vos rivaux se féliciteraient de vous trouver de retour de chez votre maîtresse et non à la cour. »

« - Ha les caresses de cette chère Dame de Lison valent bien un petit mensonge, non ? »

Le regard noir que lui offrit son compagnon ne faisait aucun doute sur son avis.

« - Fi Chevalier, si tu y avais goûté tu n'offrirais point ce visage là. »

Des éclats de voix provenant de la rue les détournèrent de leur conversation et le seigneur remit la soie sous son nez.

« - Dieu, quelle est cette clameur ? »

Le chevalier passa la tête par la fenêtre pour vérifier.

« - Nous passons tout près du marché aux esclaves. Il semblerait qu'un négociant soit aux prises avec un serf. »

Le seigneur tira légèrement le rideau et jugea lui-même de la situation.

Sur une petite estrade de fortune un homme au fort embonpoint tentait de garder à genoux un esclave. Le seigneur fit arrêter son carrosse pour mieux apprécier la scène. De son œil avisé il avait tout de suite remarqué l'attrayante musculature du paysan.

Des muscles fins, une morphologie souple et un regard sauvage qui le fit sourire. Il demanda à son chevalier de l'aider à descendre et sa garde mit pied à terre pour l'entourer.

Son apparition fit immédiatement taire la foule qui recula avec une peur mêlée de respect. Le spectacle qu'il offrait à la plèbe dans ses riches atours ne laissait aucune place à l'incertitude quant à son rang.

Vêtu d'un pourpoint de velours bleu, accordé à son pantalon et tous deux brodés d'or et d'argent, d'une chemise au blanc immaculé sous le jabot de dentelle et de hautes bottes du cuir le plus doux, sa présence semblait aussi improbable qu'un miracle. Nombre de gens lui firent la révérence et il les salua à son tour d'un léger mouvement de la tête.

Prenant une longue inspiration il se sépara à contrecœur de son mouchoir pour héler le marchand.

« - Monsieur, que voilà de bien rustres manières. L'animal est-il si farouche qu'il vous faut le tenir sous une si forte poigne ? »

Le marchand attendit mais voyant que c'était bien à lui que l'on s'adressait frotta négligemment son ventre pour se sentir plus présentable.

« - L'chien a le sang chaud ! Il a déjà par deux fois failli m'arracher un doigt à la seule force de ses dents ! »

Pour prouver ses dires, il leva une main bandée d'un tissu tâché de sang.

Le seigneur fit une grimace et remit son mouchoir devant sa bouche.

« - Seigneur, pour votre sécurité, veuillez remonter dans la voiture... »

Le noble lui fit un signe d'impatience pour le couper et s'adressa de nouveau au marchand.

« - Pourquoi donc alors vendre bête si dangereuse? Ne craignez vous point l'ire d'un client blessé ? »

« - V'la tit pas un entêté comme une sale bourriche ! Si vous l'tenez, s'ra aussi bon qu'un bœuf aux durs travaux. »

L'esclave qui n'avait plus bougé pour écouter l'échange lança un regard sombre au noble ce qui n'échappa pas à son bourreau. Celui-ci le frappa sévèrement avec des lanières de cuir.

« - Combien me le vendriez-vous ? » lança le seigneur.

Tous se tournèrent de nouveau vers lui et des murmures étonnés parcoururent le marché. Le chevalier lui-même se tourna pour chuchoter à l'oreille du noble.

« - Que faites-vous mon seigneur ? Il est imprudent de rester plus longtemps ici. »

Le marchand qui voyait là une aubaine de se faire sa journée fit semblant de réfléchir sérieusement.

« - L'est bien bâtit... Peux pas le laisser sous douze pistoles... »

« - Bien, mon chevalier vous paiera la somme ! »

Le seigneur salua vaguement l'assemblée médusée et remonta dignement dans son carrosse dont il ferma la porte et tira le rideau derrière lui.

Le chevalier souffla de découragement et fendit la plèbe pour rejoindre l'estrade. Jugeant l'esclave d'un œil ennuyé, il n'en paya pas moins le dû et prit la chaîne que lui tendait le marchand ravi. La chaîne était reliée à l'anneau de métal qui mordait le cou de l'esclave et il donna un léger coup pour lui intimer de le suivre.

Revenu près du carrosse il entendit le seigneur lui demander de le faire monter en croupe de l'un des gardes.

« - Comptez vous donc réellement le garder ? Nous ne pouvons décemment pas le faire entrer dans l'enceinte du palais ! »

« - Chevalier, crois-tu que j'ai dépensé... Combien était-ce ? Douze pistoles, sans avoir l'intention de garder mon bien ? Allons obéis et repartons. »

Le chevalier s'inclina et confia l'esclave à l'un des gardes. Celui-ci était visiblement mécontent du présent dont il risquait de souffrir l'odeur jusqu'au palais.

Le carrosse finit par reprendre sa route sous le silence religieux des badauds encore ébahis par ce qu'ils venaient de voir.

« - Que voulez-vous faire de ce maraud ? Il y a déjà suffisamment de gens à votre service et je doute qu'il fasse un amant acceptable... »

« - Aoi... Il existe pour moi bien d'autres plaisirs que celui de la chair, mon doux ami... Ou bien crains-tu qu'il ne te vole ta place dans mon cœur ? »

A ces mots, le seigneur caressa la joue du chevalier avec tendresse. Son compagnon prit cette main gantée et y déposa un chaste baiser.

« - Votre sécurité et votre honneur sont mes seules raisons de vivre... »

Le noble seigneur retira sa main avec contrariété et reprit son mouchoir pour cacher une moue boudeuse.

Ils passèrent les hautes grilles de fer forgé, décorées de l'emblème royal et l'esclave déglutit difficilement. Ainsi il avait bien entendu l'échange entre les deux hommes. Le seigneur était d'assez haute noblesse pour habiter à la cour du Roi et c'est sur le vaste domaine du palais qu'il était conduit.

Il regarda les haillons qui lui servaient de vêtements et sentit l'humiliation tordre le cou à sa fierté.

Même s'ils avaient évité la grand porte, cette partie du domaine était tout aussi impressionnante.

Les membres de la noblesse vivaient dans de petites dépendances disséminées autour du palais pour leur permettre de partager le faste de la cour. De petites dépendances, il s'agissait en fait de véritables châteaux, et ils rejoignirent bientôt l'un des plus grands, fait de pierres blanches et aux toits d'ardoises.

Sur plusieurs linteaux il put voir les armoiries de la famille, une écusson dans lequel se trouvait un lion et le lys royal. Il sentit son cœur manquer un battement.

Le seigneur qui l'avait acheté devait donc avoir un lien de sang avec la famille royale pour avoir le droit de porter le lys sur ses armes.

L'équipée s'arrêta enfin devant le double escalier et les gardes mirent promptement pied à terre pour former deux lignes parfaitement parallèles. L'esclave resta en retrait.

Le chevalier descendit et tint la porte à son seigneur.

Ce dernier descendit à son tour et chuchota quelque chose à son compagnon qui acquiesça, avant de monter les marches.

« - Toi, suis nous. Sa seigneurie souhaite t'entretenir... »

L'esclave sursauta en voyant qu'il s'adressait à lui mais le suivit sans un mot, trop penaud et affecté pour répondre quoi que ce soit.

On le mena directement à l'antichambre du seigneur où celui-ci avait quitté son pourpoint, son jabot et sa cape pour s'asseoir en travers d'un sofa. Il avait également dénoué ses cheveux qui cascadaient maintenant comme de l'or sur ses épaules.

Le chevalier servit un verre d'un mélange de vin et d'eau qu'il apporta au noble. Ce dernier l'en remercia tout en portant un nouveau regard sur l'esclave.

Celui-ci s'était assis à même le sol. Le chevalier voulu le gifler pour son manque de révérence mais le seigneur le retint par la manche.

L'esclave pouvait maintenant apprécier la délicate physionomie de celui qui était désormais son maître. Un visage fin, des lèvres roses et charnues, des yeux sombres et pourtant doux sous une abondante chevelure blonde. Sa peau blanche si parfaite devait faire pâlir de jalousie les belles dames. Quand le seigneur eut un léger sourire, l'esclave détourna les yeux.

« - Sais-tu qui je suis ? » Demanda tout à coup le noble.

L'esclave hocha négativement la tête et le chevalier se tendit.

« - Es-tu muet ? »

Le serf rougit en relevant la tête.

« - Non... Mon seigneur... Pardonnez mon ignorance, mais je ne connais pas votre nom. »

Le noble parut satisfait et lui offrit un nouveau sourire.

« - Tu as vu le blason en arrivant... Le lys sur les armories n'est nullement usurpé. Tu te tiens devant son altesse le Duc Uruha De Le Garde Bressange... Alors relève toi et montre lui le respect qui lui est du ! » cracha le chevalier hors de lui.

L'esclave trembla de tous ses membres mais obéit et effectua la révérence d'usage.

« - Mon Chevalier peut parfois se montrer brutal mais c'est un gentilhomme alors ne lui en tient pas rigueur... As-tu un nom ? »

« - Je... Mon nom est Reita... »

« - Seulement Reita ? »

« - Oui mon seigneur. »

« - Bien Reita. Puisque je t'ai acheté, tu es maintenant à mon service. Nous allons te laver et te donner de nouveaux vêtements. Tu seras logé et nourri, nul ne te maltraitera, mais tu devras suivre certaines règles. Le vol quel qu'il soit n'est pas pardonné, tu devras me suivre sans mot dire et te tenir prêt si besoin m'en est. Je te déconseille également de courir les bonnes. Ce n'est pas un ordre, mais un conseil car tu tirerais d'elles plus de vermines que de plaisir. Saches également que la loyauté sera récompensée. Et pour finir le Chevalier de Latour est après moi le seul dont tu exécuteras les ordres. Ai-je été clair ? »

« - Oui mon seigneur... » répéta Reita.

« - Aoi, veille à ce qu'il soit nourri et changé pour ce soir. »

« - Comptez vous vous rendre au dîner ? »

« - Je crois que ma santé est bien meilleure ! » s'amusa le Duc avec un clin d'œil appuyé.

Le chevalier lui fit une gracieuse révérence avant de repartir avec Reita.

Lorsque la porte fut fermée, Uruha finit son verre et fit appeler une servante pour son bain.

« - Finalement ce fut une excellente idée que de passer par les quartiers populaires... »