S'il y a bien une chose que j'ai apprise durant mon existence, c'est qu'il n'existe aucune justice en ce monde. Si on veut de la justice, alors il faut l'appliquer soi-même. Se faire confiance à soi-même, et toujours être sur ses gardes. Toujours. On ne peut faire confiance à personne.

- Ace ?

Cette petite voix aigue, vive, éclate soudainement dans le silence de la nuit ce qui me fait sursauter. Je me tourne alors vers mon petit frère qui me scrute curieusement avec ses grands yeux chocolat.
Sans réfléchir, un sourire mi-attendri, mi-rassurant prend place sur mon visage, et je m'empresse de prendre ce petit être que je chéris tant dans mes bras.

- Sauf toi. Je te fais confiance, à toi.

Il semble encore plus perdu maintenant. Mais... qu'importe. Il est de toute manière trop jeune pour comprendre la vie. Trop innocent. Il n'a que cinq ans. À cinq ans, qu'est-ce que l'on fait ? On joue, on s'amuse, on se gave de sucreries, on court comme des fous dans tous les sens et on se roule joyeusement dans l'herbe.
À cinq ans, on n'est pas censés fuir la mort comme on irait à l'école chaque jour.

C'est une réalité, douloureuse certes, mais que Luffy vit depuis des mois. Il s'affaiblit de jour en jour, et ses yeux perdent de leur naïveté.
Comment rester de marbre quand c'est la guerre ? Comment rester enfant, quand nos parents ont disparus le jour du bombardement de notre petit village ? Comment continuer de sourire, quand chaque matin on doit se réveiller en se demandant si c'est le jour de notre mort ou non. Ce n'est pas une vie. Pas pour un petit garçon comme lui.

Je passe une tendre main dans ses cheveux rebelles, et je presse un baiser sur son front. Ce sont des simples gestes que j'ai appris à maitriser. Ça a toujours marché quand il s'agissait de le rassurer.

- Dors maintenant. Demain est un autre jour.

Sans chercher à me contredire, il hoche lentement la tête de haut en bas, puis il se blottit contre mon torse. J'attends ensuite cinq minutes jusqu'à entendre ses petits ronflements familiers, et, à mon tour, je ferme les yeux en priant désespérément pour ne pas faire de cauchemar. Je ne veux plus voir ces corps sans vie dans mes rêves. C'est trop affreux. Maman n'est plus là pour me chanter une chanson après un cauchemar. Je suis seul.

...

- Ace... j'ai faim...

- Je sais, Lu', moi aussi.

- Papa et maman me manquent...

- Oui, à moi aussi.

- Quand on va venir nous sauver... ?

Il y a tellement de désespoir dans sa voix. Je me sens incapable de lui dire la vérité. C'est impossible pour moi de lui avouer qu'ils ne viendront jamais.
On est en temps de guerre. Qui viendrait chercher deux gosses qui se planquent dans les ruines d'une ville ? Personne. Ici nous ne sommes ni plus ni moins que des rats. Il y a d'autres survivants qui, eux aussi, se cachent. Le jour, certains sortent en quête de nourriture - ils tuent pour un vieux morceau de pain moisi. La faim nous rend fous. Mais parfois, on entend des fusillades. C'est triste de constater que des soldats ont choisit pour divertissement d'abattre tout ce qui bouge dans les gravats.
Alors il est plus sage de sortir son museau la nuit. Mais... allumer une lampe, ou une bougie est comme signer un arrêt de mort. Sauf que sans lumière, on ne voit pas. Et si on ne voit pas, on ne peut pas voir les pièges. J'ai vu une jeune femme marcher dans un piège à ours - un vrai piège à animal - en plein jour. Personne n'est venu l'aider. Personne ne pouvait rien faire. Mais les soldats, eux, sont venus. Ils ont joué, et... ils sont partis.

Il existe d'autres pièges, comme des mines. Des alarmes. Des trous dissimulés qui nous font tomber sans une fosse à piques.
Tout est bon pour nous exterminer jusqu'au dernier.

Nous sommes encerclés par une dense forêt. Et cette forêt est gardée férocement par les soldats. S'ils ne viennent pas nous tuer directement à coup de bombe, c'est d'une part pour s'amuser, et d'autre part pour provoquer un puissant sentiment de peur chez tout le reste du pays. Chez nous, citoyens. Nous sommes des pions. De la vermine.

- Bientôt petit frère, bientôt...

Après ça on reste silencieux un long moment.

Lui observe des cafards qui grouillent au sol - des cafards probablement plus libres que nous - et moi je contemple avec une étrange fascination l'architecture de la maison en ruine dans laquelle nous sommes cachés. Tout est si blanc... si parfait. Il y a des colonnes de marbre. Les propriétaires devaient êtres riches. Que sont-ils devenus aujourd'hui ? Tout cet argent les a-t-ils protégé de la mort ? En tous cas, ça n'a pas permit à cette demeure de survivre aux bombardements, aussi imposante et luxueuse était-elle.

Je me crispe en entendant des coups de feu. Ça ressemble au son que produisent les mitraillettes aux extrémités de la ville. Quelqu'un vient d'être exécuté.

Des petits sanglots me ramènent à la réalité. Je prends aussitôt Luffy contre moi, et je le berce en effectuant des petits mouvements d'avant en arrière. C'est ainsi que papa et maman faisaient avec moi. Alors je reproduis la même chose avec lui. C'est tout ce que je peux faire.

- Schht... ça va aller, ça va aller... je suis là...

- J'ai peur...

Moi aussi, Luffy. J'ai tellement peur. Je veux rentrer à la maison. Je veux pleurer. Mais je sais que ces jours heureux sont terminés. Plus rien ne sera jamais comme avant.

Personne ne viendra nous sauver.

...

Luffy me regarde avec une moue dégoûtée.
Je suis partis il y a quelques heures chercher de quoi manger. Mais je n'ai rien trouvé d'autre à part ce pigeon que j'ai tué de mes propres mains.
Ce n'est pas le fait de manger cet oiseau qui le dégoûte, mais plutôt la vue macabre de son grand frère en train de le déplumer sans merci, et de l'ouvrir avec un couteau pour le dépecer. Certes, j'aurais pu lui épargner ça. Cependant, nous avons tous les deux si faim que rien ne nous importe réellement. Manger. C'est tout ce que nous avons en tête. Il faut manger. On ne s'est rien mis sous la dent depuis des jours. Luffy a la peau sur les os. Mes joues sont creuses.

- Tiens.

Je lui donne un épais morceau de chaire qu'il s'empresse d'avaler. Je prends ensuite à mon tour un morceau de viande, et, chacun notre tour, nous prenons une bouchée. On termine par les organes du volaille. À la fin, nous avons la bouche en sang et nous nous léchons et suçons avidement les doigts pour ne pas en perdre la moindre petit goutte. Ce serait un gâchis honteux. Ça me rappelle quand, un jour de pluie, j'avais réussi à ramener une dizaine de vers de terre. Luffy avait pleuré ce jour-là. Je me souviens lui avoir hurlé dessus parce qu'il avait vomi.

Mon regard croise mon propre reflet dans un miroir brisé. Et je me surprends à me sentir misérable.

Ils ont réussi. Nous ne sommes plus que des animaux. Des rats pitoyables. À quoi bon vivre, si c'est pour mourir ?
C'est inéluctable. Ça va nous arriver. Ils ne nous laisseront pas la vie sauve parce que nous sommes des enfants. Ce serait idiot de penser ainsi. Je sais qu'ils nous feraient pleurer et hurler pour leur bon plaisir avant de nous achever.

C'est vraiment ce que l'on mérite ?

La main de mon petit frère se pose sur la mienne, et je ferme les yeux tandis qu'il m'embrasse chaleureusement le visage.

- Je t'aime, Ace ! On va nous sauver, tu verras !

Si innocent... quel genre de grand frère serais-je si je les laissais le torturer à mort et lui retirer la précieuse innocence qui lui reste ?

C'est l'idée qui me console la nuit quand je plaque un oreiller contre son adorable visage endormi. J'appuie, j'appuie en pleurant silencieusement pour pas qu'on se fasse repérer, et les membres de mon précieux petit frère s'agitent alors pour tenter de me repousser. Il se débat instinctivement pour l'air. Il est effrayé. Je le sais - je le sens. À travers l'oreiller j'entends les petits sons étranglés qu'il pousse. Il veut vivre.

Ce calvaire ne se termine qu'une longue, une très longue minute plus tard.
Quand je suis sûr et certain que sa poitrine ne bouge plus, je retire l'oreiller. Ses grands yeux sont fermés, et sa bouche est légèrement entrouverte. Mis à part la teinte bleue qu'il a pris... on dirait qu'il dort. Comme un ange.

Cette fois seulement, je m'autorise à pleurer. Je pleure contre le corps de mon frère que j'ai tué de mes propres mains, pour lui éviter une mort plus tragique. Au fond, je ne voulais pas me sentir coupable si jamais on nous trouvait. Malheureusement, j'ai l'impression que c'est encore pire.
Je m'efforce de me dire que ça a été rapide comparé à ce qu'ils lui auraient fait subir, mais rien n'y fait. Je le sais. C'est moi qui l'ai tué. J'ai tué Luffy.

...

Je regarde, impuissant, les soldats qui sont venus nous sauver. Les soldats de notre côté. Ils sont venus tout juste quelques heures plus tard, et après une longue série de fusillade, ils sont entrés dans la ville pour nous délivrer.
Luffy avait raison, finalement. Ils sont venus.
Mais Luffy est mort.

J'avance de manière mécanique. Et petit à petit, mes pieds trainent vulgairement contre le sol poussiéreux. Distraitement je me dis que j'aurais crié sur Luffy s'il avait fait pareil, car ça lui aurait abimé les chaussures. Mais les miennes sont déjà complètement trouées. Ça n'a plus aucune importance.

J'aperçois au loin un groupe de survivants qui se forme peu à peu. Les soldats apportent de la nourriture. De l'eau. Des vêtements. Des médicaments.

Et même des chaussures.

Pourtant, je me retourne. Mon regard accroche quelque chose au milieu de toutes ces ruines. C'est petit. Brillant. Coloré.
Un jouet !

Sans me contrôler, mes pas me guident vers ce morceau de plastique. Comment a-t-il fait pour survivre dans tout ce chaos ? C'est extraordinaire. Il a l'air si... chaleureux. C'est le genre de jouet qu'ont nos petits frères ou nos petites soeurs. Une voiture ? Un petit train ? Ho, c'est un camion. Bleu, rouge, jaune... Luffy aurait adoré jouer avec. Je m'arrête alors juste en face de cet étrange jouet, un sourire attendri et fraternel aux lèvres, et je me penche pour l'attrap-...

...

...

La guerre est une sorte d'immense récréation pour les hommes. Ces derniers peuvent exprimer leur cruauté à souhait, et établir des armes toujours plus mortelles et destructrices. Qui penserait à piéger un jouet pour enfant, et transformer ainsi un bout de plastique en un explosif ?