Que fait-elle ?... — Laisse-la, Jean, elle devient folle… C'est à n'y rien comprendre… — Mais tu ne te souviens donc pas ? Imbécile ! Voilà ta mémoire bien courte… Elle est SA FILLE, bon sang… Crois-tu donc qu'on lui aurait tout caché ? Allez, tu rêves ! — Elle devient folle ? Mais elle l'était déjà avant d'arriver ici ! Toi aussi, tu as la mémoire courte… Personne ne l'avait jamais vue, ou si peu ! Elle était comme lui : recluse, solitaire… Aucune amie, aucun amant, PERSONNE. Je ne suis même pas sûr que LUI, elle le voyait de temps en temps ! — On raconte pourtant qu'elle avait un bon ami… Qu'elle était fiancée... Foutaises ! Elle se soucie de celui-là comme de son premier ruban… — Dommage, c'est un beau brin de fille…

Christine ne prêtait pas la moindre esquisse d'émotion en entendant les commérages et les commentaires dont elle faisait l'objet. Droite dans sa robe tachée, les doigts salis par le travail, les cheveux en chignon négligé noués sur le cou et protégés d'un chiffon, elle contemplait le vide droit devant elle, un misérable décor – il n'était même pas beau. Les circonstances eussent été autres, elle n'y aurait jeté qu'un œil dégoûté.

Beau brin de fille, oui, sans doute. Mais bientôt folle à lier. Pourquoi est-elle seulement venue ? Elle a dérogé à toutes les règles ! — Et toi, tu es jaloux : ce poste devait être le tien, à la mort de l'autre, et maintenant, tu détestes la fille. — Dis-moi seulement qui l'apprécie : personne. De toute façon, elle ne cherche même pas à se faire apprécier : elle est arrivée ici un beau jour, après la mort du vieux, elle s'est installée comme un parasite et ne bougera pas un seul instant. Ce n'est qu'un cafard. — Elle est en deuil. — De qui ? Elle ne le voyait jamais, le vieux : comment pourrait-elle le regretter ? — C'était son père, malgré tout. Elle cherche à comprendre. — Il n'y a rien à comprendre : le vieux était fou, encore plus que sa fille, et il a mis fin à ses jours. Fin de l'histoire.

Une larme coula sur la joue de Christine. C'était sûrement vrai. Il avait mis fin à ses jours, fin de l'histoire. Mais elle interrogeait toujours les lieux des yeux, parce que ce n'était pas logique. Jamais son père ne se serait tué de cette façon. C'était un homme pointilleux : il n'aurait pas pu songer à se tuer sur son lieu de travail, et surtout pas à cet endroit incongru. Sans doute, oui, il était fou, davantage qu'elle : mais qui ne l'est pas, au moins un peu ? Fou, mais méticuleusement rationnel. L'homme qu'elle avait connu – si l'on peut dire – n'aurait jamais commis une telle absurdité. Il se serait tué comme il avait vécu : froidement, méthodiquement. Proprement. Il aurait commencé par mettre toutes ses affaires en ordre, afin de partir l'esprit tranquille. Puis, il aurait réglé le mécanisme qui devait lui ôter la vie jusque dans ses derniers détails. Et, l'heure venue, il serait passé à l'acte. Il ne lui en aurait sans doute rien dit, mais qu'importait ?

Joseph Buquet, chef machiniste à l'Opéra Garnier, ne se serait jamais suicidé entre une ferme et un décor du Roi de Lahore.