La route de la liberté
1.
Cameron Blackwood détestait les lundis matin.
C'était la fin du weekend, le moment où la dure réalité reprenait le dessus. Le dimanche, Cameron aimait surfer avec ses amis sur la plage de La Jolla, à San Diego. Cette journée constituait pour lui une bouffée d'oxygène après six jours de dur labeur passés dans la petite boutique de souvenirs où il était vendeur. Les rayons croulaient sous les cartes postales et autres bricoles destinées aux touristes et, un an après avoir pris le poste, Cameron ne supportait plus l'atmosphère étouffante du magasin.
Ce lundi matin de juillet 1960, Cameron prit le chemin qui le menait du quartier de City Heights, là où il résidait, jusqu'à Balboa Park où était situé son lieu de travail. City Heights était un quartier multiculturel : de nombreuses ethnies s'y côtoyaient. Une majorité d'hispaniques venaient du Mexique, à quelques kilomètres au sud de San Diego, mais il y avait également des Asiatiques et des Africains venant du Nord Est de l'Afrique. La communauté écossaise de Cameron ne comptait qu'une vingtaine de personnes, venues s'installer en Californie peu après la Première Guerre Mondiale. Ce mix de cultures conférait à City Heights un aspect coloré et bon vivant.
Balboa Park était un quartier plus touristique. Depuis que Cameron y travaillait, il avait pu constater une augmentation du nombre de touristes, et l'année précédente, la ville avait engagé un architecte afin de remodeler l'urbanisme du parc. Cameron et son patron faisaient partie des seules personnes à qui le plan de réaménagement ne plaisait pas : tandis que le nombre de visiteurs augmentait, le nombre de boutiques et d'hôtels augmenterait lui aussi. La concurrence serait rude et Cameron savait que le petit magasin n'était absolument pas compétitif devant les boutiques flambant neuves qui ouvraient leur porte sur Myrtle Avenue.
Cameron n'avait vraiment pas le moral ce matin-là. La perspective de passer la journée derrière la caisse ne l'enchantait guère, et écouter son patron pester à longueur de journée sur l'absence de client ne contribuerait guère à sa bonne humeur. Pourtant, la vision de la vitrine brisée en mille morceaux annonçait une journée encore pire que celle qu'il avait envisagée. Sur le trottoir, le patron de Cameron était agenouillé, immobile, et semblait avoir été frappé par un coup de poing céleste. Cameron s'avança, hésitant, et posa une main sur l'épaule de M. Richards.
- Vous allez bien, monsieur ?
Il s'aperçut alors que des larmes coulaient sur les joues mal rasées de M. Richards.
- Rentre chez toi, petit, croassa-t-il. Je n'aurai jamais l'argent pour réparer cette vitre… et ces sales petits voleurs ont ravagé l'intérieur ! Le tiroir-caisse a été vidé.
Cameron regarda tristement la petite boutique. Des passants s'agglutinaient autour d'eux. Certains tentaient de réconforter M. Richards, d'autres hochaient la tête devant les bris de verre.
- Vous voulez que je vous aide à nettoyer ? demanda Cameron, priant pour que la réponse soit négative.
- Non, répondit M. Richards d'une voix douloureuse. Tu sais, ce magasin était l'entreprise de ma vie. J'ai toujours rêvé d'avoir mon propre commerce, mais apparemment Dieu en a voulu autrement. Cela fait des mois que nous étions au bord de la faillite. C'est le coup de grâce… je suis ruiné. Je n'ai plus qu'à ramasser mes affaires et m'installer dans une cabane en bois au fin fond du Minnesota. Et… je n'ai plus les moyens de t'employer.
Cameron n'avait jamais apprécié le vieil homme, mais il lui faisait quand même de la peine. Il tapota donc une dernière fois le dos de son ex-patron et quitta Myrtle Avenue d'un pas lourd.
Plus de travail… plus de salaire… comment allait-il se payer les réparations de sa planche de surf ? Et les nouvelles combinaisons qui venaient de sortir… Cameron voyait ses rêves s'effacer devant ses yeux. Sa famille n'avait jamais été très riche, et ses parents avaient besoin de lui pour payer les frais de scolarité de ses deux jeunes sœurs. Cameron n'avait pas poursuivi ses études et se contenterait donc de petits métiers il participait cependant à de petits concours de surfs, qu'il remportait souvent, ce qui lui permettait d'arrondir ses fins de mois. Peut-être pourrait-il être engagé en tant qu'instructeur… son ami Renato lui avait parlé de la volonté du club de La Jolla d'engager de nouveaux professeurs devant l'enthousiasme de la part des jeunes et des touristes qui souhaitaient apprendre ce sport. Le jeune homme trouverait certainement un poste pour l'été, et ensuite… il verrait, il n'en était pas encore là.
Cameron se dirigea vers Dead Man's Point, sur la côte pacifique, ce qui lui prit une petite heure de marche depuis Myrtle Avenue. C'était là où travaillait sa petite amie Ashley, qui était serveuse dans un bar. Cameron pensait lui faire une surprise, mais à son arrivée, le bar était fermé. Un coup d'œil sur la plaque indiquant les horaires d'ouverture lui apprit que l'établissement était fermé le lundi. Cameron était fatigué, il faisait chaud et la brise du Pacifique ne suffisait pas à le rafraîchir. Il n'avait pas le moral et n'avait pas le courage de rentrer chez lui pour annoncer la mauvaise nouvelle à ses parents. Il retourna vers le nord et se dirigea vers Little Italy, décidé à retrouver Renato.
Cameron sonna à la porte de son ami. Renato était le fils d'un riche propriétaire terrien italien qui avait décidé de couler des jours heureux sous le soleil californien dans l'une de ses nombreuses propriétés secondaires. Renato était né en Basilicate et s'exprimait avec un léger accent italien.
- Ciao Cameron ! s'exclama Renato. Entre, entre ! Que fais-tu donc de si bon matin ?
- Il est presque onze heures, répondit Cameron.
- Ah, c'est bien ce que je disais ! Le matin, très tôt. Eh bien, Cameron, que me vaut l'honneur de ta visite ?
Renato conduisit Cameron dans la cuisine de la belle demeure de style colonial français, une fantaisie de son père. Il servit deux verres de Coca Cola, puis farfouilla dans un placard pour en retirer une bouteille de vodka et deux petits verres, qu'il s'empressa de remplir.
- Voilà ! Si ma mère arrive, tu caches ton verre à shot et tu fais semblant de boire le Coca !
Renato fit un petit clin d'œil et avala une petite gorgée de vodka. Cameron sourit. Renato était un joyeux luron, le pitre de leur bande de surfeur. Sous ses airs de séducteur, il cachait un cœur en or et n'hésitait jamais à aider ses amis. Cameron se racla la gorge.
- J'ai été licencié de la boutique de souvenir où je travaillais. Mon patron a décidé de mettre la clé sous la porte.
- Les aléas de la vie ! dit Renato d'un air désolé. Mais tu n'es pas venu pour m'exposer tes petits malheurs.
- C'est exact, répondit Cameron. J'aimerais bien postuler pour devenir instructeur de surf au club de La Jolla. Tu sais, tu m'avais dit qu'ils recrutaient.
- Ah, mais c'était il y a deux semaines ! Je crois bien qu'ils ont trouvé du monde, depuis.
Renato agita dramatiquement les bras en l'air.
- Il faut te réveiller plus tôt ! D'un ton plus sérieux, il ajouta : je suis désolé, mon pote. Mais pourquoi le vieux Richards a décidé de fermer boutique ?
- Il y a eu un cambriolage, cette nuit. La vitrine est brisée, l'intérieur détruit, et les recettes de ce mois ont disparu. M. Richard n'a plus l'argent pour m'employer, ni pour garder son fonds de commerce, d'ailleurs.
- Pas de chance, dit Renato.
- Ouais… Enfin, je suis quand même heureux de ne plus avoir à respirer la poussière de la boutique !
Renato éclata de rire.
- Je savais bien que tu trouverais un point positif à tous tes malheurs. Bon, est-ce que tu veux que je te ramène chez toi ? Ou tu préfères rester ici plus longtemps ? Ma mère ne dira rien.
- Non, je vais rentrer à la maison. Comment est-ce que tu vas me raccompagner ? Je ne t'ai jamais vu prendre le bus.
- Le bus ? Mais jamais je n'entrerai dans ces engins surpeuplés ! Me mêler aux pauvres ? Plutôt mourir, s'exclama Renato. Cependant, il souriait.
- En attendant que tu me paies une voiture, j'ai besoin de me mêler aux pauvres si je veux rentrer chez moi, soupira Cameron en se levant de table. Il se dirigeait vers la porte quand son ami le saisit par le bras.
- Attends ! s'exclama Renato. J'ai quelque chose à te montrer.
Cameron haussa les sourcils et se laissa entraîner par l'Italien jusque dans le garage de la grande maison. Deux voitures étaient présentes : une Cadillac Seville bleue de 1959, et une autre voiture couverte d'un grand drap blanc. Cameron savait que la Cadillac appartenait à la mère de Renato. Son père possédait une Ford Thunderbird à deux places qu'il utilisait pendant la journée, ce qui expliquait son absence, mais la famille ne possédait pas de troisième voiture.
Renato semblait tout excité.
- Devine ce que mes parents m'ont acheté !
- Mmh, fit Cameron, je ne sais pas, une nouvelle poubelle à papier ?
Renato soupira bruyamment et fit les gros yeux.
- Très drôle. Non, honnêtement, essaie de deviner le modèle !
La nouvelle voiture possédait une forme élancée et était plutôt basse.
- J'en sais rien, grommela Cameron. Si tu m'avais présenté une planche de surf, j'aurais peut-être deviné, mais je ne m'y connais pas du tout en voitures.
Renato sourit et s'approcha d'un pas souple de la voiture. Il enleva le drap d'un geste théâtral tout en déclamant « ta-taa ! ».
Cameron était bouche bée. C'était une Chevrolet Impala de l'année précédente, noire, avec des sièges en cuir rouge. Elle venait d'être astiquée et brillait de mille feux. Les courbes de la voiture étaient élégantes, une longue bande métallisée courait sur les ailes de la voiture. Cameron s'approcha de l'avant et effleura du bout des doigts le logo « Chevrolet » sur le capot.
- Elle est magnifique, souffla Cameron.
- Je sais, dit Renato. Il était très fier de son nouveau véhicule.
Cameron fit le tour de la voiture, observant d'un œil amateur mais appréciateur les moindres détails de l'Impala.
- Allez, dit Renato, je sais que tu en as envie.
- Envie de quoi ? demanda Cameron, faussement curieux.
- De faire un tour avec, pardi ! Je te ramène chez toi.
Cameron s'intéressait beaucoup plus aux planches qu'aux moteurs, mais la perspective d'un tour dans l'Impala le réjouissait d'avance.
- J'en serais ravi ! dit-il.
Renato hocha la tête, souriant, et ouvrit la porte du garage qui donnait sur la rue. Il s'installa ensuite sur le siège conducteur, caressant amoureusement le volant. Cameron s'assit sur la banquette avant, à sa droite.
- C'est parti !
L'Italien fit rugir le moteur et s'avança en trombe dans la rue. Un passant s'écarta d'un bond, surpris. Tous les regards se tournaient vers la nouvelle voiture. Renato ferma le garage, puis rentra dans la voiture, un sourire aux lèvres.
- Ce n'est pas une voiture spéciale, mais c'est ma première bagnole. Tu verras, quand tu en auras une. Ce sera ton bébé. Tu la chériras encore plus qu'Ashley, tu en prendras soin comme à la prunelle de tes yeux.
- J'ai hâte, sourit Cameron. La joie de son ami rayonnait tellement autour de lui qu'il était difficile de garder un visage sérieux.
Le trajet se passa sans encombre. Un quart d'heure suffit à rentrer à City Heights. Renato le déposa devant la maison et repartit aussitôt en faisant un signe de la main à la mère de Cameron, qui était descendue sur le perron en entendant le grondement de la voiture. Les deux rentrèrent s'installer à la table de la salle à manger.
- Ton ami Renato est décidément très ponctuel, dit Louise, la mère de Cameron. Tu arrives juste pour le déjeuner. Tu as déjà fini le travail ?
Cameron sentit ses genoux flageoler. L'excitation de la virée en voiture se dissipait, et un arrière-goût amer traînait dans sa bouche. Il redoutait le moment à venir, mais il était temps de l'affronter.
- Je… j'ai perdu mon travail.
Il relata à sa mère les événements de la matinée écoulée. Il s'attendait à une expression peinée, ou même à de la colère, mais sa mère le surprit en affichant un large sourire.
- Ton oncle d'Ecosse a téléphoné, ce matin. Il dit qu'il est actuellement aux Etats-Unis et qu'il aurait besoin de toi pour un petit boulot, facile et bien rémunéré. Je lui ai dit que tu étais occupé, mais que tu le rappellerais dès que tu rentrerais. On dirait bien que la chance te sourit, aujourd'hui ! Il a laissé son numéro.
- Super ! Et ce travail, ce serait dans quel domaine, exactement ?
- Aucune idée. Il n'a pas donné de précision.
Une fois le repas terminé, Cameron s'empara donc du nouveau téléphone fixe que la famille s'était offerte le Noël précédent. C'était toujours un événement de composer un numéro et il se fit un plaisir d'écouter la tonalité dans le combiné avant de tourner le cadran pour appeler son oncle.
- Allô ? fit une voix froide dans le combiné.
- Allô Alan ? C'est Cameron. Ma mère me dit que tu as appelé tout à l'heure.
- C'est exact, répondit Alan. Il parlait rapidement et doucement. Ecoute, pour ce boulot. Tu n'es pas obligé d'accepter, mais je te garantis que ce n'est pas dangereux.
Cameron haussa les sourcils. Pas dangereux ? Pourquoi son oncle lui proposerait un job s'il y avait un risque quelconque ?
- Je suis prêt à accepter ton offre, je viens de perdre mon travail. C'est dans quel domaine ?
- Eh bien, voilà une occasion en or dans ta carrière. C'est juste… Ecoute, je ne peux pas te le dire au téléphone. Ils écoutent. Disons que c'est un peu de maintenance biologique.
- Pardon ? Cameron haussa le ton. La conversation semblait prendre une tournure de plus en plus étrange. Mais je ne suis pas du tout qualifié !
- Mais si, dit l'oncle Alan. Ne t'inquiète pas. Bon, rejoins-moi à La Jolla demain matin, dix heures. Je t'expliquerai les détails. Je raccroche.
- Au rev –
Cameron ne put finir sa phrase son oncle avait déjà raccroché. Quelle offre étrange ! Mais après tout, il n'avait rien à perdre. Même s'il était de moins en moins tenté par la proposition de son oncle, rien ne l'empêchait d'aller le voir le lendemain. De plus, il pourrait toujours surfer un peu après la discussion, ou même aller retrouver Ashley. Sa décision était prise.
A/N : Merci pour la lecture !
Edit 17/12/2017 : tirets de dialogue à la française, quelques répliques changées pour qu'elles soient moins littéraires.
