Et si Léon avait réussi à s'en tirer ...
Tony descendit les marches qui menaient au sous-sol du restaurant. Il longea les montagnes de boîtes de carton et d'étagères remplies de conserves, pour atteindre le coin poker aménagé au fond. La table ronde surmontée d'une lampe et entourée de chaises ressemblait à un petit oasis perdu au milieu du fouillis. Une table roulante qui faisait office de minibar, était rangée contre le mur de vieilles planches. Il le déplaça de quelques pieds, poussa sur le mur et les planches cédèrent, révélant une porte dissimulée. Il entra dans la pièce discrète en prenant soin de replacer le bar et referma la porte.
La pièce de vingt pieds par trente était richement garnie de façon à impressionner les visiteurs triés sur le volet qui avait le privilège d'y entrer. Bureau d'acajou, bibliothèque garnie de livres rares et lampes de collection.
Au fond, on avait allumé les plafonniers au néon accrochés au dessus d'un espace dégagé qui servait en cas d'urgence médicale. Pour l'heure, il y avait foule et Tony observa le groupe disparate qui le dévisageait. Léon Montana assis sur une chaise de fer blanc, le toubib derrière lui qui cousait le dernier trou de balle et la gamine, assise par terre sur les pieds de son sauveur, collée à ses basques au premier sens du terme.
- Alors, il va s'en sortir ? demanda Tony.
- Il a eu beaucoup de chance, répondit Paolo Finaldi en reprenant son ouvrage.
Tony s'assit dans le fauteuil capitonné derrière le bureau et sortit un des petits cigares auxquels il ne pouvait pas résister. Il l'alluma en observant Montana.
Une chose était sûre, Léon avait beau manquer de ciboulot, il était fait en acier trempé. Non seulement il avait réussi à se sortir de ce merdier vivant mais il n'avait rien. Du moins, rien qui doive le mener au cimetière à court terme. Quelques balles à extraire, quelques mauvaises brûlures ici et là, c'était tout. Il avait le cul béni, pour ça, pas de doutes. Et encore d'avantage parce qu'il venait tout juste de parler à Paul Risotto qui tenait un business à Los Angeles. Il lui devait un petit service et ce serait une planque parfaite pour quelque temps.
Bien sûr, ce connard de Montana venait de lui foutre un merdier pas possible, sans compter sa gueule amochée, mais le vieux Tony était d'humeur à lui pardonner. On ne voyait pas un type filer une pareille raclée à ces cons de flics tous les jours. L'évènement serait gravé dans les annales de cette ville pour les siècles des siècles. Ça valait bien quelques emmerdes.
La gamine ramena ses mains sur le genou du blessé et posa son menton dessus.
- Ça fait mal ? demanda-t-elle pour la dixième fois.
Léon hocha la tête en souriant.
- Il y a rien de grave pas vrai ? Tu ne me raconte pas de salade.
- Pas de salade.
Tony fronça les sourcils. C'était la première fois qu'il voyait Léon sourire comme ça, sans compter que la petite était toute chose à ses pieds. Il remarqua qu'ils semblaient partager une sorte de complicité étrange. Il y avait un peu trop d'affection dans le regard que la petite levait sur lui et une tendresse encore plus bizarre dans le regard que le tueur posait sur elle. Il y avait quelque chose entre ces deux-là. Quelque chose de pas net.
- Et voilà, c'est fini, dit le toubib en collant le pansement.
- Merci Paolo. Je t'en dois une.
- Un plaisir Tony, dit le docteur en refermant sa valise.
- Matilda, va t'asseoir dehors à la table. Il faut que je parle à Léon. Paolo, en passant par les cuisines, dis à la Taupe de lui apporter du lait et des gâteaux.
- J'aimerais mieux rester, dit-elle en regardant Léon d'un air suppliant.
- Vas-y et ne discute pas, ordonna Tony.
Léon hocha la tête et la petite fille sortit à regret à la suite du docteur. Tony observa Montana un instant sans rien dire.
- Vous avez l'air de bien vous entendre toi et la gamine, dit-il finalement en éteignant son cigare.
Léon haussa les épaules comme si ça allait de soi mais le regard lumineux de l'intimé ne plut pas du tout au mafieux italien. Dans la vie, il y a des choses qu'un homme digne de ce nom ne peut pas laisser passer et il allait en avoir le cœur net pas plus tard que tout de suite. Il se leva et approcha une chaise qu'il posa juste devant celle de Léon. Il s'assit et se pencha vers lui.
- Dis-moi franchement. Il y a quoi entre toi et la gamine.
- Ben rien.
- Tu sais que tu peux tout me dire, assura-t-il sur un ton de confidence.
- Elle reste avec moi, c'est tout, dit Léon en le regardant surpris.
- Ne me prend pas pour un con !
Le regard inintelligent que lui renvoya le tueur indiqua qu'il allait devoir se montrer plus clair.
- Tu t'es envoyé cette fille ? demanda Tony en le dévisageant. Répond !
- Ah. … Heu … non.
Tony connaissait bien ce bougre d'animal. Il était incapable de le baratiner. Il n'avait pas touché la petite, c'était certain.
- Il s'est passé quelque chose ?
- … Non.
Là par contre, il lui mentait et Tony lui envoya une baffe pour le ressaisir.
- Ne me ment pas Léon ou tu vas devoir trouver quelqu'un d'autre pour te sortir de cette merde, dit-il en le pointant d'un doigt menaçant. Dis-moi ce qui s'est passé.
Léon le regarda par-dessous, comme un chien qu'on aurait disputé à tort.
- Elle, elle voulait que je … que je sois sa première fois … mais j'ai pas voulu, assura-t-il. Avec ce qui s'est passé en Italie, je … Je ne pouvais pas … enfin … tu vois.
C'était donc ça. La petite était folle de cette tête de con. Clairement, Léon n'avait pas pensé à mal mais il était plus que temps de lui remettre les pendules à l'heure.
- D'accord, d'accord, je te crois. C'est bien. T'es un bon garçon, t'en fais pas, dit Tony en lui tapotant la joue gentiment. Regarde-moi et ouvre bien tes oreilles d'accord.
Léon hocha la tête.
- C'est quoi la règle du boulot ? demanda Tony.
Léon le regarda fixement.
- Ni femme ni enfant.
- Et ben pour les histoires de couchette, c'est pareil. Il y a une règle. Tu la connais cette règle ?
Léon secoua la tête. Il n'avait jamais attendu parler de règles à ce sujet.
- Cette règle c'est : ni hommes, ni enfants.
Léon hocha la tête.
- Ni homme, ni enfants, répéta-t-il.
- Ceux qui font ça, ce sont des pervers et les pervers on leur arrache les couilles. Tu veux garder tes couilles ? Alors tu ne touches pas aux gamines. T'as bien compris ?
- Oui, assura Léon la tête basse.
- C'est bien, dit Tony qui serait tombé en bas de sa chaise s'il avait su qui, parmi ses collaborateurs avait fait fi du premier des deux tabous. Les gamines sont comme ça. Elles finissent par craquer pour un vieux alors ne l'encourage pas et ça lui passera.
Léon acquiesça de nouveau.
- Maintenant écoute ça, dit-il en se penchant vers lui, j'ai peut-être une planque pour toi...
