Le royaume du Desierto. Vaste pays de huit millions d'habitants et politiquement neutre depuis l'an X754. Le « Peuple du Sable » vit principalement de ses cultures fruitières, irriguées grâce aux nombreux oasis présents sur son territoire, et aussi de l'exploitation minière qui a débuté après la guerre. À l'inverse des puissances voisines, la magie, ne faisant pas partie de l'héritage culturel ancestral, est très peu représentée dans la vie quotidienne. Toutefois, les hommes et les femmes qui ont décidé de suivre cette voie, communément appelés « Mages », peuvent se rassembler en intégrant des guildes, où ils gagnent leur vie en effectuent différentes tâches sur requête. Il existe plusieurs guildes au sein du pays. Et dans une certaine ville, se trouve une certaine guilde. Elle n'est pas la plus célèbre, la plus riche ni la plus puissante, mais elle sera sans aucun doute à l'origine de la petite étincelle qui mettra le feu aux poudres, tel un minuscule grain de sable se glissant dans l'engrenage mécanique du monde.
D'épais volutes de fumée grise et piquante s'élevaient dans la voute céleste éclairée par la faible lueur des astres, dont l'éclat s'éclipsait progressivement au-dessus du brasier ardent qui enveloppait le premier étage de la bâtisse. Les flammes immenses dévoraient avec avidité la moindre poutre mise à leur disposition, pourléchaient allègrement les murs de briques noircies, sous l'œil inquiet et passif des habitants qui se tenaient à distance du festin. Outre l'appréhension et l'inquiétude se devinait sur certains visages l'ombre d'un sourire vengeur, presque sauvage ; une expression à-demi satisfaite qui n'avait rien de surprenant : qu'il s'agisse d'un accident ou non, ce n'était que justice. Enfin, leurs prières muettes avaient été entendues. La plaie qui avait défiguré la ville allait finalement se refermer, pour toujours.
Elle avait cessé depuis bien longtemps de songer à une autre vie. D'une existence différente, qui ne serait pas rythmée par l'écho du sifflement des balles, les silences glacés d'indifférence de son père, les rires gras et les rots sonores qui résonnaient constamment dans la salle de vie de la guilde. D'une identité nouvelle au-delà des dunes de sable, peut-être même près de l'océan, au creux des montagnes, des vallées verdoyantes et d'autres paysages qu'elle n'avait vu que dans les livres illustrés pour enfants. Sauf qu'en grandissant, les dernières cendres de sa rêverie s'étaient refroidies, enterrées par le trait de caractère réaliste et désabusé qu'elle s'était forgée. Ses deux pieds s'étaient volontairement embourbés dans le marais gluant et épais de la résignation, dans lequel une âme cherchait d'abord à se dégager puis, à bout de force, s'imprégnait de sa quiétude et finissait par y sombrer presque soulagée. La fougue, l'impétuosité, l'insurrection, étaient des notions floues qu'elle n'avait jamais jugées nécessaires d'expérimenter. Elle aurait perdu beaucoup plus qu'elle n'y aurait gagné.
Son existence se bornait aux décisions de son père, et à l'exécution de ces mêmes décisions. L'avenir, le futur, elle ne le voyait nulle part d'autre que dans sa petite chambre, dans l'aile ouest de la guilde. Et elle avait fini par se faire à l'idée de n'être rien de plus qu'un vulgaire pion, par s'accommoder du fait de finir ses jours entre les murs qui l'avait vue grandir. Beaucoup n'avaient jamais eu la chance de connaître la tiédeur d'un toit, ni même un semblant de famille qui veillait suffisamment sur eux pour leur en fournir un. En quoi avait-elle le droit de se plaindre, elle plus que quiconque ? Elle ne voulait pas passer pour une ingrate. Alors elle s'était tue, et avait vécu comme une ombre jusqu'à maintenant. Ses rêves d'évasion, d'échappée dans des milieux inconnus, elle les mettait soigneusement de côté pendant la journée, et une fois recroquevillée dans son lit, elle consacrait un bref moment de la nuit à les décortiquer un à un et s'y plonger avec une certaine retenue, comme si elle craignait de s'y perdre définitivement si elle détendait la bride.
Tout avait changé à présent : la liberté n'était plus ce concept hors de portée et si séduisant. Elle était en mesure de pouvoir goûter de ce bonheur si essentiel aux yeux des hommes, et même de le manger à pleines dents si elle en avait envie. Mais le goût de ce fruit, qu'elle avait perdu espoir de connaitre un jour, n'était pas celui auquel elle s'était attendue. Au lieu de la félicité voulue, elle ne ressentait en elle que de la terreur, une peur profonde de l'inconnu qu'elle se sentait incapable de surmonter, accompagnée d'une sensation de vide désarmante. Repliée dans l'interstice qui séparait deux habitations, le souffle court, ses membres tremblaient toujours par l'afflux d'adrénaline qui faisait battre son cœur à un rythme assourdissant, et refusaient de lui obéir, paralysés d'effroi. Elle serrait dans ses bras nus tiraillés par les débris de verre l'artefact de métal froid, sans-vie, qu'elle avait saisi pour éclater la fenêtre, mue par un instinct de survie insoupçonné, alors qu'elle pensait déjà entendre la mort venir la chercher, elle aussi.
Une fin d'après-midi ordinaire à Carocco. Le soleil qui amorçait sa descente teintait d'un orange soutenu les blocs de pierre des habitations blanchies par la chaux et la poussière. Les rues du quartier de la Plaza, le plus animé en général, étaient toutes agitées d'une atmosphère fébrile, pressée. Les commerçants de rue parlaient et riaient à gorge déployée tout en pliant avec méthode les toiles claires sous lesquelles ils s'étaient abrités des rayons du soleil. Mais bientôt, le fond sonore fut noyé par le flot babillard et hurleur de la sortie des classes et le crissement des petites sandales en ficelle tressée sur le sol rocailleux. Le village ne disposait que d'une seule école, assez grande et suffisamment équipée pour que chaque élève n'ait pas à assister aux cours en prenant ses notes debout. Pourtant résonnaient dans tous les recoins les cris enthousiastes des enfants qui se poursuivaient avant de se quitter ; la rumeur des rires gourmands de ceux qui dévoraient des pains au caramel en rentrant chez eux ; le grondement des parents qui interrompaient leur discussion pour ordonner à leur progéniture de rester un peu tranquille. Un parfum de fête saturait l'air, et dans une telle cacophonie que la « Aldea Bella »*, comme disaient encore les plus vieux, retrouvait sa figure d'antan, festive et florissante.
Armée d'un seau vide, Emma referma avec précaution le loquet de la grande porte derrière elle et, du pas rapide et empressé de ceux qui ne veulent pas se faire remarquer, elle sortit de l'enceinte de la résidence tout en veillant bien à garder la tête basse.
En levant les yeux, elle pouvait apercevoir au loin, suspendus sur des fils tendus qui joignaient deux fenêtres de même hauteur, des linges immaculés qu'une brise gonflait et soulevait avec légèreté, et dont la forme évoquait la silhouette éthérée des fantômes la nuit tombée. Les bruissements des draps et les effluves d'humidité et de savon qui s'en dégageaient et qui emplissaient l'allée achevaient d'en faire l'un de ses lieux préférés, si ordinaires et particuliers à la fois.
Le quartier de La Bey était le plus grand et le plus peuplé : la moitié des deux mille habitants de Carocco y étaient agglutinés, vivant tant bien que mal dans des logements minuscules et précaires où l'insuffisance de services se faisait clairement ressentir. Une poignée d'entre eux seulement, comme des artisans et des commerçants qui ne pouvaient ou ne voulaient pas s'installer à la Plaza, disposaient d'électricité et d'eau courante grâce à un générateur privé extrêmement onéreux. Pour les autres, le projet de réaménagement de La Bey proposé par la mairie étant toujours en suspens faute de moyens, une pompe à eau reliée à l'oasis le plus proche, celui de Venterput, avait été installée en attendant de « débloquer les fonds nécessaires ». Ces paroles, prononcées des années plus tôt par un maire dont plus personne ne se souvenait, étaient à présent tombées dans l'oubli, et le « passage à la pompe » était devenu une scène banale du quotidien pour les habitants du quartier.
Lorsqu'elle arriva dans la ruelle principale, Emma grimaça en apercevant la longue file d'attente qui menait à la source d'eau. Tous étaient munis de divers récipients, des bidons vides et des seaux empilés sur le sol, et attendaient patiemment leur tour, les bras croisés, en discutant gaiement avec leur voisin, indifférents à la marmaille qui papillonnait autour d'eux. La jeune fille se plaça derrière la dernière personne de la file, une femme d'âge mûr qui tenait un bébé endormi dans un bras et un petit baril dans l'autre, pinça le bord de sa capuche et le tira un peu sur son front pour s'assurer de ne pas être reconnue. Heureusement pour elle, porter un manteau par une chaleur pareille était une mode assez courante pour qu'elle puisse espérer passer inaperçue.
Elle avait appris à vivre avec le regard des autres. L'expression surprise et légèrement épouvantée qui naissait sur un visage sitôt que la personne l'eut reconnue ne lui faisait plus aucun effet. Elle avait eu le temps de s'y habituer. Mais depuis peu, les choses avaient pris une tournure différente, et Emma redoutait d'entrevoir une lueur insolite et brillante de colère dans les prunelles de ceux qu'elle croisait. D'un geste nerveux, elle tira une nouvelle fois sa capuche sur son visage, réduisant son champ de vision au bout du talon de la femme qui la précédait. Le ou les responsables de l'agitation créée plus tôt autour de la guilde étaient peut-être là, tout près d'elle. Si elle se montrait ne serait-ce qu'un peu, l'ambiance risquait fort de devenir électrique.
Lorsque vint enfin son tour, elle balança son seau sous le robinet couvert de rouille et, le corps arc-bouté contre le compresseur, elle s'appliqua à pomper aussi vite que possible, en s'efforçant de garder son capuchon bien enfoncé sur son crâne. La vue brouillée par les mèches de cheveux bruns qui dissimulaient son front, la jeune fille puisa ainsi à l'aveuglette jusqu'à ce que, à bout de souffle, elle sentit une giclée d'eau froide se déverser sur sa chaussure et inonder son pied de fraîcheur. Sans attendre, elle saisit l'anse du seau rempli à ras-bord et repartit vers la guilde d'une démarche étrange, boitillante, une épaule plus haute que l'autre et les yeux résolument fixés sur le sol.
Elle avait à peine fait dix pas que l'un des gamins qui courraient sur la place se prit son genou de plein fouet et tomba à la renverse. Emma vit avec horreur la lèvre inférieure de l'enfant se tordre en une grimace de souffrance et, tremblante, s'éloigner de sa congénère pour laisser échapper une plainte douloureuse. Des pleurs qui la mettraient irrémédiablement à nue, au milieu de toute cette foule. Elle lâcha aussitôt son seau, attrapa le garçonnet sous les bras pour le remettre debout, épousseta ses jambes maigres avec vigueur et, sans lui accorder un regard, tapota sobrement ses cheveux frisotés et emmêlés avant de reprendre son eau et de continuer son chemin. Constatant qu'aucun sanglot ne lui parvenait, elle soupira profondément et disparut en tournant à l'angle d'un mur.
Un délicieux arôme de menthe fraîche et de feuilles de thé lui chatouilla les narines lorsqu'une serveuse affairée le dépassa, un plateau contenant un service à thé argenté dans les mains. Luxus observa un instant la jeune femme poser d'un geste adroit et rodé les six verres aux reflets bruns et encore fumants à une table extérieure où des clients polémiquaient à voix forte et à grands renfort de cris. Constatant à quel point il se déconcentrait facilement, il détourna le regard et continua son chemin d'un pas lent et mesuré, sentant chaque caillou de l'avenue lui picorer désagréablement la plante des pieds, et ce malgré l'épaisseur de ses bottes de voyage. L'agitation du village tout entier semblait l'avoir gagné à son tour. Il avait beau accélérer le pas, bousculer les badauds qui avaient inexplicablement tous décidé d'encombrer la rue, il ne pouvait pas s'empêcher de tourner la tête à chaque parfum, son, qui parvenait à lui. Sans doute était-ce parce qu'il résidait en lui une certaine fascination pour les festivals et rassemblements en tout genre, et que la maturité et ses nombreux efforts n'étaient jamais parvenu à parfaitement réprimer. Un magnétisme que lui avait insufflé dès sa plus tendre enfance cet imbécile de vieux qui lui servait de grand-père, lorsque tout Magnolia se réunissait pour cet évènement si grandiose qu'était la Fantasia.
Luxus avait fait du chemin depuis cette époque lointaine qu'il refoulait avec dureté, mais l'attraction instinctive qui s'exerçait sur lui dans des moments comme celui-ci lui rappelait implacablement qu'il avait un jour été ce petit garçon rieur et insouciant qui vénérait son grand-père. Et comme à chaque fois, une puissante vague de nostalgie s'abattait impitoyablement sur son corps et le paralysait comme l'aurait fait une douche glacée, pour le ramener à cette période simple de sa vie qui n'était pas encore criblée de tâches. Mais le passé restait le passé. Se complaire dans son souvenir n'était qu'une distraction de vieil homme inutile qui préférait fermer les yeux sur le présent pour mieux le supporter.
Le mage de foudre farfouilla impatiemment dans sa poche et en sortit une énième fois le morceau de papier froissé qui l'informait sur la quête dont il s'était chargé. La mission en elle-même n'avait pas l'air des plus palpitantes, mais elle offrait tout de même un beau petit pactole (850 000 joyaux) pour une ville aussi isolée que Carocco. Tout ce qu'il lui restait à faire était de mettre la main sur l'auteur, qui n'avait pas eu la présence d'esprit de joindre son adresse. Ce qu'il aurait réussi aisément en temps normal, sans toutes ces distractions humaines autour de lui ni cette chaleur insupportable de fin de journée qui accablait son crâne. Passablement irrité, Luxus se fraya un chemin entre deux stands remplis de pastèques orange et de melons rouges et déboucha sur une nouvelle allée passante et encombrée.
Plus loin, des musiciens de rue, tous vêtus du même costume sombre et chic, interprétaient devant un auditoire plutôt dispersé une chanson locale qu'il n'avait jamais entendu. Les accords du guitariste et mêmes certaines notes poussées par la voix vacillante du chanteur étaient loin d'être justes, mais le talent du saxophoniste et du joueur de percussions rattrapait le tout, et il en résultait une mélodie entêtante, celles qui résonnaient encore dans la tête une fois terminée.
Réalisant qu'il perdait son temps, Luxus s'apprêtait à retourner sur l'avenue principale quand il perçut soudainement une différence dans les clameurs de l'assistance qui, jusque-là, n'applaudissait que tièdement la performance de la troupe ; un murmure approbateur, un frémissement d'excitation qui attisa immédiatement sa curiosité et finit par venir à bout de sa réticence. Une femme venait de rejoindre le groupe, et dansait en rythme tout en agitant un tambourin où étaient fixées des cymbales miniatures. Ses bras étaient recouverts de bracelets colorés qui s'entrechoquaient en cliquetant et qui semblaient eux aussi faire partie de la musique. La jeune femme bougeait les yeux fermés, un sourire charmeur sur les lèvres, exécutant des mouvements fluides et étudiés qui exerçaient une hypnose quasi-instantanée chez les spectateurs. Sa venue était visiblement très attendue, car bientôt Luxus ne distingua plus de la danseuse que le tambourin et des fragments de sa chevelure foncée entre les têtes du rassemblement surexcité et majoritairement masculin qui entourait la scène.
Désireux de quitter cet endroit au plus vite, Luxus considéra les alentours et constata que les sorties n'étaient plus encombrées, avant de s'engager dans l'une d'entre elle sans même réfléchir, en s'efforçant de calmer les palpitations de son cœur. La magie de séduction, illégale maintenant, l'avait toujours profondément irrité. Cette magie était l'une des seules contre laquelle on, et surtout lui, ne pouvait pas se défendre. Il n'aimait pas l'idée d'être si aisément malléable, semblable à un morceau d'argile dont on pouvait disposer comme bon lui semble.
Au bout de pénibles minutes de marche, il déboucha sur une petite cour propre et tranquille, dont le silence contrastait vivement avec le vacarme qui dominait partout ailleurs. Luxus avisa l'immense demeure sombre, entourée d'un mur de pierres grises et poussiéreuses. De hautes et droites tourelles étaient perchées sur le toit couvert de tuiles noires et luisantes, et se détachaient du ciel fardé d'un rouge éclatant où se reposaient des nuages violacés. Deux énormes G et F étaient fixés sur la devanture, au-dessus de la double porte en acier qui hurlait sa supériorité à quiconque passait devant. Et juste devant, dans la pénombre croissante, une silhouette s'agitait près du mur qui encerclait l'habitation. De loin, Luxus entendit le ruissellement caractéristique d'une éponge qu'on essorait. Un domestique.
Il devait probablement s'agir de la résidence du maire de la ville ou d'une autre personne importante. Le mage ressortit une nouvelle fois la requête de sa poche et se mit à réfléchir. Le maire de Carocco avait certainement en sa possession le registre nominatif de tous ses habitants. Ainsi que leurs adresses respectives. Un sourire entendu étira son visage, tandis que son poing meurtrissait de nouveau la feuille de papier. Il n'avait plus à espérer pour ce maire qu'il soit du genre à coopérer, dans son propre intérêt.
Le petit domestique ne sembla même pas prendre conscience de sa présence lorsque Luxus arriva à sa hauteur, ses pieds crissant sur le gravier blanc. Du coin de l'œil, ce dernier vit des traits et des courbes noires furieusement tracées sur la muraille de pierre corrodée. Des insultes. Intrigué, il ralentit le pas. Maintenant qu'il était près de la porte, il remarqua que chaque extrémité des deux lettres de la façade avait la forme très reconnaissable de canons de pistolets. Un doute l'effleura et le fit s'arrêter. Agacé, il pivota sur lui-même et s'approcha du valet qui astiquait inlassablement le mur.
― Qui habite ici ? gronda-t-il sans se formaliser de la moindre des politesses.
L'intéressé se retourna vers lui, Luxus vit luire deux grands yeux bruns d'un faible éclat sous des mèches de cheveux sombres.
― Cette guilde appartient au Maître. Qu'est-ce que tu lui veux ?
La jeune fille avait l'accent sec et caractéristique du pays, soulignant les « s » et abrégeant les « r ». Elle se tenait droite, le bras ballant, l'éponge ruisselante dans la main, et portait une longue et ample cape terne qui la camouflait si bien qu'elle lui avait laissé penser qu'elle était un homme. Sa réponse écorcha un peu plus la patience de Luxus, qui fit de son mieux pour garder son calme. Une guilde. Il aurait dû s'en douter. Mais, maintenant qu'il y pensait, une guilde était peut-être mieux placée qu'un maire pour l'assister dans sa tâche. Il lui présenta la demande qu'il avait gardée serrée dans son poing.
― Tu connais le type qui a écrit ça ? Je sais qu'il vit dans le coin.
Il la regarda laisser tomber l'éponge dans le seau d'eau à ses pieds, et déplier le papier avec un soin et une lenteur infinie, ce qui accrut profondément son agacement. Il n'arrivait pas à croire que lui, Luxus Draer, devait en arriver là pour mener à bien une simple mission qui n'était même pas une S Quest. Son visage se concentra durant un long instant sur la missive, encore éclairé par la lueur du ciel écarlate. Il lui sembla passer une éternité avant qu'elle ne finisse sa lecture.
― Non, je ne le connais pas, acheva-t-elle en levant vers lui ses grands yeux inexpressifs. Mais, poursuivit-elle d'une voix vibrante, quelque chose ne va pas. Je ne vois pas la marque du sceau officiel du Conseil du Desierto.
Les fonctions administratives du gouvernement n'avaient jamais soulevé le moindre intérêt chez Luxus. Cependant, il était suffisamment informé pour savoir que ce pays surveillait étroitement les activités liées à la magie, plus que n'importe quel autre royaume. La guerre civile qui avait confronté la communauté magique du Desierto au reste de la population trente ans plus tôt avait fait beaucoup de remous, et même jusqu'à Fiore, où Luxus, comme tous les écoliers du royaume, avait dû apprendre par cœur les dates-clés de la « Grande Guerre » dans son livre d'histoire. Depuis, les autorités du pays du sable nourrissaient un sentiment de méfiance envers la magie, dont elles espéraient ralentir l'expansion à coups d'entraves bureaucratiques. Ainsi, chaque requête devait être soumise à un examen minutieux, apposée d'un coup de tampon si jugée valide avant d'être répertoriée par les soins de plusieurs services spécifiques où s'entassaient des monticules de paperasse qui ne reverraient jamais la lumière du jour. Une rumeur tenace soutenait même que le Conseil introduisait lui-même des quêtes qu'il n'avait pas approuvé pour prendre sur le fait les mages peu scrupuleux des lois.
Et pendant ce temps, continuant de prôner ses valeurs traditionnelles, le Desierto vivait au ralenti, renfermé sur lui-même et sur un mode de vie obsolète qui n'existait plus ailleurs. Ce qui expliquait certainement le retard de développement avancé du pays, dont l'écart entre lui et d'autres états dont la magie faisait partie intégrante des mœurs ne cessait de se creuser.
― Cela m'a tout l'air d'une fausse quête, continua la fille d'un ton neutre. Beaucoup circulent un peu partout, ces temps-ci. Et même à l'étranger, il semblerait.
Luxus éprouva une certaine irritation en voyant les pupilles de la jeune fille scruter ses cheveux avec insistance. Elle n'était pas la seule, beaucoup avaient fait de même depuis qu'il avait posé les pieds dans ce royaume. Le blond était loin d'être une couleur naturelle, par ici. La jeune mage sembla soudain se rendre compte de son attitude et le petit éclat de curiosité au fond de son regard s'évanouit instantanément. En un battement de cil, ses traits redevinrent aussi impassibles que lorsqu'il l'avait interrompue.
― C'est tout ?
― On dirait, grommela Luxus avec mauvaise humeur, qui n'acceptait pas pour autant son verdict.
Il était à deux doigts d'exploser de rage. Si elle disait vrai, il fallait se rendre à l'évidence : tout ce chemin depuis Magnolia pour rien. Et il n'était pas suffisamment stupide pour prendre le risque de se mettre à dos les autorités d'un pays qui n'était pas le sien. Le mage de la foudre reprit le papier et le déchiffra de nouveau tout en sachant parfaitement qu'il avait déjà lu tout ce qu'il y avait à lire. De quoi aurait-il l'air s'il revenait à la guilde les mains vides, avec pour seul argument que cette mission était bidon depuis le début ? Cela reviendrait à avouer aux autres qu'il s'était laissé duper comme un débutant, qu'il ne vaudrait finalement pas mieux que tous ces braillards aux petits poings qui ne réfléchissaient jamais. Et cette idée était bien plus difficile à supporter que celle d'un échec. De plus, le connaissant, le vieux ne se priverait pas de l'enfoncer, avec un proverbe du genre « Un poussin a toujours à apprendre ». Il sentait déjà ses joues cuire à la pensée d'une telle humiliation.
Tandis qu'elle revenait à ses corvées, Luxus déchirait furieusement la requête en se jurant qu'on ne l'y reprendrait plus quand une puissante détonation retentit à une centaine de mètres, suivie de plusieurs vociférations crachées suffisamment fort pour qu'il puisse les entendre mais dont le sens lui échappait. Une odeur de poudre ne tarda pas à surcharger l'atmosphère et arracha à Luxus un nouveau rictus.
― Allons bon, qu'est-ce qu'ils fabriquent ces imbéciles ? laissa-t-il échapper entre ses dents.
― L'un traite l'autre de vieille vache moisie, répondit la fille sans se retourner, et l'autre dit que c'est lui qui sent comme une vieille vache, et qu'en plus il a la même haleine qu'un…
Elle tendit l'oreille et continua à traduire les jurons braillés dans l'ancien dialecte** : « … qu'un vieux camello qui aurait bu trop de vin. Alors je dirais que les habitants de la rue des Mimes ont essayé une nouvelle fois de faire un feu d'artifice. »
Le son de sa voix ne laissait pas entendre un quelconque amusement, pas même une nuance de lassitude joyeuse qui aurait induit qu'elle éprouvait quoi que ce soit en évoquant leur énième tentative. À la façon froide et détachée dont elle avait débité sa réponse, en particulier le mot « habitants », elle lui avait donné l'impression fugitive d'être une étrangère à son propre monde, qu'elle se contentait d'observer de loin, à une certaine distance.
Rien de surprenant, pensa-t-il en balayant du regard la guilde enveloppée dans un silence de mort. Être un mage dans ce pays revenait tacitement à être marginalisé, être mis à l'écart comme un lépreux. Pour ces mêmes raisons, une guerre fratricide avait éclaté en l'an X752. Depuis, des cessez-le-feu avaient été votés, des traités signés, la vie avait repris son rythme normal, et tous avaient chassé les dernières poussières du conflit de leur mémoire. Et rien n'avait changé, et ne changea plus. Sans un mot, Luxus laissa la fille et repartit sur ses traces, vers l'allée ombragée de palmiers par laquelle il était venu. L'odeur de poudre était encore présente, la rumeur du brouhaha enthousiaste du festival dans les rues également, tandis que le ciel se colorait d'un rouge de plus en plus éclatant, sanguin. Sa tête était lourde, l'air qu'il respirait aussi. Il redressa la sangle de son sac sur son épaule en soupirant. Il avait hâte de quitter ce pays.
Il s'approcha de sa table et déposa sous son nez un seau qui ressemblait à s'y méprendre à ceux de la salle de bains commune. Emma leva lentement la tête de son assiette, et ses sourcils se froncèrent machinalement tandis qu'elle continuait de mastiquer son énorme bout de viande Les bras croisés, Grant Heller, le conseiller de la guilde, la juchait de sa haute taille, sa mâchoire rasée de près parcourue de légères convulsions, ses iris clairs qui, d'ordinaire ne laissaient transparaitre aucune once de sentiment, la toisant avec le plus profond mépris.
― Tu as du travail. Le mur que ces péquenauds ont dégradé la nuit dernière. Tout doit être impeccable avant demain matin.
Emma se retint de pousser une exclamation faussement surprise et avala difficilement son morceau de viande. Cet homme avait pris l'habitude de s'adresser à elle avec sècheresse, comme s'il lui faisait une faveur, à l'instar des tâches et des corvées ménagères qu'il lui donnait à faire et qui, dans sa bouche, sonnaient comme un privilège. Elle repoussa ses brocolis rabougris et le reste de son repas du soir sur la table et saisit l'anse du seau avant de constater qu'il n'y avait à l'intérieur qu'un morceau de mousse jaune et sec.
― Où est le savon ? demanda-t-elle en oubliant momentanément à qui elle parlait.
― Si tu en veux, prends le tien. Mais sache que je ne t'en accorderai pas d'autre avant la fin du mois. Inutile de te dire qu'il est également hors de question que tu utilises l'eau d'ici. Tu n'as qu'à aller en ville. Et ne te fais pas remarquer, je te prie, ajouta-t-il avant de s'éloigner de sa démarche raide.
Elle le regarda monter les escaliers qui menaient au premier étage et disparaître dans sa pénombre. Les mesures économiques drastiques que le conseiller avait instaurées pour combler les pertes rendaient plus difficile la vie à la guilde. Tout, du savon à la bouteille de vin, de la nourriture à l'eau, n'était que très méticuleusement attribué parmi les membres, et l'avait rendue attentive, voire angoissée, au moindre risque de consommation superflue. Le fait qu'elle n'exécute aucune quête pour son propre compte, accomplissant au mieux différentes tâches pour la bonne tenue de la guilde, compliquait un peu plus sa situation. Emma songea à la petite pièce de savon qu'il lui restait pour le mois, et renonça finalement à la gaspiller. En y mettant du sien, cette peinture finirait forcément par s'effacer.
La découverte au petit matin des insultes, très explicites, sur la muraille de Gun Fells avait causé chez ses membres un ébranlement des plus inédits. Jamais l'antipathie qui existait entre eux et la population locale n'avait pris de forme aussi directe. Jusqu'à maintenant, chacun s'était concentré à ignorer la présence de l'autre, et jamais un incident n'avait eu lieu. Partout dans la salle, on chuchotait ou restait silencieux, on se regardait d'un air entendu, tandis que la même pensée se nichait dans l'esprit de chacun : cet incident mineur serait-il à l'origine d'un nouveau chambardement ? Les rares qui avaient été présents trois décennies auparavant frémissaient à l'idée de connaître une nouvelle fois ces évènements qui avaient, de manière irrémédiable, réduit au silence une partie d'eux-mêmes. Ceux qui étaient trop jeunes pour avoir connu cette époque se posaient d'autres questions. Pourquoi le maître, cet homme au caractère virulent dont bon nombre d'individus avaient subi les revers au cours de leur vie, n'avait-il pas réagi à l'annonce de la nouvelle ? Ni lui, ni Grant n'avait évoqué ce qui s'était passé comme un véritable « incident » et n'avait pris aucune mesure concernant le ou les responsables. En dépit de cette absence de décisions, Emma en avait vu certains jubiler en vérifiant ou graissant discrètement leurs armes sous la table. Ils n'oseraient pas s'en prendre aux habitants de leur propre chef, mais quelques-uns n'auraient apparemment rien contre cette idée si l'occasion venait à se présenter.
Emma appliqua l'éponge sur le début d'une lettre et, très lentement, elle la déplaça sur la suite en suivant minutieusement le tracé noir, tandis que ses pensées se dirigeaient inconsciemment vers l'auteur. Ce qui l'avait poussé à vouloir accomplir un exploit pareil. La peur ? La haine ? Probablement un mélange des deux. La fébrilité et l'impatience étaient aussi très vraisemblables, tant les derniers mots étaient irréguliers et l'écriture tremblante. Il, ou elle, ne voulait certainement pas se faire prendre. Peut-être s'agissait-il tout simplement du gage que des gamins du quartier s'étaient lancé. Mais les mots en eux-mêmes, si durs et si tranchants, ne pouvaient pas venir de simples enfants désœuvrés. Celui qui les avait écrits ne pouvait nourrir envers Gun Fells qu'une hostilité et une rancœur féroce, absolues.
Le croissant de lune était déjà présent lorsqu'elle décida qu'il faisait trop sombre pour continuer. Le chemin jusqu'à sa chambre, dans la guilde baignée de silence, lui parut sans fin jusqu'à ce qu'elle reconnaisse la porte cuivrée avec un grognement soulagé. Les bras tourmentés de crampes, elle se laissa tomber sur son matelas sans se dévêtir, et enlaça son oreiller comme un vieil ami qu'elle n'aurait pas vu depuis longtemps. Elle se débarrassa hâtivement de ses chaussures qu'elle balança dans un coin de la pièce avec ses pieds, avant de réaliser que le rideau de sa chambre n'était pas fermé. La jeune fille haussa les épaules et ferma les yeux quand un soupçon souleva instantanément ses paupières. Hagarde, elle se dirigea d'un pas trébuchant contre la vitre et y colla son nez. Le gravier clair qui recouvrait la cour semblait laiteux à la douce lueur de l'astre, mais Emma plissait les yeux en direction du trou sombre un peu plus loin, entre plusieurs rangées de palmiers, l'unique passage qui connectait la guilde au reste de la ville. Elle resta immobile plusieurs minutes, ôtant d'un geste impatient la buée que son souffle produisait sur le verre. Mais personne ne sortit de l'arche, la cour demeurait aussi déserte que lorsqu'elle l'avait quittée. En y réfléchissant, une personne un tant soit peu douée de bon sens ne reviendrait pas sur les lieux où, seulement un jour auparavant, elle avait commis son méfait. Elle devait se douter d'avoir provoqué ces brutes qu'elle avait si bien décrites dans son message. Satisfaite de cette théorie, Emma tira le rideau et se glissa sous sa couverture, sans autre désir que de plonger dans un sommeil qui ne la quitterait pas de sitôt.
Un tremblement la réveilla. Pas un frémissement délicat, mais une violente secousse qui ébranla son lit et la projeta sur le plancher. Encore groggy de sommeil, elle ouvrit d'abord des yeux vitreux, ne sachant pas si ce qu'elle venait de vivre était réel, quand un autre choc, si puissant qu'elle sentit le bois du sol vibrer sous son corps, la mit immédiatement sur ses jambes. Elle ouvrit la porte à la volée et s'engouffra dans le couloir.
« Luz », murmura-t-elle en tâtonnant. Aussitôt, les torches murales du couloir s'enflammèrent et répandirent leurs ombres dansantes sur les murs. Ses pieds nus s'enfonçaient silencieusement dans le tapis fin qui recouvrait le sol du premier étage tandis qu'elle avançait lentement, sentant à chacun de ses pas une terreur compacte grandir dans son ventre. Son cerveau ne parvenait à trouver aucune explication suffisamment rationnelle pour justifier de pareils tremblements. Elle songea un instant au test d'une nouvelle arme que la guilde avait réussi à se procurer, hypothèse qu'elle balaya en un dixième de secondes. Pourquoi essayer une arme d'un aussi gros calibre ici, dans les appartements privés du Maître ?
Des chuchotements précipités assaillirent ses oreilles. Elle connaissait ces voix. Se glissant le long du mur, elle s'approcha le plus possible du coin qui la dissimulait, et se rendit compte avec effroi qu'elles venaient du bureau du Maître.
― Où est-ce qu'il a mis ce fichu papelard, ce gros tas ?
Elle reconnut le ton acerbe de Donovan. Les yeux écarquillés, elle tendit l'oreille et distingua la voix d'un homme qui faisait également partie de la guilde. Incapable de penser, ni de bouger, Emma ne put que rester le dos collé au mur, en priant pour que celui-ci finisse par l'avaler.
― Il est peut-être pas ici, c'est tout, proposa nerveusement Zip.
― On n'a pas toute la nuit, je te signale, rétorqua Donovan d'une voix sifflante. Et s'il est coincé derrière une autre porte scellée par la magie, on a plus assez de charges pour la faire sauter. T'as fait ses poches ?
― N-Non, pas encore.
― Alors, qu'est-ce que t'attends ?
Le cœur d'Emma ralentit avant de se mettre à résonner comme un tambour endiablé. Elle avait dû mal entendre. Elle avait forcément dû mal entendre. Une autre voix, plus grave et puissante que les autres, la percuta violemment et ses jambes se mirent à flageoler. Grant était là, lui aussi.
― On ne s'énerve pas. Allez me chercher la poudre dans ma réserve pendant que je continue à chercher. Après, vous irez faire un tour dans l'aile ouest, et débarrassez-vous de sa fille. Compris ?
― Entendu. Mais faites gaffe, la balle ne l'a pas encore achevé. Il peut encore se réveiller.
― J'y penserai. Au boulot !
Les silhouettes de Donovan et de Zip quittèrent la pièce. Emma entendit à peine leurs pas lourds s'éloigner, tout comme les battements furieux de son pouls, alors que les propos qu'elle venait d'entendre tournaient encore et encore dans sa tête. Son père s'était fait avoir par ses propres hommes. À présent, il se trouvait là, à quelques pas d'elle, une balle logée quelque part et qui l'achevait à petit feu. Et, dans quelques minutes, quelques secondes, Zip et Donovan remonteraient et se dirigeraient vers l'aile ouest. Ils n'auraient même pas besoin de s'y rendre, car ils la trouveraient à trois mètres du bureau, recroquevillée contre le mur, en état de choc.
Peut-être échangeraient-ils un regard hésitant avant de pointer le canon de leurs armes sur sa tête ? Ou peut-être qu'ils se réjouiraient de leur chance et qu'ils l'amèneraient devant Grant pour qu'il l'achève lui-même ? Quoi qu'il se passe, elle entrevoyait chaque scénario de sa mort dans le moindre détail auditif, visuel et olfactif. La légère exhalaison de rouille que produirait son sang, le vertige et l'éblouissement qui la gagnerait quand sa tête heurterait le sol, l'écho des ricanements et celui de son propre souffle lorsqu'elle agoniserait sur le tapis. Et enfin, la douleur. Aigüe, mais si vive et si fulgurante que toute trace de vie aurait déjà disparu de son visage avant qu'elle ne réalise qu'elle était en train de mourir. Et la lumière s'éteindrait, définitivement.
Se voir mourir n'était pas un concept très apaisant. Si l'âme savait ce qui se passerait, le corps en demeurait tremblant, ne sachant pas comment s'y préparer. Cependant, savoir qu'on avait encore du temps avant de quitter ce monde, et avoir le choix dans sa façon d'en disposer, était une chance rare et précieuse, qu'il était intolérable de gaspiller. Au prix d'un effort qu'elle ne put mesurer, Emma se hissa sur ses membres et se remit debout. Ses pas étaient d'un équilibre précaire, mais elle parvint tant bien que mal à atteindre l'encadrement de la porte. Un pas de plus dans cette pièce, et elle pourrait mourir en ayant ses réponses.
Au milieu de la pièce, entre les murs surchargés des vieilles armes de collection du maître, Grant éparpillait des feuilles par dizaines sur le bureau. Jor, juste à côté de lui, donnait l'impression de s'être paisiblement endormi dans son fauteuil. Son assassin semblait si absorbé qu'il ne remarqua pas son arrivée, mais il finit par lever la tête lorsqu'Emma referma la porte derrière elle. Elle vit l'expression de son visage passer de l'agacement à la surprise en moins d'une seconde. Il lâcha les feuillets qu'il avait dans la main et contourna le bureau en la regardant avec amusement, comme s'il recevait la visite impromptue d'un ami de longue date. Ses traits burinés et ses gestes assurés forçaient la confiance de son interlocuteur. Il avait tout d'un chef, de sa manière droite et honnête de se déplacer, à son regard froid qui assurait le respect et le silence en temps voulu. À l'inverse, l'homme éternellement bourru, taciturne, et aussi à l'aise en société qu'un ours finissant d'hiberner qu'avait été de son vivant le cadavre gisant dans son dos faisait bien pâle figure à côté de ce second si communicatif. Mais Jor en avait toujours été parfaitement conscient, et n'avait jamais cherché à changer. Tout semblait l'indifférer au plus haut point. Et ce même lorsqu'il était mort.
― Je suppose que c'est le bruit qui t'a réveillée.
Emma resta statique. Elle darda ses prunelles sur le revolver que Grant portait à la ceinture. Tirer à cette distance sur une cible qui ne remuait pas était si enfantin que c'en était risible.
― Tu t'es fichu de nous depuis le début ?
Le doute que Grant ne verrait pas d'intérêt à répondre sagement à ses questions s'envola dès qu'il ouvrit la bouche. Elle fut même étonnée de le voir se prêter si facilement à son jeu.
― Oui. C'était mon plan depuis mon arrivée. Et comme tu l'as vu, je n'ai eu aucun mal à mettre ses propres soldats sous mes ordres. Ils ont tout de suite su ce qui était le mieux pour eux.
― Et il n'avait jusque-là nourri aucun soupçon ?
Un sourire hideux étira ses lèvres. Grant se recula pour lui montrer le corps de son père.
― S'il en avait en tout cas, on ne peut pas dire que cela lui ait vraiment rendu service. Tu as fini ?
― Non. Qu'est-ce que vous cherchez ?
Heller émit un soupir exaspéré et dégagea son arme de son étui. Emma la regarda tourner autour de son pouce, et se surprit du calme qu'elle ressentait. Tout se déroulait comme dans ses prévisions. Grant parlait avec un débit normal, comme s'il racontait une vieille histoire.
― L'acte de propriété d'un terrain aux alentours de Venterput. Ton père l'avait acheté il y a des années de cela, quand les prix n'atteignaient pas encore le plafond comme aujourd'hui. D'après mes renseignements, ce terrain est aussi pourri et sec que le reste de ce pays. Mais on m'a également dit qu'il y avait une mine. Une grande mine, que personne n'a jamais exploitée. Pas même ton crétin de père.
Il prononça ces derniers mots avec une satisfaction plus qu'apparente. Peut-être éprouvait-il de l'excitation à délivrer le fond de sa pensée devant celui qui lui avait inspirée une telle exécration, même devant son cadavre.
― Je vois.
Un nouveau rictus le défigura. Elle ne voulait plus rien savoir, et lui ne semblait plus vouloir lui répondre. La fin ne tenait plus qu'entre ses mains, dans ce pistolet que Grant faisait machinalement tourner autour de son doigt. Les secondes s'écoulèrent lentement. Ironiquement, Emma en venait presque à s'impatienter, se demandant ce qui pouvait le pousser à rester aussi immobile qu'elle. Soudain, elle entendit des bruits derrière la porte. Les deux acolytes étaient revenus.
― Qu'est-ce qui se passe ? s'écria Donovan en passant sa tête dans l'entrebâillement. Oh.
Elle s'écarta de la porte pour les laisser passer. Zip et Donovan regardèrent successivement Grant et elle. Leur chef se précipita vers eux et les gratifia d'une tape amicale de la main sur l'épaule, qui sembla les mettre plus mal à l'aise qu'autre chose. Ils n'avaient certainement pas l'habitude que cet homme généralement sévère dans sa façon d'être se montre soudainement si aimable.
― Voici la poudre que vous vouliez, chef. Vous l'avez trouvé ?
― Merci. Et non, je pense qu'il doit être ailleurs. Maintenant, si vous le voulez bien, je dois prendre congé auprès de quelqu'un.
Emma toucha du bout de l'index la peau glacée et blafarde de son père. Sa main frémit à ce contact d'une intimité exceptionnelle, presque choquante. Elle se demanda ce qu'il avait pensé en mourant. S'il avait eu certains regrets. Ou si, au contraire, il avait estimé que sa vie, dans ses bons comme ses mauvais côtés, avait été à la hauteur de ses espérances. Son visage apaisé la fit pencher vers la deuxième supposition, mais Jor n'avait jamais aimé extérioriser ce qu'il ressentait. Elle se retourna finalement vers les trois complices, et vit que le canon de Grant visait son cœur. Le tireur adroit qu'il était ne devrait pas avoir de mal à la toucher.
Son index actionna la détente.
Comme elle s'y était attendue, une fois passé l'obstacle de la douleur, l'obscurité était là pour l'accueillir. Pour lui ôter un à un tous ses désirs, ses besoins, ses souffrances, et l'envelopper dans ses bras pour l'éternité. Elle qui s'était sentie toujours si fatiguée de vivre, elle allait finalement connaitre à ce repos éternel que tout le monde voulait éviter. Cependant, quelque chose l'empêchait de s'accrocher à cette étreinte bienfaisante.
Une pulsation.
Des centaines de battements qui éloignaient un peu plus ces si douces ténèbres.
Elle ouvrit brusquement les yeux.
Ses poumons s'embrasaient à chacune de ses respirations. Allongée sur le sol, Emma tâtonna sa poitrine et souleva sa paume au niveau de ses yeux. Pas la moindre goutte de sang. Grant avait tiré une balle magique. Elle était encore en vie.
Un soulagement premier fit cesser les tressaillements de son corps couvert de sueur, qui reprirent sitôt que son esprit accablé eut dépassé ce simple constat. Une odeur de fumée, plus dense et consistante que ce qu'elle n'avait jamais senti, lui irritait les narines. Quelque chose brûlait. Étourdie, elle s'aida du bureau pour se hisser sur ses jambes chancelantes semblables à celles d'un poulain nouveau-né. La porte était entièrement ouverte, et la fumée qui noircissait déjà le couloir, où des crépitements furieux retentissaient dans un faible intervalle de temps, s'engouffrait dans le bureau par nuages entiers. La bouche sèche et haletante, Emma remarqua des lignes de sable fin d'un carmin brillant soigneusement tracées sur le sol de la pièce. De la poudre explosive.
Ses instincts primaires, ceux qui poussaient l'être vivant à vouloir survivre à n'importe quel prix, reprirent immédiatement le dessus face à la menace planante de brûler vive. Désemparée, Emma se jeta à la fenêtre et cogna dessus en hurlant de toutes ses forces.
Lorsqu'elle réalisa que ses efforts étaient vains, elle se tourna vers le cadavre de Jor. Sa grosse face blanche qu'elle avait tant redoutée, vivante. Emma n'avait jamais eu de père. Juste un géniteur. Un homme qui, en dépit de la lâcheté de sa mère et de son incapacité patente à lui succéder en tant que maître, avait pris la peine de la garder auprès de lui. Il l'avait maintenue en vie. Et son application serait bientôt réduite à néant à cause de sa faiblesse.
Des larmes de fureur et d'impuissance brouillèrent sa vue. Les craquements se firent de plus en plus forts. Les flammes allaient bientôt atteindre la poudre, et calciner leurs chair jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien.
Un bruit sourd résonna dans la pièce. Un tableau mural, sous l'effet des vibrations, s'était décroché. Emma regarda un instant la toile éventrée gésir à terre quand une idée, claire et évidente, jaillit de ses pensées brumeuses avec la puissance d'un boulet de canon.
Elle repéra celle qu'il lui fallait tout près d'elle, accrochée entre le rideau droit et le porte-manteau. Plutôt lourde et volumineuse, nullement en état de marche, mais qui lui garantirait assurément une voie. Emma repoussa d'un geste fébrile le fauteuil de son père et le bureau de sa trajectoire. La porte qu'elle avait refermée ne résisterait pas longtemps pour elle. Il lui fallait agir vite, et seul son corps, terrifié, savait quoi faire. Inspirant profondément, elle prit son élan et se rua sur la fenêtre en poussant un hurlement profond, libérateur. L'impulsion qu'elle lui avait donnée suffit à briser la vitre en un million d'éclats plus infimes les uns que les autres. Et, sans l'ombre d'une hésitation ni un regard en arrière, elle sauta dans le vide.
*Aldea Bella : en espagnol, le "Beau Hameau"
** L'ancien dialecte du Desierto est, vous l'aurez compris, notre espagnol à nous. Disons qu'il a été relégué au rang de langue secondaire il y a plusieurs siècles, derrière celle que parle tout Earthland et qui n'a pas de nom.
