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L'horloge de la salle d'attente du Princeton Plainsboro Hospital mouvait lentement ses aiguilles selon un immuable mécanisme. Les longues piques noires se promenaient lentement autour du cadran ; et lorsque, enfin, la plus grande atteignit le chiffre 12 :
- 18h00 ! s'écria le dr House qui, à vraie dire, avait guetté l'heure fatidique depuis plusieurs minutes, nonchalamment appuyé sur sa canne.
Son manège n'avait guère échappé aux infirmières qui savaient pertinemment qu'il aurait fait n'importe quoi pour échapper au consultation ; mais comme il ne portait pas sa blouse, il se fondait aisément dans la masse et pour le commun des mortels passait pour un patient.
- Le dr House s'en va. Veuillez l'inscrire sur les registres…
- C'est pas vrai ! s'écria James Wilson, qui le rejoignit à cet instant. Tu as vraiment attendu l'heure pour t'en aller ?
- Ouais. Je mériterais une médaille. Dommage que les plus grands mérites passent inaperçus dans ce bas-monde.
- Tu viens jouer au poker chez moi, ce soir ? demanda Wilson.
- Impossible, répondit House.
- Ma femme ne sera pas là.
- Doublement tentant… mais absolument impossible.
- J'ai invité quelques amis. Il y aura même mon beau-frère qui est de passage dans le New-Jersey.
House écarquilla les yeux :
- Wouaow ! Incroyable… Depuis quand as-tu une vraie vie sociale ?
- Pas grâce à toi, en tout cas.
- Le mariage te réussit, à ce que je vois ! apprécia House avec un clin d'œil.
Wilson avait surpris tout le monde lorsque, à la suite d'un voyage en France il était revenu à l'hôpital avec une alliance au doigt. Il avait rencontré celle qui était à présent la 4ème Mrs Wilson au congrès d'oncologie auquel il s'était dû d'assister à Paris ; le séjour avait vu leur complicité naissante se muer en passion, et ils s'étaient mariés dans une parfaite improvisation, un beau soir d'ivresse du mois d'avril…
House avait été le premier à l'apprendre au retour de Wilson ; à vrai dire, il n'avait jamais cru que son meilleur ami pût renouveler l'expérience à la suite de trois malheureuses tentatives… L'amitié exclusive de Gregory House et son tempérament bouillant n'avaient guère arrangé les choses à chaque fois – ce dont, en fait, il se glorifiait comme un nouvel honneur donné à ses défauts exceptionnels.
- A quand le prochain héritier de la famille Wilson ? poursuivit-il.
- Pas tout de suite… fit James avec un petit sourire. Mais j'aimerais que tu rencontres Fanny. Elle est vraiment merveilleuse…
- Tu es marié depuis à peine deux mois. J'attends que ton engouement se concrétise… Tu me connais, je ne donne jamais dans la précipitation.
- Oh, je t'en prie ! arrête de me chaperonner.
- Non, mais c'est vrai ! Que se passera-t-il si tu apprends qu'elle mène une double vie et qu'elle est non seulement un médecin bilingue, mais aussi agent pour les services secrets allemands ?
- Pourvu que ça n'arrive pas… soupira-t-il, l'ombre de ses échecs passant un instant dans ses yeux bruns.
Soudain House se figea, paraissant fixer un point fixe derrière Wilson ; puis il se recroquevilla derrière celui-ci.
- Cache-moi !
- Quoi ? fit Wilson en se retournant.
- Cuddy ! grimaça House qui faisait des contorsions pathétiques pour se dissimuler derrière sa canne.
- Mais je croyais que tu avais fini à l'heure ? objecta Wilson en revenant à House. Il est 18h00, non ?
- Oui. J'ai omis de préciser qu'elle m'avait adjoint une heure de plus de consultation.
- Depuis quand est-ce que tu as peur de Cuddy ?
- On s'en fout ! cache-moi…
- Ca risque d'être difficile, observa Wilson. Tu savais ce que tu risquais en prenant ce beignet à la cafétéria. Tu grossis.
- Crie au feu ! n'importe quoi !
- Non, j'ai déjà fait ça une fois pour voir les infirmières sortir de la douche – j'étais encore célibataire…
- La première, la deuxième ou la troisième fois ?
- Oublie !
- Bon, alors dis que je suis mort.
- Ce que vous voyez là n'est pas le docteur Gregory House, hurla Wilson à la ronde. Ce n'est qu'une pâle copie qui nous vient tout droit des Enfers pour hanter les vivants et… les vivants.
- Arrête… (House se tordit le cou pour vérifier) de toute façon, elle n'a même pas entendu.
- Alors déguise-toi, mets ta blouse…
- Ça va pas ? Je veux pas non plus perdre ma réputation…
- De toute façon, je ne veux pas qu'on te voie accroupi à la hauteur de mon pantalon. Allez, décampe… Et résolument pas de poker ?
- Non ! glissa House en s'esquivant pour gagner l'escalier qui menait à la morgue.
Wilson le regarda partir et marcha vers la sortie, croisant Cuddy qui fulminait :
- Vous avez vu House ?
- Moi ? Non…
Peu désireux de subir par procuration la colère de sa patronne, il hâta le pas, mais s'arrêta brutalement sous la surprise.
- Fanny !
Sa femme se tenait devant la porte, un grand sourire aux lèvres ; c'était une femme bien plus jeune que lui, de grande taille, brune, et qui portait admirablement les robes moulantes. Il lui rendit son sourire radieux, l'embrassa :
- C'est gentil de venir me chercher… Tu ne seras pas en retard pour ton rendez-vous ?
- Rassure-toi, répondit-elle doucement. Mon dîner n'est qu'à 21 heures.
- Ce serait tout de même bien que tu obtiennes ce poste. Nos lieux de travail ne seraient pas très éloignés.
- Ce que j'aimerais, murmura-t-elle dans un anglais parfait, c'est travailler au Plainsboro avec toi.
- Je crois que le service serait un peu dérouté d'avoir deux docteurs Wilson en oncologie.
Ils avaient atteint le parking et s'apprêtaient à monter en voiture.
- James…
Il leva la tête. Elle le considéra, mutine.
- Comment m'aimes-tu ?
Il l'aimait pour son regard fantastique. Un regard qui l'appelait, lui Wilson, un regard qui semblait toujours prêt à chercher l'homme de sa vie, avant de se rappeler qu'il se tenait devant lui ; un regard qui lui criait merci de se trouver là. Un regard presque coupable, mais un regard toujours reconnaissant.
House avait réussi à gagner la sortie de son pas d'handicapé grognon. Il surveilla ses arrières : il avait définitivement semé Cuddy. Se félicitant pour son habileté, il s'adossa au mur et chercha son téléphone portable dans sa poche.
Un rendez-vous urgent à confirmer.
En regagnant la place réservée à sa moto, il repensa au bonheur de son meilleur ami. Vrai, se disait-il, nul ne méritait un amour sincère et pur comme l'oncologue James Wilson. Dans l'esprit de House défilèrent les images de leur relation ; le dévouement dont Wilson avait toujours fait preuve, le fait qu'il avait affronté pour lui, pour House, les pires sévices… et cela, sans jamais se départir de sa fidélité. Ses trois malheureuses tentatives conjugales n'étaient guère une récompense pour de lui.
Et lui, House, qu'avait-il pour lui ? L'arrogance, le cynisme, la colère, la gaminerie, la débauche, l'addiction… Un tas de bonnes qualités en somme.
En outre, se disait-il en faisant démarrer son engin infernal, il avait pour lui l'atout le plus viril qui soit… La vitesse et la puissance !
Seulement une chose ne changerait jamais.
Wilson avait pour lui la constance et l'obstination. House, lui, n'avait que l'éphémère. Enfin, de nos jours cela portait généralement le nom de call-girl. Mais cela ne le dérangeait pas – ce n'était, se disait-il, qu'un palliatif en attendant une liaison plus sérieuse – cette liaison ne devait-elle jamais advenir. Du moins, c'était ce qu'il s'était dit, jusqu'à très récemment, une semaine tout au plus. Dire qu'il avait eu longtemps à portée de main la personne idéale… et lui, l'imbécile, ne l'avait jamais considérée ! L'occasion était pourtant trop belle, et dire qu'il aurait pu la manquer plus longtemps encore… à cette pensée il se mordit les lèvres.
Après s'être changé et reposé à son domicile, il avait repris sa machine qui le déposa devant un hôtel à l'autre bout de la ville. Là, il admira son reflet sur la vitre : sûr, sa conquête serait gravement impressionnée… Il entendit la jeune femme arriver, et se retourna, un sourire aux lèvres, l'air charmeur et l'œil grave – comme il savait si bien le faire…
Cameron avait quitté son service près de six mois auparavant. Trois ans durant, elle avait agi sous ses ordres, et trois ans durant, l'un comme l'autre ils s'étaient regardés, ils s'étaient dévisagés, l'un comme l'autre demeurant muet. Certes, il y avait eu l'après-Vogler, cette période où, pendant un mois, l'amour les avait enflammés sans qu'il y eussent pris garde tous deux. Qui l'avait secondé, lui, pendant cette trouble époque ? Wilson, toujours Wilson…
Les deux amants passèrent le seuil de l'hôtel d'un air fort digne, et demandèrent une chambre pour la nuit, en faisant tout leur possible pour ne pas rire. La jeune femme cacha son alliance, sur laquelle House ne pouvait s'empêcher d'attacher des yeux rêveurs…
C'est vrai, songea-t-il avec une douce amertume. Allison Cameron était devenue Allison Chase au bout de quelques mois – pour la plus grande joie du mari en question. Apparemment, les déclarations d'amour salopées d'un accent australien ne la dérangeaient pas. Ou du moins, c'est ce qu'elle voulait faire croire.
Tandis que la jeune femme se serrait contre lui dans l'ascenseur, House se dit que c'était le moment idéal pour placer un compliment – ils n'en auraient plus guère le temps après.
- Jolies boucles d'oreilles, jeta-t-il.
- Merci ! c'est un cadeau de ma mère…
Il faillit lâcher un petit rire. C'était ainsi qu'il avait accueilli Cameron lors de cette fameuse soirée au restaurant. Sa compagne n'avait rien remarqué.
Comme les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, la hâte commençant à les gagner, ils se pressèrent en direction de la chambre qui leur était réservée. House frémissait au contact de tout ce passé qui re-surgissait, dans l'ardente ferveur de son émoi amoureux. Ce soir-là, au restaurant, plus de trois ans auparavant, il avait bien fait souffrir Cameron, et sans trop savoir pourquoi, il s'était attaché à réduire à néant ses espoirs d'une relation avec lui. Mais elle lui avait dit pourtant, qu'elle était bien sûr qu'il l'aimait ! Pourquoi diable avait-il tout foutu en l'air ce soir-là ? Peur de s'engager, peur devant l'incroyable vérité qui maintenant se faisait jour…
La porte fut vite refermée. House arrêta d'un geste l'élan de sa maîtresse :
- J'ai deux fois ton âge…
- Je vous en prie ! ne me faites pas ce coup-là. Vous me l'avez déjà dit tellement de fois…
Cela établi, ils se mirent à l'œuvre, pris d'une frénésie que plus rien ne devait contenir.
Le contact de House avec l'alliance de ma jeune femme lui était désagréable, elle se résolut à l'enlever et la posa sur la table de nuit. Ce fut alors que House put librement s'abandonner à ses transports, les souvenirs affluents avec une étrange célérité, comme pour sceller les retrouvailles d'une passion longtemps enfouie…
Oui, comme il l'avait fait pleurer ! et Cameron qui avait partout clamé par la suite qu'elle avait suivi le mouvement – qu'elle ne l'aimait plus. Un gros mensonge. Plus tard, lors de sa relation naissante avec Chase, elle lui avait bien précisé qu'il ne s'agissait que de sexe… Mais l'Australien, plus fin, avait bien deviné que le but premier de la jeune femme était de rendre jaloux le dr House. House lui-même n'y attachait guère d'importance. La relation entre les deux jeunes gens s'était rompue d'un coup, alors que Chase avait déclamé un amour non désiré par la belle. House, jugeant celui-ci devenu inutile, l'avait alors renvoyé. Il n'avait guère prévu que Cameron partirait à son tour. Mais aussi, pourquoi donc…
- Est-ce qu'il te plaît vraiment, ce dr Chase ? Te rend-t-il heureuse, au moins ?
- Ah ! taisez-vous, vous le savez bien… murmura-t-elle, étouffant ses sarcasmes d'un baiser.
Et puis, House avait appris par accident que les deux tourtereaux travaillaient toujours au Plainsboro. Avaient-ils eu le désir de se cacher ? Chase craignait-il sa concurrence ?
- Est-ce que tu penses à ton mari ? reprit-il.
- Non… Pas maintenant, je vous en prie… implora-t-elle, en proie à une réelle souffrance.
Le choc la fit se dresser. D'un geste il la ramena à lui, les choses reprirent là où elles s'étaient interrompues.
Cameron !… songea-t-il. Tant de choses auraient pu être écrites, et pourtant… et pourtant aussi, tout s'était révélé trop tard… trop tard pour que l'affaire reprenne un cours normal.
Une horloge sonna minuit quelque part,
- Il faut que je parte. Mon mari ne tardera pas à s'inquiéter.
House se redressa, et demanda d'une voix fatiguée :
- Nous avons choisi cet hôtel parce qu'il est près de chez toi. Pourquoi ne pas attendre un peu ?
Il porta la main devant ses yeux éblouis lorsqu'elle alluma une lampe, et jouit un instant de cette sensation de bonheur proche avec les yeux fermés…
Mais aussi, se gourmandait-il, pourquoi repensait-il à Cameron ?…
Alors qu'il s'agissait tellement peu d'elle !
Peut-être était-ce pour se donner du courage. Après tout, il avait vraiment aimé cette jeune femme – avant de réaliser qu'une part de lui s'était toujours cachée.
Avant de réaliser que les hommes ne le rebutaient pas du tout. Mais l'attrait pour les call-girls était resté le même, de moins en moins vivace cependant. Il lui avait fallu ce soir rassembler toute sa volonté, et l'image de Cameron était, semblait-il, un bon moyen…
- Mon mari me croit en rendez-vous de travail. Je pense qu'il est raisonnable que ça ne dure pas plus de trois heures, même si j'ai pu lui faire croire que c'était loin d'ici.
House tendit la main et saisit son alliance qu'il considéra pensivement.
- Es-tu sûre qu'il ne se doute de rien ?
Fanny Wilson se retourna vers lui :
- Absolument. « Sûre et certaine ».
Il lui rendit son anneau avec un soupir.
- Quand nous reverrons-nous ?… fit-elle. Dr Chase ?
Il eut un sourire en coin. « Chase », c'était une idée de génie de sa part.
- Je n'en sais rien, avoua-t-il.
Fanny Wilson ignorait tout de sa véritable identité. Elle ignorait parfaitement qu'il se nommait en vérité Gregory House, meilleur ami de celui qui était son mari… Aussi lui avait-elle fait peur ce soir-là, en se pointant à l'hôpital. Dieu merci, House avait réussi à faire toutes sortes de simagrées pour détourner l'attention de Wilson et l'empêcher d'apercevoir sa femme trop tôt… Dieu merci aussi, Cuddy était dans les parages au même moment…
- Mais quand ? insista-t-elle en ragrafant sa belle robe moulante.
- Je te le dirai, promit-il.
Probablement jamais, en fait.
Il la regarda partir en songeant à son bonheur futur.
Il savait ce qui se passerait. Tôt ou tard, la noble culpabilité de cette jeune femme la pousserait à avouer à son oncologue de mari qu'elle avait une liaison. Celui-ci réagirait alors comme la dernière fois ; brisé sous le choc, il engagerait une procédure de séparation. Et alors… avec un peu de chance (l'appartement appartenait-il à James ou à Fanny ? il faudrait vérifier), James Wilson reviendrait à nouveau vivre au 221b, sous le toit de son meilleur ami.
House l'aurait seulement pour lui.
Seulement pour lui.
