CHAPITRE 1

Ce matin était si beau. La lumière se dorait aux contours des maisons et les lueurs roses de l'aurore se fondaient peu à peu dans le bleu du ciel. Un matin comme on en voit rarement à Milton. L'air avait le goût du printemps sans l'âcre odeur de fumée habituelle. J'étais heureuse.

C'est moi qui l'ai trouvé. Dans son bureau, endormi, à sa table de travail. Les affaires sont dures en ce moment et je sais qu'il peine pour joindre les deux bouts. Je m'approche. Ses yeux fermés, son visage presque paisible. Mais pâle. Si pâle. Il travaille trop. Je m'approche encore, la main tendue vers lui. Par la fenêtre la lumière joyeuse se déverse. Et la fenêtre se reflète sur le bureau.

Du sang. La fenêtre se reflète dans du sang.

J'étouffe.

Le visage de George dort, serein, dans une mare sang. L'une de ses mains ne repose pas sur la table et gît à son côté comme les membres d'une marionnette dont on a coupé les fils. Un revolver à terre. George…

Je suis sortie

Ce matin était si beau. La lumière se dorait aux contours des maisons et les lueurs roses de l'aurore se fondaient peu à peu dans le bleu du ciel. Ce matin si beau où mon mari est mort. Ce matin si beau où mon cœur s'est arraché de lui-même de ma poitrine.

J'ai refermé la porte. Je n'ai pas crié. Je n'ai pas pleuré. Dehors, John joue avec la petite Fanny. A travers une autre fenêtre je les contemple. Ils sont vivants. George est mort. Et moi … Moi je suis quelque part dans un lieu qui n'existe pas. A la frontière du mouvement et de l'immobilité, de la chaleur et du froid, de la vie et de la mort.

George…

Il y a tant de choses que je devrais faire… Envoyer une servante chercher le médecin, chercher la police… Mais je reste là, figée, prise dans une gangue de douleur comme les fossiles que mon oncle naturaliste rapportait de ses voyages. Et avec lesquels il me laissait jouer. Avec ces formes insensées revenues d'un autre temps avant le temps. Et j'inventais des histoires étranges d'animaux fabuleux aux corps tout en arabesques…. Comme les histoires qu'aujourd'hui John invente pour sa sœur.

Cet aujourd'hui où George est mort.

-« Mère ? »

Mon fils se tient devant moi. Je ne sais pas à qui il ressemble. Sur son visage les traits de son père s'unissent aux miens d'une manière si intime qu'il est impossible de distinguer ce qui appartient à l'un de ce qui appartient à l'autre . Ce qui appartient à la mort de ce qui appartient à la vie.

-« Mère ? Vous allez bien ? »

J'acquiesce.

-« Vous êtes très pâle… »

Je nie.

Mon fils me regarde, de l'inquiétude dans ses yeux bleus. Mes yeux. Mon fils est vivant. Petite Fanny arrive en riant. Elle se tait quand elle me voit.

George est mort…

-« Va chercher Bessie, John… Dis lui d'aller trouver le médecin de toute urgence »

John obtempère sans un mot. Il ne pose pas la question qui lui brûle les lèvres. Petite Fanny s'approche, les bras tendus. Je la serre contre moi. Elle sent le matin. Des odeurs de savons sur sa chair rose et dans ses boucles blondes. Les boucles de son père. Je caresse le taffetas de sa robe et les ruban dans ses cheveux. Les larmes me montent à la gorge.

George est mort… Mes enfants sont vivants. Je suis l'hiver qui garde le printemps.