Cinq mois de travail pour ces trois chapitres. Idée d'origine : les syndromes de Lima et Stochkolm. Beaucoup, beaucoup de recherches : lieux, langue, époque, histoire du pays, style... Je me suis investie, même si pas mal de trucs ont dû passer à la trappe – pardonnez mes exploits en portugais. J'ai écrit sur le son d'artistes tels qu'Anna Calvi pour la fureur, Birdy Nam Nam pour l'explosion, Agnès Obel pour la douceur.

J'ai choisi Tyki et Lavi en partant du principe qu'ils avaient tous les deux de multiples personnalités, des facettes entre lesquelles ils se perdent. Je voulais un Tyki paumé : un humain trop gentil pour un Noah trop méchant, parce que chaque fois que je le croise dans le manga, je me dis qu'il doit avoir de sérieux problèmes pour gérer tout ça. J'ai arraché Lavi à son décor d'origine pour le faire réfléchir un peu, parce que je n'arrive pas à le voir uniquement comme un guignol grande gueule et bon vivant. J'ai repris la problématique du tome treize, à savoir la question de l'identité, et ce pour les deux personnages principaux, les deux schizophrènes de la série, en bref. Au niveau de l'ambiance, j'ai cherché à reproduire quelque chose d'étouffant, de malsain et de bizarre, le genre de situation où tu ne sais pas trop comment réagir, où tu te retrouves complètement largué. Il est normal que certaines réactions des personnages vous paraissent étranges, mais je pars du principe qu'à chaque situation ne correspond pas une unique réaction (sinon on se ferait bien chier), d'autant plus que Tyki et Lavi sont des êtres complexes et par essence contradictoires.

C'était particulièrement plaisant de travailler là-dessus. Ca aurait pu s'appeler « Suture », « Poussière » ou « Faux pas », mais j'ai choisi « Magnet ». Parce qu'il n'y a rien à faire, ils ont beau être parfaitement opposés (le gentil qui joue au méchant, le connard qui joue au gentil), ils n'arrivent pas à se détacher. L'action risque d'être très mal répartie, étant donné que c'est un one-shot que j'ai séparé en trois parties pour le rendre plus lisible. Je répondrai à vos questions avec plaisir si vous en avez. Merci à ma bétalectrice, Mad-Chesnut-Tree, et bonne lecture.

http : / / k- l- a- k . deviantart . com/#/d46zi7b (Illustration du premier chapitre, retirez les espaces.)


Magnet

I- Lima


« Est-ce que tu crois en Dieu, gamin ? » demanda-t-il comme s'ils n'étaient pas en plein combat, comme s'il n'avait jamais eu l'intention de le buter.

Lavi se retint de pouffer de rire. Il se souvenait parfaitement du jour où il avait perdu la foi, où il avait compris que cela faisait sept belles années qu'on se foutait de sa gueule à lui prêcher des conneries et où il avait délaissé un nom, une vie de plus. Comme si la balle cuisante qui lui avait traversé l'œil avait gravé ce jour sanglant à même sa mémoire.

Il esquiva la pluie de papillons qui fondait sur lui, dérapant dans un nuage de poussière, et bondit d'un coup de maillet vers le Noah qui attendait visiblement son offensive. Lavi avait connu de meilleurs champs de bataille que la Gardunha ; la montagne portugaise offrait un nombre incalculable de pentes escarpées, ravins, et rochers sur lesquels les deux combattants écorchaient leur peau et leurs vêtements. A ces obstacles s'ajoutaient les corps sans vie des traqueurs, gisant sur la pierre rendue brûlante par le soleil – la mission avait complètement dégénéré.

L'exorciste évita quelques attaques de plus, sautant de relief en relief avec la désagréable impression que son ennemi se jouait de lui. Les lèvres du Noah, tendues en un large sourire pervers, s'étiraient à chaque faux pas de l'exorciste. Tyki Mikk jouait « at home », et c'était tout à son avantage.

La sueur dégoulinait sur leurs joues, sillonnant leur peau de traînées luisantes, et des volutes de sable chaud s'échappaient sous chacun de leurs pas. Leurs corps haletants s'effleuraient, se collaient, se repoussaient avec autant d'ardeur que s'il s'agissait d'un tout autre jeu. D'ailleurs, le plaisir était tout aussi intense ; Tyki le sentait pulser dans ses veines à chaque mouvement, à chaque muscle bandé, à chaque attaque qu'esquivait l'exorciste avec ce petit sourire insolent accroché aux lèvres.

Un geste maladroit coûta au roux une longue estafilade sur la joue. A peine s'était-il juré de mieux anticiper les mouvements du Noah qu'il se retrouva par terre, cinq doigts menaçants enroulés autour de son cou. La caillasse arracha le dos de son uniforme, griffant sa peau par endroits. Une main brune écarta ses cheveux collés par la sueur – Tyki dirait plus tard que c'était pour mieux voir la colère pulser dans son œil vert.

Lavi lâcha un juron dans une langue que le Plaisir ne connaissait pas, sentant les doigts glisser sur sa peau. Péniblement, il essaya de virer la main qui s'enfonçait dans sa chair et qui pressait sa pomme d'Adam mais le Noah resserra son étreinte, lui arrachant un gémissement surpris. Il continua de se débattre, mais ses gestes maladroits semblaient de plus en plus manquer de conviction. La paume de Tyki était comme vissée autour de son cou, et la tête lui tournait déjà. Le regard trouble, il sentit son bandeau glisser doucement sur ses cheveux roux.

De grosses veines pulsaient sur le dos de la paume du Noah. Tyki se demanda pourquoi il avait choisi de le tuer de cette manière, pourquoi il avait préféré le toucher... Le transpercer aurait été tellement plus simple. Tease se posa sur son épaule. Sous ses doigts, le sang battait faiblement. Il plongea ses yeux dans la prunelle du garçon.

La respiration haletante, le roux se demanda si c'était fini. Doucement, il sentait ses membres devenir de plus en plus lourds. Ses lèvres entrouvertes tentèrent de murmurer quelque chose, mais en vain.

Tyki eut envie de les mordre.

Il pouvait le tuer.

D'y glisser sa langue.

Il devait le tuer.

De dévorer cette putain de peau insolente.

Il devait le tuer !

L'iris vert roula dans son orbite, l'air cessa de soulever son torse. Tyki retira immédiatement sa main du cou de l'exorciste, presque surpris. Il se leva brusquement, le bandeau entre les doigts. Par terre, Lavi ressemblait à un pantin dont on aurait coupé les fils. Le sang coulait doucement de sa joue pour se perdre en tâches brunes dans le sable.

Il n'avait pas répondu à sa question.

xxxxxxxxxx

Il était mort.

Tyki venait de lui voler le dernier souffle d'air qui restait encore dans ses poumons, et donc il était mort. Tiens, d'ailleurs c'était marrant de penser ça. Etre mort. Sans être un expert de la pensée hédoniste, sa formation de Bookman lui avait fourni quelques notions de philosophie plutôt pratiques. Epicure, lettre à Ménécée, le tétrapharmakos. « Quand nous sommes, la mort n'est pas là et quand la mort est là, c'est nous qui ne sommes plus. »

Et merde.

Il ouvrit son œil gauche sur un plafond parsemé de tâches de moisissures. La peinture ivoire, qui avait dû être uniforme un jour, était écaillée par endroits. Lavi tourna doucement la tête vers la droite, sentant son cou le brûler comme si les doigts de Tyki y étaient encore enroulés.

Tyki... Il ne l'avait pas tué. Il ne savait pas pourquoi, mais il ne l'avait pas tué. L'exorciste sentait sa présence dans la pièce mais ne parvenait pas à le situer. Il supposa que le Noah était caché quelque part dans l'ombre, comme toujours. Il devait être en train de le regarder. De se marrer, peut-être...

Ses habitudes de Bookman prirent le dessus sur sa réflexion, et il décida d'évaluer les lieux. Petite pièce, murs en torchis délabrés par les années, couverts de tôle aux endroits les plus abîmés. Porte fermée, à en juger par la chaleur concentrée dans la pièce... A croire que le Noah aimait s'amuser à le faire suffoquer. Une faible lueur autour de la mèche d'une bougie qui finirait bientôt sa course dans son assiette de métal rouillé. Peu de meubles, dans un piètre état pour la plupart.

La chaleur étouffante, cette impression d'être condamné à finir ses jours sans jamais revoir un carré d'herbe, ce sol de terre brute sur lequel chaque pas dégagerait sûrement un nuage de poussière... Rien n'indiquait qu'ils avaient quitté le Portugal. Rien n'indiquait que l'exorciste le quitterait un jour, d'ailleurs.

Il voulait lui poser la question... Il aurait voulu lui poser la question.

Au moment le plus inapproprié, sa voix mourut dans sa gorge. Il eut l'impression que son larynx était tapissé d'aiguilles qui le lacéraient. Aucun mot ne sortit de ses lèvres desséchées, mais une quinte de toux qui lui rappela les joies des jours de fièvre. Sa gorge le brûlait tellement qu'il aurait livré l'emplacement du Quartier Général aux Noah pour un simple verre d'eau. Cette idée lui arracha un sourire cynique. C'était probablement ce qui finirait par lui arriver, de toute façon. Il doutait fort que Tyki l'ait épargné pour entamer une partie de poker.

Sa gorge n'était pas la seule à le faire souffrir ; une douleur lancinante s'était réveillée depuis peu dans ses bras et transperçait sa peau de part en part, comme si un crétin s'était mis à jouer du Flamenco en prenant ses muscles pour des cordes de guitare...

Probablement un contrecoup de son Innocence. Il avait poussé la synchronisation un peu loin, quelque part autour des quatre-vingt-cinq pourcents, soit neuf pourcents de plus que son taux de résonance originel mais pas au point de se transfigurer, heureusement... Parce que se transfigurer, ça voulait déjà dire s'habituer à cette putain de douleur, mais surtout parce que son Grand-père lui avait clairement fait comprendre ce qu'il adviendrait si son Innocence prenait le dessus une bonne fois pour toute.

Il lâcha un soupir, fermant les yeux pour mieux ignorer la douleur. Tyki n'avait même pas pris la peine de l'attacher. Allongé sur ce qui devait être un matelas, ou peut-être un canapé à en juger de la hauteur qu'il avait sur la pièce, le roux était clairement incapable de bouger. Encore moins de se lever pour aller en foutre une à son ravisseur. C'était comme s'il l'avait vidé de ses forces... Ce connard de Noah qui devait jouir de le voir crever dans son coin, ce connard de Noah qui ne méritait pas d'être si beau et dont la voix rauque finit par déchirer le silence :

« Evite de trop bouger. Je crois que je t'ai pété le poignet. »

Lavi tourna lentement la tête vers la voix, planquée quelque part dans un coin de la pièce, près du mince rai de lumière qui indiquait la présence de la porte. Tyki devait être appuyé contre le mur, les mains dans les poches. Il avait toujours trouvé sa nonchalance agaçante, cependant sa voix n'était pas moqueuse, mais calme et assurée.

A croire qu'il se réservait le meilleur pour la fin, comme un gamin qui se débarrasserait d'abord de ses légumes avant de s'intéresser au reste de son assiette. Rien de très rassurant en soi. Quelques heures, quelques jours de répit avant de sentir s'enfoncer une main gantée dans sa poitrine et d'observer, impuissant, à quoi peut bien ressembler le cœur d'un stupide Bookman. Le sien. Le roux aurait aimé lui dire que jouer le rôle des épinards qu'on mange en premier lui convenait tout à fait et que plus vite il se débarrasserait de lui, plus vite il pourrait retourner jouer avec sa nièce adorée, mais sa tentative de parler avorta en une nouvelle quinte de toux, sèche et douloureuse.

« Pas la peine de discuter non plus, je marche pas aux pourparlers. T'épuise pas inutilement, gamin. Dors. On s'amusera plus tard. »

Et Lavi devina le sourire naître sur les lèvres du Plaisir.

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Le Noah avait voulu jouer, et il se retrouvait comme un con avec un exorciste vivant sur les bras. Road se serait bien foutue de lui. Les Jasdavid (les premiers qu'il avait connu, pas ces espèces de beaux gosses qui s'étaient réincarnés deux semaines plus tôt) encore plus. Il ne se sentait pas pitoyable pour autant. Kidnapper des exorcistes, lui aussi pouvait le faire, songea-t-il avec un brin d'orgueil. Ne restait plus qu'à le briser, le réduire en miettes comme il aurait pu le faire avec son Innocence...

Assis devant la baraque, appuyé contre un morceau de tôle peu confortable, Tyki avait l'air contrarié. Ses yeux dorés se tournèrent vers le minuscule maillet avec lequel il jouait depuis maintenant presque une heure. Le roux avait mis du temps à se rendormir... Ou peut-être perdait-il quelque peu la notion du temps, au milieu de ce trou perdu qui lui faisait regretter le confort du manoir. Pourvu que Tease revienne rapidement.

Une goutte de sueur glissa de ses cheveux bouclés pour tomber dans le col de sa chemise rendue grisâtre par la crasse. Il connaissait cette chaleur asphyxiante par cœur, celle qui prenait les poumons et donnait l'impression de respirer du sable, mais le Portugal avait beau être la terre de son enfance, il ne lui pardonnerait jamais d'avoir ruiné l'un de ses plus beaux costumes. Il se félicita de s'être débarrassé du corps du gars à qui il avait « emprunté » la maison et le vieux jean qu'il avait enfilé la veille, pris de pitié pour son pauvre pantalon. Sous ce soleil de plomb, il aurait suffit de peu de temps pour qu'une bonne odeur de cadavre s'empare des lieux.

Il rangea le maillet dans la poche de son jean. Il détruirait l'Innocence le moment venu, devant les yeux du gosse, pour observer sa réaction lorsqu'il verrait deux ans de sa vie s'effondrer en morceaux. C'est ce qu'aurait fait Road, après tout... Tyki grimaça. Il n'aimait pas l'idée de suivre les traces de sa nièce. Il avait beau incarner le Plaisir, ce n'était pas dans ses habitudes de se complaire dans ce genre de petit jeu pervers.

Mais le problème dans cette histoire, c'est que la partie avait déjà commencé et que c'était lui qui avait lancé les dés le premier.

D'ordinaire, il tuait vite et bien... Et pour une fois, il s'était lamentablement foiré. Parce que le gamin ne lui avait pas répondu, et qu'il crevait d'envie de mettre un peu à l'épreuve cet apôtre de Dieu. Le Noah se prit la tête entre les mains, glissant ses doigts dans ses boucles brunes.

Il avait failli l'embrasser, bordel.

Son instinct de Noah avait encore reprit le dessus sans crier gare ; car seule sa nature d'élu pouvait expliquer les pulsions qui s'étaient emparées de lui au moment de supprimer l'ennemi du Clan. La séduction était son essence : les compliments qu'il lâchait d'un ton léger n'étaient jamais très innocents et se finissait toujours au fond d'un lit - voire d'un fiacre, pour la perle qui servait de fille à la Comtesse.

Ce n'était pas dans ses habitudes de résister à l'appel du Plaisir et pourtant, il ne l'avait pas embrassé. Probablement pour la même raison qu'il ne l'avait pas tué. Ces échecs à répétition commençaient à devenir rageants...

Le Portugais passa une main sur son visage fatigué, fermant ses yeux cernés pendant quelques secondes qu'il savoura silencieusement. Il se démerderait avec le gamin... Il s'en sortait toujours, quoi qu'il arrive – même avec une épée dans le ventre, c'était pour dire. Il trouverait forcément quelque chose... Et puis il redeviendrait le mineur/joueur de poker/Noah (rayez la mention inutile) qu'il était, et tout rentrerait dans l'ordre.

Ouais, tout rentrerait dans l'ordre...

Ce fut le vacarme qui retentit brusquement de l'autre côté du mur qui l'arracha de sa rêverie. Il sursauta, se leva en une fraction de seconde et se précipita à l'intérieur de la pièce qu'il avait laissée ouverte. Son ombre grandit dans la lumière de l'embrasure de la porte. Les pupilles affolées du Noah retrouvèrent rapidement leur taille normale. Il laissa échapper un soupir agacé.

« Tss... Pas capable de te tenir tranquille une heure ou deux ? »

Affalé par terre dans une position qui ne devait pas être très confortable, Lavi avait l'air d'un parfait idiot. Parce qu'il était évident que quoi qu'il tente, le Noah serait là pour l'en empêcher, qu'il n'avait aucun autre moyen de partir que de se traîner par terre comme il venait de le faire et que de toute façon, se casser sans son Innocence signifiait sa mort en tant qu'exorciste. Tyki en avait déduit qu'il était inutile de l'attacher mais visiblement, on avait appris aux apôtres de Dieu de ne jamais abandonner.

Il pouffa de rire.

« On se prend pour Walker, gamin ? » demanda-t-il d'un ton qui laissait entendre qu'il n'attendait pas de réponse.

Le roux était pitoyable. Bien plus pitoyable que lui et ses petites expériences. A croire qu'ils étaient faits pour s'entendre.

« Ca ne sert à rien de tenter quoi que ce soit, je trouvais ça assez clair pour ne pas avoir à te le rappeler, mais bon. Comme monsieur joue les rebelles... »

Une joue contre la terre battue qui servait de plancher à la baraque, la respiration lourde, Lavi fusillait du regard le Noah qui le surplombait. Il fallait qu'il retrouve sa voix rapidement, ou les insultes qu'il retenait depuis un moment risqueraient de le noyer. Un bras se glissa autour de son corps et il se sentit brusquement décoller du sol avant de retomber mollement sur l'épaule de Tyki, le souffle coupé. On le laissa tomber sur le canapé qu'il avait vainement essayé de quitter, et sa vue recommença à se troubler. Un « fuck » éraillé s'échappa d'entre ses lèvres, puis il ferma les yeux.

Il n'eut même pas cette impression de chute libre qu'on ressent parfois lorsqu'on perd connaissance. Les images s'enchaînèrent très vite.

Des rayons écarlates oscillaient derrière ses paupières closes, le fatiguant un peu plus chaque seconde. C'était comme s'il ressentait tout ce que pouvait éprouver un humain à la fois : la peur, la soif, le sommeil et la douleur, plus lancinante que jamais... Quelqu'un martelait l'intérieur de sa tête, frappant son crâne de toutes ses forces à coups de marteau. Un marteau... Un maillet. C'était un maillet. Son maillet. Celui qu'il avait perdu quelques heures, quelques jours auparavant, il n'en savait rien, et qui reposait désormais entre les mains du pire des enculés.

Il vit son visage se dessiner, ses trop grandes lèvres, son grain de beauté et ces stigmates noirs gravés à même la peau. Les moindres détails du visage du Noah s'imprimaient dans sa rétine, et il eut l'impression que le marteau s'était changé en aiguille brûlante qui tatouait en lui les lèvres, les yeux, le nez de son ravisseur. La douleur le transperçait littéralement. Le souffle coupé, il inspira une longue bouffée d'air qui lui brûla la gorge.

Tyki le regardait de ses prunelles d'ambre, un sourire goguenard plaqué sur les lèvres.

Puis les iris dorés se changèrent brusquement en deux gouffres noirs dans lesquels il manqua de tomber, deux plaies béantes au milieu d'un visage froid, impassible, deux yeux bridés qui ne le regardaient que pour l'insulter. « Tu savais tout... » Une main qui l'avait attrapé au détour d'un couloir, deux lèvres blanches qui avaient prononcé ces mots d'un ton glacial. « Tu savais tout depuis le début, connard... » D'autres mots, d'autres voix encore vinrent s'ajouter aux insultes. « Dis, tu voudrais pas faire un effort... » Des gens qu'il connaissait, qu'il avait rencontrés et abandonnés, qu'il ne reverrait plus jamais... « Un effort avec Lenalee... » Et puis encore, tout qui se mettait à tourner autour de lui, qui le noyait petit à petit et s'infiltrait au plus profond de ses poumons comme un épais goudron.

Une sensation de froid l'arracha au délire écoeurant dans lequel il se perdait depuis un bon moment. Il se réveilla en sursaut, le souffle court. De l'eau coulait à flot sur son visage déjà trempé de sueur, glissant sur sa peau et s'insinuant entre ses lèvres. Le liquide qui glissa dans sa gorge lui arracha une nouvelle quinte de toux.

« Ferme la bouche, crétin, » souffla une voix un brin agacée qu'il aurait reconnue sans avoir besoin d'ouvrir les yeux.

Il eut à peine le temps d'entrapercevoir Tyki une carafe à la main avant que l'eau ne lui tombe de nouveau dessus en cascade. Il obéit silencieusement et pinça les lèvres, les paupières closes, attendant patiemment que le liquide ne cesse de couler pour rouvrir les yeux. Un bruit de faïence lui indiqua que le Noah venait de reposer la cruche quelque part.

Il ouvrit la bouche pour respirer, remplissant de nouveau ses poumons de l'air lourd et chaud qui faisait la spécialité du Portugal. Le paysage se recomposait petit à petit autour de lui, gagnant en précision chaque seconde. Au-dessus de lui, le visage du Noah avait l'air si sérieux que l'exorciste se demanda une fraction de seconde si son ravisseur ne portait pas un masque. Ses boucles noires tombaient sur son front et ses yeux dorés n'étaient plus que deux fentes étroites. Tyki secoua la tête, l'air exaspéré, et se rapprocha de lui sans que le roux ne comprenne ce qui était en train de se passer.

Des doigts glissèrent sur sa chemise et commencèrent à la déboutonner vivement, touchant par occasion sa peau collée par la sueur. Il tenta de l'écarter maladroitement de sa main gauche, cherchant à concentrer sa force au bout de ses doigts tremblant, glissant vainement contre la peau mate du Portugais.

« Qu'est-ce que... tu... fous ? parvint-il à murmurer d'une voix qui ne lui ressemblait pas mais que l'eau fraîche avait tout de même permis d'éclaircir.

— Je t'évite de crever tout de suite, alors essaye d'arrêter de bouger deux secondes, tu veux ? »

A sa propre surprise, Lavi s'exécuta et cessa de résister. Sa main retomba mollement sur le tissu douteux du canapé.

« Bom menino, » souffla Tyki en achevant de retirer le dernier bouton.

Le roux murmura un juron du bout des lèvres et ferma les paupières, éreinté par la lumière crue qui baignait la pièce. Le Noah avait laissé la porte ouverte, et l'air courait sur sa peau commençait déjà à sécher l'eau qui couvrait son visage.

L'exorciste sentit le tissu rêche de sa chemise glisser sous son dos, griffant les écorchures qui couvraient sa peau. Les doigts de Tyki se posèrent sur son torse, puis il y eut encore ce bruit de porcelaine frottée contre une assiette et l'eau se remit à couler sur son corps, emportant avec elle la poussière et le sang.

Le roux laissa échapper un gémissement plaintif, puis tout bascula de nouveau.

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Tyki lui parlait de sa voix grave, toujours avec ce petit ton narquois qui donnait envie de lui foutre des baffes. Cela faisait quelques heures qu'il s'était réveillé, seul dans la baraque, allongé sur le canapé. Il avait attendu que quelque chose se passe, et quelque chose s'était effectivement passé : le Noah était rentré respirer l'air étouffant coincé entre les quatre murs, s'était assis sur un tabouret qui avait l'air d'en avoir vécu de belles et avait commencé à lui parler.

Plusieurs sujets étaient déjà passés ; la chaleur ambiante, les hypothèses foireuses sur le mec à qui appartenait la maison, quelques souvenirs communs évoqués brièvement... Tyki qui parlait et questionnait, lui qui répondait.

Toute cette mascarade l'avait d'abord agacé. Il aurait aimé savoir depuis combien de temps il cuisait dans cette pièce, ce qu'était devenue son Innocence et surtout ce qu'il foutait encore en vie. Tout un tas de sujets qui ne semblaient pas être à l'ordre du jour, comme si Tyki s'amusait à le laisser dans le flou... Et puis l'exorciste s'était dit que c'était sûrement ses habitudes de Bookman qui voulaient ça : tout connaître, tout comprendre. Et que de toute façon, Bookman, il ne le serait bientôt plus.

Alors il s'était mis à répondre aux questions qu'on lui posait de sa voix toujours éraillée, la tête sur le côté, fixant le Portugais. Parce qu'il n'avait plus que ça à faire, à dire. Parce qu'il n'avait plus que lui, au milieu de ce trou paumé, plus que cet enfoiré qui lui souriait comme si de rien n'était.

Et peut-être aussi parce qu'il n'était pas exactement en position de force. Ce n'était pas le moment de jouer au con et de « se prendre pour Walker » comme l'avait si bien décrit le Noah. Il n'était pas Walker.

Alors il continuait de l'écouter, regardant les mains brunes du Noah jouer sur ses genoux, se perdre dans ses cheveux, les détacher, se glisser entre les mèches bouclées, enlever un bouton de sa chemise, remonter ses manches, refaire sa queue de cheval, et enfin se reposer sur ses genoux pour recommencer éternellement le même manège.

Le roux bailla, et c'est là qu'on passa à un sujet intéressant.

« N'empêche, t'as joliment déliré, tout à l'heure...Un moment, je me suis demandé si Road ne traînait pas dans les parages. Qu'est-ce que t'as vu, tes potes ? »

Il ne répondit pas. Pas tout de suite.

Il n'était même pas sûr de ce qu'il avait vu, ressenti, vécu. Il n'était même pas sûr que c'était « ses potes ». Tyki n'attendit pas sa réponse et continua, l'air amusé, comme si cette petite discussion était la meilleure chose qui lui était arrivée depuis longtemps.

« Enfin, dans tous les cas, te fais pas trop d'illusions, gamin. Ils viendront pas te chercher. »

Un nouveau sourire, plus ravi encore que le précédent.

« J'ai envoyé Tease leur rendre ton bandana. Il vient à peine de rentrer... Je crois que le message est plutôt bien passé. Il paraît que la petite Chinoise était en larmes. »

Cette dernière réplique avait été prononcée d'un ton si léger que l'exorciste se demanda si le Noah n'avait pas fait exprès de mentionner la jeune fille. Plus il avançait dans son interrogatoire, plus Tyki basculait du côté de sa vie privée, piétinant la limite entre ses quarante-huit masques et le visage de Deak comme un gamin s'amuserait à marcher en équilibre sur la bordure d'un trottoir. Il l'avait déshabillé, s'était emparé de son uniforme et de son Innocence pour en faire Dieu savait quoi, troquant sa veste noire aux armoiries brillantes contre une chemise blanche, mais cela ne lui avait pas suffit : il fallait qu'il continue à le mettre à nu, et c'était tout à fait détestable.

« Comment elle s'appelle, déjà ? demanda le brun sur le ton de la conversation.

— Lenalee... souffla Lavi à contrecoeur, détournant le regard des yeux dorés qui le brûlaient presque.

— Ah oui, c'est ça, Lenalee. Road me l'avait dit. Elle l'aime bien, Road, elle dit que c'est une gamine sympa... Et puis, c'est vrai qu'elle est plutôt canon. »

L'exorciste crut avoir mal entendu. « Une gamine sympa » ? Road avait le sens de l'humour, pour une tarée dont les seules occupations consistaient à enfermer ses victimes dans son Rêve afin qu'elles rejoignent sa collection de poupées. Il se souvenait tout à fait de l'état dans lequel ils avaient récupéré Lenalee après l'épisode de Rewind City... Le bilan était simple : Road Kamelot était une vraie garce, et son oncle n'avait pas l'air mieux.

Cependant, il pouvait lui accorder un point ; oui, Lenalee était un vrai canon.

Il acquiesça d'un vague hochement de tête. Le Noah éclata de rire, dévoilant une fois de plus son putain de rictus.

« Eh bah qu'est-ce que tu me fais, t'es moins causant, d'un coup ? Quoi, me dis pas que tu l'aimes ?

— Nan !

— Tu l'aimais, alors. »

Ce n'était pas une question. Lavi fronça les sourcils. Le regard de Tyki se fit plus insistant ; on aurait dit que deux flèches dorées, deux pieux brillants et menaçants s'enfonçaient dans sa pupille comme s'était plantée la bougie de Road dans celle d'Allen. L'exorciste détourna les yeux.

« J'crois... Je sais que j'ai été jaloux d'Allen, un moment, répondit le roux en grimaçant. Tu parles d'un Bookman... »

Le Noah se recroquevilla brusquement sur lui-même, saisi d'un léger tremblement, puis éclata franchement de rire. Lavi se demanda une seconde s'il ne faisait pas semblant, avant de voir la tasse de café froid que tenait le Portugais exploser en morceaux sur le sol, imbibant la terre sèche de tâches brunâtres. Les fragments de faïence brisée firent danser les rayons du soleil sur les murs en torchis quelques secondes avant de s'immobiliser.

« Mikk ? »

Tyki releva la tête et lança un regard brûlant à l'exorciste, souriant toujours.

« T'as rien à lui envier. A Walker, j'veux dire. »

Le même sourire narquois gagna les lèvres de Lavi. Il posa son menton sur son poing, sans lâcher Tyki des yeux.

La lumière du jour entrait par la fenêtre derrière le Noah et lui dessinaient une sorte d'auréole dans le dos, comme s'il était éclaboussé de lumière divine. L'image de la Piéta lui traversa l'esprit ; le triste berceau des genoux de Marie, ses yeux doucement fermés, toute cette chair que la pierre polie rendait brillante. L'icône persista quelques secondes au fond de sa rétine, puis elle disparut presque aussi violemment qu'elle était apparue. Lavi cligna des yeux et Tyki Mikk refit brusquement son apparition, l'air concerné.

« Gamin ?

— Pff... se reprit immédiatement Lavi, ignorant cette brève hallucination. Tu dis ça parce qu'il t'a baisé au poker. »

Tyki quitta son tabouret, une main sur le front. Ses doigts glissèrent sur son visage, sillonnant ses joues pour tomber dans son cou et enfin se détacher de sa peau mate.

« Ouais... Nan, enfin, pas que pour ça. »

Il n'aurait jamais su dire pourquoi mais à cet instant, tandis que le Noah s'asseyait à côté de lui sur le canapé miteux et le transperçait d'un nouveau regard, l'Exorciste le vit venir gros comme une maison – comme un putain d'immeuble, même. C'était peut-être la tension qui montait, la chaleur qui gagnait ses poumons pour l'étouffer, les deux prunelles d'ambres qui le brûlaient, ses mains moites qui jouaient l'une avec l'autre... Mais c'était bien là. Ce truc qui n'allait pas, dans la voix du Portugais. Cette sensation horrible que quelque chose était en train de déraper.

« T'es... comment dire, t'es bien plus quente que Walker.

— Pourquoi tu m'as pas tué ? » répliqua Lavi d'un bloc, ignorant l'aveu du Portugais.

Les lèvres de Tyki se détendirent aussi vite qu'elles s'étaient étirées. Il se leva du sofa et passa une main dans ses cheveux pour les remettre en arrière. Son regard doré glissa sur les murs de la baraque, comme pour faire l'état de lieux. Il posa une main sur l'encadrement de la porte et jeta un dernier coup d'œil au roux qui le regardait d'un air confus, affalé sur le canapé.

« Ca, gamin, je te le dirai quand je le saurai. »

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On se lève vers sept heures trente, lui d'abord, démêlant ses boucles brunes du bout des doigts en baillant, puis l'autre, réveillé par le bruit et la lumière qui se glisse sous la porte. Le premier descend du lit et baille de nouveau. L'autre le regarde d'un air presque impatient. Le brun sourit. Il se met debout, et c'est comme s'il donnait sa permission au roux de se lever à son tour, comme s'il s'agissait de son gamin.

D'un geste de la main, le plus âgé lui indique de le rejoindre près d'une vieille bouilloire en émail craquelé dans laquelle dort encore le café de la veille. Le roux obéit, s'assied juste à côté de lui, sur le vieux tabouret qu'il a longtemps regardé avec envie, et attend que la tasse lui tombe dans les mains. La vieille faïence rencontre ses lèvres puis se repose sur ses genoux. A ce moment-là, le brun lui sourit encore avant de se lever, de prendre les deux tasses et de les déposer sur une pile de vaisselle sale, au fond d'un évier crasseux.

Là, c'est le moment où ils se mettent tous les deux à retirer leurs vêtements ramollis par la sueur de la nuit passée. Ils font ça lentement, dévoilant petit à petit leur peau abîmée par le climat méditerranéen. Leurs vêtements tombent en tas sur le sol, déployant un filet de poussière. Parfois, ils marchent dessus pour se rapprocher l'un de l'autre. Le brun traîne une vieille bassine en fer forgé près d'eux, et ils commencent à se laver. Quelques fois au milieu de la pièce, d'autres fois devant la baraque.

Ils ne se regardent pas – évidemment, quelques coups d'œil se croisent, mais le contact visuel ne dure jamais plus d'une ou deux secondes. Au début, le roux laissait l'autre vérifier ses blessures mais il ne le fait plus à présent, parce qu'il n'y en a plus besoin.

Lorsqu'ils ont fini, il est presque dix heures. La chaleur inonde peu à peu la pièce, sous les soupirs fatigués des concernés. On commence à étouffer. Ils se rhabillent tous les deux, enfilant la plupart du temps les vêtements de la veille. Ils s'assoient quelque part, contre un mur, sur le canapé, à quelques mètres de la maison, et se mettent à parler. Ca peut durer assez longtemps. Ce ne sont jamais les mêmes sujets qui reviennent – la famille, les amis, les souvenirs. Toutes les questions un peu bêtes qui peuvent leur tourner dans la tête.

Au bout d'un moment, ils passent un pas, et l'exorciste s'octroie le droit de poser des questions à son tour. C'est un risque à prendre, mais il s'en fout : qu'est-ce qu'il risque de plus que de crever, de toute façon ? Il danse dans la paume du Noah depuis le début. Le brun peut se débarrasser de sa poupée dès qu'il le souhaite, alors il tente le coup.

La première question qu'il pose concerne le Clan. Tyki lui lance un regard surpris, puis un mince sourire glisse sur ses lèvres. Alors, il répond.

Un peu après, l'un d'entre eux sent la faim lui peser sur l'estomac. Si c'est d'abord le roux, il ne dit rien et attend que l'autre lui demande. Lorsque c'est l'inverse, et c'est plus rare, le brun se lève et propose une main à l'autre, qui la refuse ; c'est comme s'il essayait de minimiser le contact. Lorsqu'ils sont loin de la maison, ils marchent quelques minutes l'un derrière l'autre pour rentrer, silencieux. Et une fois à l'intérieur, c'est toujours le plus âgé qui cuisine. L'autre n'a pas le droit de s'approcher des fourneaux. « Fourneaux »... Une bête plaque chauffante qui fonctionne une fois sur cinq.

Ils partagent leur repas en silence, comme pour économiser leur salive si précieuse. Parfois, le roux lâche une remarque déplaisante sur le menu du jour – souvent un truc bien dégueulasse à base de graines – et l'autre se met à rire, parce qu'il sait qu'il ne le pense pas. Et Lavi sourit à son tour.

Ils recommencent à parler jusqu'au soir puis reproduisent le rituel du repas, tandis que le soleil se couche – il est vingt-et-une heure, parfois un peu plus. Tyki part sans dire un mot. Lavi ne sait jamais où il va ; il revient parfois avec de la nourriture, parfois avec de fraîches nouvelles de la Guerre Sainte, parfois les bras vides mais embaumant un parfum trop fort pour être le sien. Toujours avec cet air fatigué sur le visage.

Même s'il a verrouillé la porte en sortant, il semble rassuré dès l'instant où il aperçoit Lavi dans la pièce, luttant contre le micro-organisme qui s'est développé jusque là dans l'évier ou lisant ce bouquin en portugais qu'il lui a ramené une fois. Il lui lance un regard qui le poignarde, celui qui dit que c'est fini, et souffle la bougie qui pleure dans son bougeoir.

Dans l'obscurité, ils s'avisent comme deux loups au milieu d'une forêt qui cherchent à savoir s'ils viennent de croiser la route d'un frère de meute. Tyki lâche quelques noms dans l'air nocturne, Lavi jure. Ce sont ceux qui sont tombés aujourd'hui. Et ils vont se coucher.

Vers deux heures trente, parfois quarante, l'un d'entre eux se réveille en sursaut, couvert de sueur, surpris par un cauchemar échappé du monde de Road. Il songe à ce qu'il est devenu – ce qu'il devient, en fait, perdu dans le vague pour un moment, puis il regarde la respiration de l'air soulever doucement le torse de l'autre, au loin. Alors, il lâche un soupir en s'allongeant de nouveau, il tourne la tête vers le mur, et il essaye de penser à autre chose.

Et on se lève vers sept heures trente. Lui d'abord, démêlant ses boucles brunes du bout des doigts en baillant, puis l'autre. Réveillé par le bruit et la lumière qui se glisse sous la porte.


Bom menino : brave petit

Quente : chaud