Entretien avec un démon

Le fait que la Cage soit une prison ne signifiait pas qu'il n'existait pas de failles.

Lucifer ne pouvait pas bouger de sa « résidence », mais il pouvait en laisser filtrer sa volonté comme de l'eau qui s'écoulerait par les interstices d'une boîte scellée.

Quand un démon se retrouvait exposé à cette influence, c'était comme une possession, sauf que là, c'était le démon qui faisait office de marionnette. Lucifer voyait par ses yeux, pouvait s'exprimer avec sa voix, et cerise sur la chantilly, il avait accès à toutes ses connaissances.

Côté magie, ce que ces lamentables êtres torturés avaient en réserve ne lui servait à rien. Il était l'Étoile du Matin, il avait été créé cinq secondes après le Big Bang, une seconde à peine après Michel (il a du mal à penser le nom de son presque jumeau, tant de millénaires ont passé depuis la Chute mais la souffrance est aussi vive qu'à cette époque), il avait dans l'esprit presque tous les secrets de l'Univers. Ce qui l'intéressait nettement plus, c'était ce qu'il apprenait sur les humains.

Plus il en savait, plus ces singes chauves le dégoûtaient. En Enfer même, les plus grands tortionnaires restaient bouche bée devant le travail de l'Inquisition espagnole, et à son arrivée, le docteur Mengele s'était retrouvé entouré d'une cour d'admirateurs transis. Les humains avaient sans cesse des idées nouvelles pour détruire tout ce qu'ils voyaient, les démons, eux, avaient un rien tendance à la routine.

La création. Lucifer avait vu son Père à l'œuvre. C'était le seul mot qu'il pouvait utiliser afin de le définir : il n'y avait rien, et puis il y eut l'Idée. L'émergence de quelque chose à partir du néant.

Et aujourd'hui, les humains recréaient le miracle. Ils faisaient surgir des concepts, des idées, des projets, tout cela de leur esprit étriqué. Comment osaient-ils... S'approprier le pouvoir qui n'appartenait qu'à Père ! La capacité de créer sans limites !

C'était de la lèse-divinité, rien de moins. Si Lucifer avait besoin d'une raison pour déclencher l'Apocalypse, c'est bien celle-ci. Il devait apprendre à ces sacs de viande qui pourrissaient sur pied leur vraie place.

(Il ne l'avouera jamais, mais le début de l'Apocalypse lui permettrait de sortir de la Cage. Il ne pourra pas rentrer à la maison tout de suite, mais il verra tout de même ses frères et sœurs qui seront sur Terre. Il veut entendre leurs voix, regarder leurs visages. Michel n'avait pas le droit de le priver de sa famille en le punissant de la sorte.)

Mais pour provoquer la fin du monde, il avait besoin de sortir de la Cage et d'un véhicule. Il s'en serait bien passé de cette dernière condition, mais quand Papa a décidé quelque chose (tu arpenteras la Terre dans un véhicule, ne discute pas !), essayer de le faire changer d'avis est pratiquement impossible. Sur ce point, ses deux aînés sont bien ses fils, de vraies têtes de cochon.

Pour sortir de la Cage, il a besoin de Lilith. Laquelle est enfermée aussi près de lui que possible. La situation s'annonce un poil coincée. Heureusement, le diable a un deuxième atout dans la manche : Azazel. Lui, ce n'est pas tout à fait un démon ; à moitié seulement, puisque Lucifer s'est servie d'un fragment de l'âme déchue de Lilith pour le créer. Un fragment auquel il a ajouté un peu de sa propre grâce.

Un hybride ange-démon, même lui savait qu'il allait vraiment trop loin. Là, il ne peut pas nier qu'il a mérité de se faire mettre au coin (quand même, pas pour l'éternité). Mais Azazel est dévoué, et ça prouve qu'il a bien fait de tenter l'expérience. Quand il détruira les démons (de simples résidus déformés d'humains, après tout), Lucifer tuera Azazel sur le coup, pour qu'il n'ait pas le temps de se rendre compte de ce qui se passe. Qu'on appelle cela de la compassion ou de la faiblesse, il a de l'affection pour son « nouveau-né » ; ne pas le faire souffrir, c'est la moindre des choses.

Pour dévoiler ses intentions à Azazel, Lucifer ne veut pas d'un intermédiaire. Les démons jacassent continuellement, ils iraient clamer le plan à tous les échos, et un chasseur en entendrait parler tôt ou tard, ce qui flanquerait tout par terre. Il va donc indiquer à son « fils » le moyen d'entrer en contact avec lui – mais pas plus. Azazel tient de lui, il comprend les subtilités et il devinera ce que son créateur attend de lui.

Lucifer patiente – la Cage vous apprend l'art de passer le temps comme rien d'autre au monde. Et puis, il sent la brèche s'ouvrir. C'est juste un infime desserrement de la serrure, mais il n'a besoin de rien d'autre pour projeter sa conscience à la surface de la Terre.

Comme prévu, il trouve un cadavre tout prêt à accueillir sa voix – un corps de jeune femme, qui pue les bons sentiments et la foi. Comme si les humains savaient ce qu'est la vraie foi. N'importe, il ne fait pas le difficile. Son esprit investit le cadavre, prend le contrôle de la langue, des yeux – mais que m'a foutu ce petit crétin ? Tout est à l'envers ! Enfin, au moins il a un porte-parole acceptable.

« Je suis là mon fils » souffle-t-il par la bouche de la nonne défunte.

Pour l'occasion, Azazel a revêtu un prêtre avec un faciès de rat et l'air bonasse. Il se tient agenouillé, respectueusement, comme Lucifer se tenait autrefois devant son propre Créateur.

« C'est si bon d'entendre votre voix, père » dit-il avec émotion. « J'ai traversé les cinq continents à votre recherche, ça fait si longtemps. Les autres vous ont tous abandonné. Tous des infidèles et des lâches. Mais pas moi »

Lucifer sent la tendresse l'envahir. Oui vraiment, il sera rapide quand il devra tuer Azazel. Sa création le mérite ; il est si loyal. Je me suis créé mon propre Michel.

« Je t'en suis très reconnaissant »

Azazel a l'esprit pratique, il met bientôt fin au moment émotion.

« Bon, alors... Comment je peux vous libérer ? »

« Lilith » annonce Lucifer.

Azazel paraît confus.

« Lilith ? Mais... Enfin, père, elle, elle est...Elle est emprisonnée au plus profond de la fosse ! Ce ne sera pas facile »

« Lilith » répète le diable avec un brin d'agacement – depuis quand les difficultés ont-elles arrêté autre chose que les peureux ? Tu ne vas tout de même pas me décevoir, Azazel ? Pas maintenant ! « Elle seule peut détruire les sceaux »

« D'accord » abdique le mi-démon. « Mais que dois-je faire ? »

Ça y était. Lucifer ne voulait pas de n'importe quel véhicule ; il fallait qu'il soit fort, déterminé et un brin dévoué à sa cause ou tout du moins suffisamment manipulé. Dès l'instant où son futur réceptacle aura été choisi, celui de Michel le sera aussi ; il a besoin de ces atouts. Lucifer ne se fait pas d'illusions n'importe qui se sentira honoré d'abriter un ange, mais le diable en personne... Obtenir le consentement de son hôte sera difficile.

Mais bon, ce sera encore plus délicieux de le contrôler, après tous ces efforts, songe Lucifer, avec un sourire purement et simplement... diabolique.

« Tu vas me trouver un enfant » ordonne-t-il. « Un enfant très différent des autres »

S'il doit se glisser dans un paquet de viande et de liquides visqueux, autant qu'il se sente quelques affinités avec ledit paquet. Lucifer sait ce qu'on éprouve à être différent. Et puis, il ne veut pas d'un hôte ordinaire, le véhicule de l'Étoile du Matin doit se démarquer entre tous.

« Comment ça ? » interroge Azazel. « Quel enfant ? »

Et le diable lui explique ce qu'il souhaite exactement.

Je dédie cette histoire à choup37. Que voulez-vous, je suis incapable de résister quand on me fait les yeux de chiot *nyourk*