Ivresse

Le soleil du soir embrase le ciel, et toi, tu n'es pas là.

Je sens à ma droite cette chaise couverte d'un vide bien plus froid que la nuit, bien plus froid que décembre, bien plus froid que la mort.

Devant moi, le comptoir s'orne d'une pile de verres instables, vidés de leur contenu.

Notre Dieu, l'alcool.

Nos temples : les bars.

Notre transe : l'ivresse.

On se hurlait des « Je t'aime ! » à des heures improbables, alors que notre lucidité disparaissait lentement, noyée sous un sentiment d'euphorie. On titubait, on chantait, on riait. Tu dansais au milieu de la rue déserte, et tes cheveux fouettaient ta peau dorée comme le champagne. Ma vision brouillée par le rhum peinait à suivre tes mouvements, mais je te trouvais magnifique.

Tu étais belle, mon ange.

J'ai conscience de n'être qu'un pauvre alcoolo sans cervelle et sans honneur, une misérable ordure enfuyant son mal de vivre sous des saveurs de gin.

Mais je t'aimais. J'aimais tes lèvres rouges comme le vin, ton rire qui ressemblait au tintement produit par deux verres qui se heurtent, ta voix qui me rappelait le goût doucereux de l'absinthe.

Près de toi je me sentais bien, dans tes bras j'oubliais tout.

J'étais fou de toi, Kanna.

La pile de verres se brise au sol dans un bruit cristallin.

Je m'en fous. Ressers-moi, barman, j'ai des choses à oublier.

Tu me l'avais dit, pourtant.

Je savais que tu n'étais que de passage, que nous deux ça ne pouvait pas durer.

Mais ça me faisait trop mal, Kanna. Je ne voulais pas y croire, pas en ce moment où tout me semblais si parfait. Ton absence ma paraissais inenvisageable. J'avais fait de toi le pilier central de mon existence.

Je voulais que tu oublies ces paroles qui risquaient d'ébranler le quotidien que nous avions mis en place.

Je n'étais jamais plus heureux que quand le whisky nous empêchait d'aligner la moindre pensée cohérente.

Tu allais oublier. Tu resterais avec moi.

Je ne voulais pas que tu partes, mon ange.

Le bar ferme ses portes.

Le froid de l'extérieur me frappe de plein fouet. La rue est dépeuplée, et le vent me glace le dos.

Vite, à boire ! J'ai besoin d'être saoul, et j'ai besoin de toi ! Reviens, mon ange, reviens !

On se fout des autres, de ces responsabilités absurdes dont le monde veut nous obliger à porter le poids !

Nous vivions d'amour et d'ivresse, sans nous soucier du lendemain.

Tu n'étais après tout qu'une enfant qui ne voulait pas grandir, et moi un jeune homme qui se sentait déjà trop vieux.

Ma main tremble, et la bouteille de vodka m'échappe.

J'ai les veines en feu, le cœur au bord des lèvres et la tête comme du plomb.

Je ne pense plus.

Je ne bois plus.

Je ne vis plus.

J'ai à peine conscience de la dureté de la pierre sous mes pieds, et du bruit de l'eau en contrebas.

Mes jambes escaladent la rambarde.

Un pas.
Deux pas.
Le vide.

Est-ce que je te manquerais, mon ange ?