Auteur : Nat, encore une fois. Vous allez finir par en avoir marre, non ?

Disclaimer : Le monde et les personnages appartiennent comme toujours au génial professeur Tolkien. Quand au concept de l'histoire, il vient du film The Fall, sorti en 2006. Et l'image utilisée comme "couverture" n'est bien évidemment pas de moi. Je crois que c'est un(e) dénommé(e) Soraco qui l'a fait.

Warning : Personnages OOC, déprime… La routine, quoi. Spoilers concernant le passé d'Elrond (comme d'hab') et l'enfance d'Aragorn. Il est recommandé d'avoir quelques notions en matière de généalogie elfique et une connaissance de base du Silmarillon pour comprendre la légende inventée par Elrond.

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Le Pays Lointain

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Le froid soleil de l'hiver se lève sur Fondcombe. Allongé dans un lit des Maisons de Guérison, près de la fenêtre de la chambre qui lui a été attribuée, Estel le regarde s'élever lentement dans le ciel cotonneux. Il est déjà réveillé depuis longtemps, mais il ne peut pas se lever : la jambe qu'il s'est cassée en tombant d'un arbre lui interdit tout mouvement. Le petit garçon a peu d'occupations et passe le temps comme il peut, en regardant à travers sa fenêtre. Ce matin-là, elle lui donne à voir un spectacle qui détourne son attention de l'ascension de l'astre du jour.

Devant la porte du bâtiment principal des Maisons de Guérison, ses deux frères aînés discutent avec leur père. La fenêtre fermée et la distance les séparant d'Estel ne permettent pas à l'enfant d'entendre ce qu'ils se disent, mais l'agitation clairement visible des trois adultes lui permet de deviner qu'ils se disputent. Le garçonnet soupire profondément. Il a l'habitude de ce genre de situations : Elladan et Elrohir ne peuvent pas séjourner à Fondcombe sans se quereller avec le seigneur des lieux. Estel ne comprend d'ailleurs pas pourquoi. Il a posé la question plusieurs fois aux divers intéressés, mais il n'a jamais pu obtenir de réponse satisfaisante. Elrond trouve toujours le moyen de dévier la conversation sur autre chose et Elladan se ferme comme une huître à chaque fois que son cadet essaye d'aborder le sujet. Seul Elrohir a tenté une fois de parler de ce problème de disputes récurrentes avec le petit garçon, mais il y a rapidement renoncé. Apparemment, cela impliquerait beaucoup trop d'éléments personnels dont Estel n'a pas connaissance. Elrohir a donc laissé tomber, promettant à son jeune frère de tout lui expliquer quand il sera plus grand. C'était il y a déjà plusieurs mois, mais de toute évidence Estel n'est pas encore assez grand.

A l'extérieur, la dispute entre Elrond et les jumeaux tombe soudain à plat, mais ils ne se réconcilient pas. Elladan et Elrohir tournent les talons sans demander leur congé, coupant court à toute discussion. Elrond les regarde s'éloigner sans chercher à les retenir. Il reste un instant immobile, tête baissée, avant de rentrer vivement dans la Maison de Guérison.

N'ayant plus rien à regarder, Estel commence à s'ennuyer. Alors, pour s'occuper, il joue avec ses mains. Pendant plusieurs minutes, l'enfant s'amuse à reproduire avec ses doigts les lettres de l'alphabet elfique. Ce n'est pas facile et ça ne ressemble pas à grand-chose, mais cela présente l'avantage incontestable de lui donner une occupation. Il lui reste encore deux lettres à reproduire lorsqu'Elrond entre dans la pièce, venant prendre des nouvelles de son jeune patient. En le voyant, Estel sourit et agite sa main dans sa direction.

« Bonjour, Père ! » S'exclame-t-il, rayonnant.

Elrond lui rend son sourire et s'approche de lui.

« Bonjour, Estel. As-tu bien dormi ?

-Très bien. Répond le petit garçon en hochant la tête vigoureusement. J'ai beaucoup moins mal qu'avant. Je crois que je suis guéri.

-Fort bien. Reprend Elrond, son expression hésitant entre un sourire amusé et un air sérieux de guérisseur chevronné. Nous allons vérifier cela. »

Tout d'abord, le seigneur Elfe commence par passer sa main sur le front de son fils, vérifiant qu'il n'a pas de fièvre, et Estel ne peut retenir un gloussement ravi. Son père ne pouvait pas s'empêcher de faire ce geste plusieurs fois par semaine depuis qu'il avait, quelques années auparavant, contracté une violente et inexplicable poussée de fièvre qui avait totalement affolé le guérisseur. Elrohir lui avait d'ailleurs dit à ce propos qu'il avait accompli là l'exploit incomparable d'avoir traumatisé le si impassible maître de Fondcombe.

Ensuite, Elrond repousse les couvertures du lit et sonde magiquement la jambe blessée, très lentement, ses mains effleurant à peine la peau de l'enfant. Estel frissonne et éclate de rire.

« Père, ça chatouille ! »

Son père esquisse un sourire, mais ne répond pas. Il ferme les yeux et poursuit son travail, visualisant derrière ses paupières closes l'état des os de la jambe du petit garçon. Ce dernier se calme et reste silencieux pendant un moment, le regard fixé au plafond. Soudain, il fronce les sourcils.

« Père ?

-Oui, Estel ?

-Ils sont encore fâchés avec vous, Dan et Roh ? »

Court instant de silence. Puis Elrond soupire et cesse de sonder les os du garçonnet.

« Elladan et Elrohir sont toujours fâchés contre moi, Estel. Tu devrais le savoir, cela ne date pas d'hier.

-Pourquoi ils sont tout le temps fâchés ? »

Nouveau silence. Elrond réarrange l'attelle que le petit garçon a décalée en remuant dans son sommeil et la resserre afin qu'elle ne bouge plus. Il se redresse ensuite et lisse machinalement ses lourdes robes de velours.

« Si c'est là le sens de ta question, saches que ce n'est pas à cause de toi. Pour ce qui est de ta jambe, les os ont commencé à se ressouder et tu es effectivement en bonne voie de guérison. Néanmoins, je préfèrerais que tu restes alité pendant quelques jours encore. Après, tu pourras recommencer à marcher avec des béquilles, mais uniquement en présence d'un adulte. »

Déçu, le petit Estel retourne à son observation de plafond. Le guérisseur, brusquement silencieux, réordonne les divers objets posés sur la table de chevet près du lit. Après quelques instants, il reprend la parole.

« Je vais me retirer, Estel. Si tu as besoin de quoi que ce soit, demande-moi avant que je ne m'en aille. Désires-tu quelque chose en particulier ? »

L'enfant réfléchit une seconde avant d'orner son visage d'une moue boudeuse absolument adorable.

« Oui, Père. Je voudrais bien que vous me donnez quelque chose à faire. Parce que moi, je m'ennuie, tout seul. »

Elrond a un sourire attendri devant son air renfrogné. Il reste muet un court moment, puis il propose :

« Je ne pense pas qu'Erestor ait beaucoup de travail ce matin. Veux-tu que je lui demande de venir te lire une histoire ? »

Estel s'accorde une rapide réflexion avant de secouer négativement la tête.

« Non, je veux pas. Erestor est gentil, mais il lit toujours les mêmes histoires. Et moi, j'en ai assez des princes qui épousent des belles princesses et qui ont beaucoup d'enfants et qui vivent heureux pour toujours dans des grands châteaux. Je voudrais qu'on me raconte autre chose.

-Ce sont les seuls livres pour enfants que nous possédons, je le crains, nos bibliothèques n'étant pas initialement prévues pour contenir ce genre d'ouvrage. Répond doucement Elrond. Je demanderai à Erestor de chercher, mais je ne pense pas qu'il puisse trouver ce que tu demandes.

-Et puis en plus, poursuit Estel sans tenir compte de l'intervention de son père, Erestor il sait pas raconter les histoires. Quand il me lit un livre, je crois toujours qu'il me lit un papier important de la cité… »

Cette fois-ci, Elrond ne peut réprimer un léger rire. Il vient s'asseoir sur le bord du lit de son fils et, pour lui trouver une occupation, il lui propose successivement une chanson de Lindir, une visite de Glorfindel, un jeu de société avec les jumeaux… qu'Estel refuse en bloc. Pendant qu'Elrond cherche mentalement une nouvelle activité à proposer, le regard du petit garçon sur lui se fait hésitant. Il se décide finalement à saisir la manche de son aîné afin d'attirer son attention. Le semi-Elfe hausse un sourcil dans sa direction, interrogateur, et le jeune humain se racle la gorge, brusquement mal à l'aise.

« En fait, Père, je sais ce que je veux… Commence-t-il, tordant entre ses mains le tissu du vêtement de son père.

-Je t'écoute.

-Je voudrais que vous restez avec moi et que vous me racontez une histoire rien qu'à vous. » Murmure timidement l'enfant en suivant du doigt les broderies ornant la manche qu'il tient.

Elrond hausse l'autre sourcil, surpris. Puis il libère son habit de l'emprise de son fils.

« Je ne peux pas, Estel. J'ai du travail.

-Mais vous avez toujours du travail ! Rétorque le petit, sa déception lisible sur son visage. Vous pouvez jamais rester avec moi…

-Je suis réellement désolé, Estel. Mais il se trouve que je dois assister à une importante réunion de la Chambre des Comptes de la cité, ce matin même. Elle a déjà été repoussée plusieurs fois et je ne peux pas la différer plus longtemps. »

Voyant Estel baisser tristement la tête, il ajoute :

« Si par malheur j'osais imposer un nouveau délai, Melpomaen et Figwit auront ma peau. Littéralement. »

Estel esquisse un sourire, amusé, mais celui-ci disparaît très vite. Il soupire profondément, poussant Elrond à poursuivre sa justification.

« Mais tu ne perds rien, crois-moi. Je suis un peu comme Erestor, moi aussi : je ne sais pas raconter les histoires. »

Aussitôt, Estel relève la tête.

« Ça, c'est pas vrai ! S'exclame-t-il. Dan et Roh ils m'ont dit que vous racontez très bien les histoires. Vous en avez raconté plein quand ils étaient petits, ils me l'ont dit ! »

Le seigneur de Fondcombe reste silencieux une seconde, sans doute étonné d'apprendre que ses fils aînés aient parlé de lui à leur cadet –en bien. Il se reprend très vite.

« C'était il y a très longtemps, Estel, bien plus que tu ne peux l'imaginer. Je ne sais vraiment plus comment raconter les histoires. J'ai oublié.

-C'est pas possible. Je sais que c'est pas possible. Contre le garçonnet. Vous avez une bonne mémoire, c'est maman qui le dit. Elle dit que vous vous souvenez de toutes mes bêtises, alors que moi j'ai déjà tout oublié. Je suis sûr que vous vous rappelez comment qu'on raconte les histoires.

-Comment l'on raconte les histoires. » Rectifie Elrond.

Il se masse la tempe droite pendant un moment, visiblement contrarié, tandis qu'Estel l'observe avec espoir. Enfin, il reprend la parole.

« Admettons que je parvienne à me souvenir de la façon dont on présente les histoires aux enfants. Débute prudemment le guérisseur. Cela ne change rien au fait que tu n'aimes pas les récits qui se trouvent en notre possession, tu me l'as dit à l'instant.

-Je veux pas que vous lisez une histoire, Père. Je voudrais que vous racontez une histoire à vous. Une histoire que vous inventez.

-Estel. »

Cette fois-ci, le petit humain entend clairement l'agacement dans la voix du maître des lieux. Il sait qu'Elrond n'aime pas quand des personnes plus jeunes et moins savantes que lui s'acharnent à lui tenir tête, et Estel est incontestablement la plus jeune et la moins savante de toutes les personnes de son entourage. Il baisse donc la tête, s'attendant à se faire réprimander. Cependant, il n'en est rien. Elrond ne se lève même pas du lit : il reste assis et joint ses mains devant son menton, perdu dans ses pensées. Le garçon alité s'emploie alors à ne pas faire le moindre bruit, respectueux de la méditation de l'Aîné. Finalement, ce dernier pose ses mains sur ses genoux et reprend la parole, une certaine résignation à présent lisible sur ses traits.

« Tu sais que j'aime beaucoup les choses alambiquées. Mon histoire, à supposer que j'en invente une, risque d'être très compliquée et difficile à comprendre.

-Je sais. C'est pas grave. Repart Estel, tout sourire. Dan et Roh répètent tout le temps que je suis pas idiot du tout. Je crois que je vais pouvoir comprendre l'histoire. »

Elrond le regarde fixement, l'air peu convaincu.

« Si, c'est vrai. » Soutient l'enfant, prenant l'expression typique de l'innocence incarnée.

Et il attrape une des mains du guérisseur pour appuyer successivement sur chacun de ses ongles, jusqu'à ce qu'ils en deviennent blancs. Elrond se laisse faire, posant sur son fils un regard indéchiffrable. Estel délaisse ensuite les ongles et pose sa petite main sur celle du peredhel, comparant leur taille.

« Père, pourquoi votre main elle est plus grande que la mienne ?

-Parce que je suis un adulte et que tu n'es encore qu'un enfant. Quand tu grandiras, ta main grandira aussi. » Explique l'interpellé. Après une courte pause, il ajoute : « Estel, je pense que cette histoire que tu me réclames sera du temps perdu pour chacun de nous. Ne veux-tu pas faire quelque chose de plus intéressant ?

-C'est ça qui m'intéresse. Et puis du temps qu'on passe avec ses enfants c'est pas du temps perdu, c'est ma maman qui l'a dit. Et même que Glorfindel il a dit "oui, c'est vrai".

-Ah. Si Glorfindel et Gilraen l'ont dit… Soupire Elrond. Je crois qu'il me reste quelques minutes avant ma réunion. »

A ces mots, le visage d'Estel s'orne d'un large sourire, lumineux comme le soleil lui-même. Son père s'installe plus confortablement sur le bord du lit et ferme les yeux. Il reste quelques temps muet et immobile, jusqu'à ce qu'un Estel impatient tire de nouveau sur la manche de sa robe.

« Père, Père ! Votre histoire ?

-Un instant, Estel. Je réfléchis.

-C'est quand vous avez fini de réfléchir ? »

Elrond ne répond pas. Contrarié, Estel se tourne sur le côté, vers sa fenêtre. Quelques minutes s'écoulent dans un silence quasi-religieux. Puis, enfin, la voix grave du seigneur de Fondcombe s'élève de nouveau.

« Notre histoire se passe dans un pays lointain. »

Aussitôt, le petit garçon se retourne vers lui, les yeux scintillants.

« Il s'appelle comment ? Questionne-t-il.

-Je te demande pardon ?

-Le pays, Père. Il s'appelle comment ?

-…Le Pays Lointain.

-Le Pays Lointain ? Juste le Pays Lointain ?

-Oui.

-Pourquoi ?

-Eh bien… Parce que les habitants du Pays Lointain ne savaient pas qu'il existait d'autres pays, alors ils n'ont pas jugé nécessaire de lui donner un nom.

-Il devait vraiment être lointain, alors, ce Pays Lointain.

-Tu peux le dire ainsi, en effet. Et ce pays était lointain non seulement dans l'espace, mais aussi dans le temps, car notre histoire se déroule à une époque très ancienne.

-Avant que je suis né ?

- Bien avant que tu sois né. Et bien avant que je sois moi-même né. En réalité, cette époque est si lointaine que plus personne aujourd'hui ne s'en souvient.

-Oh.

-En ce temps-là, le Pays Lointain était totalement renfermé sur lui-même et coupé du reste du monde par une immense chaîne de montagnes noires au nord. Ses côtes est, ouest et sud étaient cernées par un océan profond qui s'étendait à perte de vue… »

Le petit Estel, qui voit sans peine à quoi ressemblent les montagnes noires, fronce soudain les sourcils. Il attrape une fois de plus la manche d'Elrond, de toute évidence perdu dans ses pensées, et tire dessus.

« Père, c'est quoi un océan ? »

L'adulte, brusquement arraché à ses rêveries, tourne un regard étonné vers l'enfant.

« Je te prie de m'excuser ?

-Un océan, Père. Je sais pas c'est quoi.

-Ah, l'océan. C'est… c'est un peu comme un immense lac d'eau salée qui entoure notre terre, si tu vois ce que j'entends par-là. Et la Terre-du-Milieu est semblable à une île au centre de ce lac, sur laquelle coulent des rivières s'y jetant pour l'alimenter. C'est pareil pour le Pays Lointain.

-Aaah… »

Estel ferme hermétiquement les yeux, essayant d'imaginer ce fameux Pays Lointain.

Il y avait, au nord, de hautes montagnes de roches noires dont les cimes atteignaient les cieux. Les neiges éternelles couronnant leurs sommets se confondaient avec le blanc laiteux des nuages. A leurs pieds s'étendaient de larges zones de terres, entourées de tous côtés par une eau pure et claire comme celle des ruisseaux et des cascades. En se penchant, on pouvait voir de petits poissons argentés filer comme l'éclair sous les vaguelettes formées par le vent…

« Je peux le voir, Père ! S'exclame l'enfant, ravi. Le Pays Lointain, je le vois ! Qu'est-ce qu'il y a dessus ?

-L'intérieur des terres était divisé en cinq grandes régions, dont chacune possédait des caractéristiques qui lui étaient propres. Je passe dessus assez rapidement, mais ne t'inquiète pas : j'y reviendrais plus tard dans le cours du récit.

-D'accord !

-La première région se trouvait tout au centre du Pays Lointain. Il s'agissait d'une grande toundra, constituée d'herbe rase et d'arbustes, et parcourue de vents rapides. Beaucoup d'animaux fantastiques qu'on ne voit plus aujourd'hui vivaient là. La seconde région, au nord-ouest, était composée d'un entrelacement de collines, de ravins et de vallées. La troisième région était celle du sud-ouest. Elle était faite de larges étendues de plaines verdoyantes et fertiles, parsemées de bosquets et parcourues de rivières. De la quatrième région, il ne restait plus grand-chose. Les falaises qui la composaient s'étaient écroulées dans l'océan suite à un antique tremblement de terre. Lorsque la marée était montante, les rochers écroulés de cette région de falaises se trouvaient en grande partie recouverts par l'eau. C'était là le paradis des animaux marins et des plantes aquatiques…

-Père, c'est quoi la marée ?

-C'est la variation du niveau de la mer et de l'étendue des terres émergées, due à l'action gravitationnelle de la lune et de la soleil.

-Hein ? »

Elrond esquisse un sourire.

« La mer… et l'océan, tu peux considérer qu'il s'agit de la même chose, ne restent pas immobiles comme les lacs et les étangs. Le niveau de la mer monte ou descend deux fois dans la journée, et des bandes de terres sur les côtes se trouvent parfois sous l'eau, et parfois hors de l'eau. Il peut s'agir de plages, de rochers ou de falaises, quelquefois de marais. Lorsqu'ils sont sous l'eau, on dit que la mer est haute. Et lorsqu'ils sont hors de l'eau, on dit que la mer est basse. Deux mers basses sont séparées d'environs douze heures.

-Mais pourquoi la lune elle gravitationne la marée ? »

Ce coup-ci, Elrond ne peut s'empêcher de rire franchement.

« On pense aujourd'hui que la lune a une influence sur les marées, de même que la soleil. C'est tout.

-C'est la lune et le soleil qui décident si la marée est haute ou basse ?

-…Plus ou moins… »

Estel fronce les sourcils, concentré sur ce qu'il vient d'apprendre. Puis il hausse une épaule.

« La suite, Père ! Comment est la région numéro cinq ?

-La cinquième et dernière région couvrait tout l'est du Pays. Il s'agissait d'une épaisse et impénétrable forêt, mystérieuse et ancienne comme le monde. Souvent, l'ancienne forêt était recouverte d'un brouillard transformant les formes les plus familières en fantômes terrifiants. »

Les peuples habitant ces forêts étaient sauvages, et peu de gens des autres régions les avaient réellement vus, mais tous les craignaient. On disait qu'il s'agissait là d'insolites peuples aux allures inquiétantes : d'immenses barbares et des dryades étranges vivant cachés dans les bois. On racontait beaucoup d'histoires sur cette forêt et sur les créatures qu'elle abritait, et nombres de ces rumeurs avaient de quoi terroriser les plus vaillants des cœurs.

La région forestière était séparée du reste du Pays Lointain par une ligne de puissantes forteresses reliées les unes aux autres par une large et haute muraille de solides roches claires. Cette muraille avait été construite par le Roi du Pays Lointain, pour protéger son peuple des dryades et des barbares qui y vivaient…

« Non ! »

Elrond sursaute, surpris par le cri poussé par son fils. Alors qu'il adresse un regard hébété au petit garçon, ce dernier explique d'une voix geignarde :

« Je veux pas que les dryades et les barbares, c'est des méchants… »

Une seconde de flottement, durant laquelle Estel peut presque voir les rouages de la pensée tourner à plein régime dans la tête de son père. Puis ce dernier reprend :

« Estel, je n'ai jamais dit que les barbares et les dryades étaient méchants. J'ai seulement dit que le Roi et les habitants du Pays Lointain en avaient peur.

-Mais si ils en ont peur, ça veut dire que c'est des méchants.

-Pas nécessairement. Regardes les abeilles : elles te font très peur, n'est-ce pas ? Mais elles ne sont pas méchantes pour autant. Tu en as peur parce qu'elles sont différentes de toi et que tu ne les comprends pas.

-Mais elles piquent !

-Elles piquent pour se défendre. Comme toi. C'est la même chose pour les dryades et les barbares. Les habitants du Pays Lointain en avaient très peur, de la même façon dont tu as peur des abeilles.

-Parce qu'ils sont étranges et qu'ils les connaissent pas ?

-C'est cela. Par ailleurs, les barbares et les dryades n'étaient pas les ennemis du Roi.

-Ah, c'est bien. C'est qui, l'ennemi, alors ? »

Le grand ennemi du Roi était, comme tout grand ennemi qui se respecte, un Maître du Mal. Celui-ci était le plus puissant de tous. Il avait établi sa forteresse au pied des Montagnes Noires, tout à fait au centre, ni trop à l'est, ni trop à l'ouest. De là, il étendait sa domination sur le Pays, maltraitant les populations et les réduisant en esclavage pour les faire travailler dans ses mines sous la montagne, dans le noir, pour toujours. Ceux qui descendaient là ne revoyaient jamais la lumière du soleil et mouraient soit d'épuisement, soit sous les coups de fouet du Maître du Mal qui les faisaient trimer pour lui.

« C'est pas gentil !

-…Le principe fondamental d'un grand méchant, Estel, c'est justement de ne pas être gentil.

-Je veux que le Roi sauve les gens de son Pays…

-J'allais y venir. Car, voyant ce que le Maître du Mal faisait à son peuple, le Roi décida de réunir une Confrérie de héros pour lutter contre son influence et le détruire à tout jamais. »

Cette Confrérie comportait six héros, dont le Roi lui-même, qui la présidait. C'était un Roi d'une grande bonté et d'une grande sagesse, qui cherchait à n'agir que pour le bien de son peuple. Il lui arrivait parfois de commettre des erreurs, mais il savait les reconnaître et tâchait de les réparer au mieux. Sur sa bannière brillait une étoile, une véritable étoile qui lui avait été jadis offerte par de grands seigneurs étrangers venus le visiter. Lorsqu'il apprit tout le mal que faisait le Maître du Mal, et qu'il vit de ses yeux l'état affreux d'un esclave qui avait réussi à s'échapper pour le prévenir, le Roi n'eut plus qu'une seule idée en tête : libérer son Pays de cette emprise mauvaise. Il leva la main droite et fit le serment de faire disparaître le Mal.

« Je l'aime bien, lui. » Commente doucement Estel.

Les cinq autres héros de la Confrérie avaient chacun leurs propres raisons de haïr le Maître du Mal. Il y avait parmi eux deux frères, un Aventurier et un Ménestrel. Alors qu'ils étaient encore très jeunes, leur père et leurs autres frères furent tués devant leurs yeux par de méchants hommes envoyés par le Maître du Mal. L'Aventurier et le Ménestrel purent se cacher sous leur lit, mais tout le reste de leur famille fut massacré. Avant de mourir, le père fit promettre à ses deux fils de venger leurs mémoires et de n'avoir aucun repos tant que le Mal n'aurait pas disparu du Pays Lointain. Alors l'Aventurier et le Ménestrel levèrent la main droite et prêtèrent serment. On racontait que le Ménestrel était tant hanté par son serment que celui-ci se lisait sur son visage, et que la haine de l'Aventurier envers le Maître du Mal était si brûlante qu'elle fit luire une flamme dans son regard et rendit sa chevelure rouge comme un brasier ardent.

« Eux aussi, je les aime bien. »

Le quatrième membre de la Confrérie était une femme, une puissante magicienne aussi belle et terrible que l'aurore. Elle avait la faculté de lire bien des choses dans les esprits des autres, et en devinait plus encore. Elle possédait un miroir magique dans lequel elle pouvait voir l'avenir du monde, et il lui était possible de le consulter quand elle le désirait autant de fois qu'elle le voulait. Néanmoins, si elle venait à toucher la surface du miroir d'une manière ou d'une autre, celui-ci l'aspirerait et la garderait prisonnière telle un reflet. La Magicienne était mariée à un prince dont le trône avait été volé par le Maître du Mal. Aussi la Magicienne rejoignit-elle la Confrérie. Elle leva la main droite, et jura d'abattre son ennemi afin de rendre à son époux le trône qui était le sien.

« Pourquoi le mari de la Magicienne il se bat pas lui-même ? »

Elrond s'immobilise, la main droite levée. Il réfléchit un instant, pris de court.

« Parce que… c'est un pacifiste. Il n'aime pas la violence. Plutôt que de se battre, il s'est retiré dans le sud de l'Ancienne Forêt et vit dans un palais au milieu d'un lac.

-Ah bon. Et c'est sa femme qui se bat pour lui ?

-Euh… oui. C'est… une femme de caractère. Elle déteste se faire marcher sur les pieds et elle aime bien diriger. Et elle n'hésite pas à prendre les armes pour défendre les valeurs qui lui semblent justes.

-J'aime bien cette dame. Et les autres héros ? »

Il y avait encore deux autres héros dans la Confrérie. L'un d'eux était un Corsaire, qui appartenait à la famille de pêcheurs la plus réputée de tout le Pays. Ils possédaient de magnifiques bateaux, dont ils gardaient jalousement le secret de la fabrication et du maniement. Ces bateaux étaient leur unique fierté et leur seul moyen de subvenir à leurs besoins. Mais une nuit, le Maître du Mal vint en personne dans leur village et fit brûler tous leurs splendides navires. Voyant cela, le Corsaire jura de venger sa famille et de détruire celui qui les avait réduit à la misère.

Ce Corsaire avait pris pour épouse une savante ornithologue, qui…

« Ça veut dire quoi, orilologue ?

-Ornithologue, Estel. C'est une personne qui étudie les oiseaux. »

Une savante ornithologue, donc, qui vivait dans les falaises auprès des mouettes et des goélands, ses oiseaux favoris entre tous. Mais elle aimait aussi toutes les autres formes de vie à plumes, des plus petits au plus grands, et avait répertorié toutes les sortes d'oiseaux présents dans le Pays Lointain. Un seul, pourtant, lui manquait : un spécimen extrêmement rare et particulièrement magnifique, dont le chant ravissait toute oreille l'entendant. Un oiseau-lyre. Un jour, le Maître du Mal lui en fit envoyer un. Lorsqu'elle ouvrit le colis, l'Ornithologue le vit : il était mort. Alors l'Ornithologue prêta serment, elle aussi, de faire tomber le Maître du Mal et de détruire son œuvre de mort.

Ainsi fut constituée la Confrérie de héros qui devait lutter contre le Mal.

Le regard rêveur d'Estel redevient soudain net et il secoue avec force la main d'Elrond.

« Père, il en manque un !

-Un quoi, mon fils ? S'étonne le semi-Elfe.

-Un héros dans la Confrérie. »

Elrond fronce les sourcils, se remémorant son énumération de personnages.

« J'ai dit qu'il y en avait six, c'est bien cela ? Voyons… le Roi, la Magicienne, l'Aventurier, le Ménestrel, le Corsaire et l'Ornithologue. Non, Estel, il n'en manque pas.

-Si, il manque le Barbare.

-Il n'y a pas de barbare dans la Confrérie.

-Si, Père. Moi je veux qu'il y a un Barbare !

-Et moi, je ne veux pas. C'est mon histoire, Estel. Je décide des héros qui y interviennent et dont les aventures te sont contées.

-Père, si vous plaît… »

L'enfant joint les mains en une prière silencieuse, implorant son père du regard. Finalement, celui-ci soupire. Comprenant qu'il a gagné, le petit garçon ne peut s'empêcher de sourire.

« On dit "s'il-vous-plaît", Estel. Marmonne Elrond d'une manière qui n'a pas grand-chose de seigneurial ou d'elfique. Bon, alors, le Barbare. …Le Barbare… »

Oui, c'est cela, ce Barbare était le rival du Roi. Il vivait dans le nord de l'Ancienne Forêt, à proximité des Montagnes Noires. Il avait épousé une reine d'un clan dryade qui vivait là, et ils vécurent heureux coupés du monde, jusqu'à ce que le Maître du Mal établisse sa forteresse non loin de leur forêt. Sa mauvaise influence rendit les arbres malades et menaça les bois. Or, les dryades étaient par nature liées aux arbres et à toutes les choses qui poussent, et le Barbare vit ainsi son épouse bien-aimée terrassée par la maladie. Afin de la préserver des affres de la mortalité, il quitta l'Ancienne Forêt et vint proposer ses services au Roi, jurant de ne revenir qu'après avoir vaincu l'être qui malmenait son peuple.

Il y avait donc six héros dans la Confrérie, plus le Roi lui-même. Et, tous ensemble, ils s'apprêtèrent à mener la première bataille pour leur liberté.

Ces sept héros plantèrent leur camp dans la région centrale du Pays Lointain, la toundra déserte, qui leur semblait la plus propice pour un lieu d'affrontement. Ils envoyèrent un message au Maître du Mal, le défiant et lui intimant l'ordre de se présenter en personne en face de leur camp, afin que justice lui soit faite pour tout le mal qu'il avait perpétré dans le Pays.

Lorsqu'il reçu ce message, le Maître du Mal…

Trois coups frappés à la porte de la chambre interrompent soudain Elrond dans son récit. Le guérisseur se tourne vers la source du bruit, donnant la permission d'entrer à la personne présente dans le couloir. Estel, frustré par l'arrêt brutal de l'histoire, tire plus fort qu'auparavant sur la manche du vêtement de son père.

« Le Maître du Mal reçoit le message, et après, Père ? Qu'est-ce qu'il fait, dites ? Qu'est-ce qui se passe ? Père ! »

Mais la porte en s'ouvrant lui retire définitivement l'attention d'Elrond. Glorfindel, capitaine des gardes et ami du seigneur de la cité, entre dans la pièce. Il est souriant et lumineux comme d'ordinaire, mais pour la première fois Estel n'est pas heureux de le voir. Il aurait d'ailleurs préféré qu'il ne soit pas là.

« Je vous cherchais, Elrond ! S'exclame joyeusement le capitaine. Je viens vous prévenir que la réunion de la Chambre des Comptes va débuter dans quelques minutes, si vous voulez bien la présider. Tous les comptables sont présents, mon seigneur, ils n'attendent plus que vous. »

Elrond hoche doucement la tête et cherche à se dégager de l'emprise que le petit garçon a sur ses habits. Mais Estel, déçu, ne le laisse pas faire.

« J'arrive, Glorfindel. Affirme le seigneur de Fondcombe aux prises avec son enfant. Je suis à vous dans un instant. …Estel, vas-tu me lâcher ?

-Non ! Je veux la suite de l'histoire ! Vous avez pas le droit d'arrêter là… Je veux savoir ce qui arrive à la Confrérie des héros ! »

Elrond a un soupir agacé.

« Je reviendrai demain pour te raconter la suite.

-C'est promis ?

-Promis, oui.

-Levez la main droite ! »

Le semi-Elfe lève des yeux consternés au plafond et s'exécute sous le regard moqueur de Glorfindel.

« Je te promets solennellement de venir te raconter la suite de l'histoire demain matin. Veux-tu bien me lâcher, à présent ? J'ai du travail, Estel. Mes conseillers m'attendent. »

L'enfant lâche à contrecœur la manche de son père. Ce dernier lui saisit la main et la presse une seconde entre ses doigts, avant de se lever et de rejoindre son ami près de la porte. Le tueur de Balrog lui adresse un regard goguenard.

« Maître Elrond, ou l'art de se faire mener par le bout du nez par un enfant de six ans et demi. Commente-t-il d'un air narquois. Une histoire de confrérie de héros, c'est cela ? Je serais déçu si je n'en fais pas partie.

-Vous pouvez pas, Glorfindel ! Clame Estel, son entrain brusquement revenu. C'est une histoire que Père invente rien que pour moi !

-Voyez-vous ça… » Sourit le héros du 1er Age.

Puis, se tournant vers Elrond, il reprend :

« Quoi qu'il en soit, notre confrérie à nous vous attend de pied ferme dans la Chambre des Comptes. Erestor m'a également chargé de vous informer qu'il a achevé la rédaction des actes seigneuriaux et la mise en forme des procès-verbaux du Conseil d'hier. Il attend votre aval pour y apposer votre sceau.

-Je me chargerais de cela dans l'après-midi. A-t-on des nouvelles des patrouilles envoyées en reconnaissance à l'est ?

-Non, mon seigneur, toujours pas. A ce propos, peut-être serait-il préférable de… »

Les deux adultes quittent la pièce tout en discutant, et referment la porte derrière eux. Le petit Estel entend le bruit de leurs voix décroître puis disparaître à mesure qu'ils s'éloignent. Il soupire. Il est de nouveau seul –et il s'ennuie déjà.

Mais soudain, le sourire revient sur son visage. Demain, son père reviendra, il l'a promis.

Il lui racontera son histoire.

OoOoOoOoO

Oui, je commence encore une nouvelle histoire… Mais ça va, c'est une histoire assez courte et rapide à écrire, même si elle n'est pas forcément très intéressante.

Cette fic se déroule en sept chapitres, que je pense mettre en ligne toutes les deux semaines, pour alterner avec Histoire d'une déviance. Pour La Boîte, je ne sais pas quand je posterai le prochain chapitre (j'avoue ne pas l'avoir encore commencé). Quand à Un anneau pour les embêter tous, je pense que vous pouvez vous attendre à un nouveau chapitre d'ici deux ou trois semaines.

Sinon, je me suis amusée à dessiner une carte du Pays Lointain (je sais, j'aime bien perdre mon temps à faire des trucs qui servent à rien), et je la mettrais en ligne la semaine prochaine, après avoir eu accès à un scanneur.