Janvier 1943.
Même en ruines, Stalingrad résiste. Ni la neige ni les tirs de l'envahisseur ne parvenaient à l'ensevelir. Le bruit des balles qui fusaient recouvraient les cris d'une femme en train d'accoucher. Au quatrième étage d'un immeuble, elle s'efforçait de donner la vie avec le même acharnement que d'autres usaient à l'ôter. Soudain, succédèrent aux hurlements de la mère ceux du nouveau né. Au beau milieu du champ de bataille, l'enfant pleura à gorge déployée. Ceux qui l'entendirent savaient qu'il s'agissait, non pas d'un chant de désarroi et de résignation, mais d'un affront aux tentatives de destruction de l'opposant.
Et face à la vie qui s'affirme, qui résiste, qui provoque, la Mort contre-attaque.
Ainsi, la nuit tombée, le bâtiment dans lequel la mère berçait le nourrisson de ses bras protecteurs fut bombardé. L'édifice, en partie écroulé, s'embrasa. Prise au piège, elle se précipita vers la fenêtre, le bébé emmailloté porté d'un bras et le visage protégé de la fumée de l'autre. S'accrochant désespéramment à la rambarde, elle supplia qu'on vienne les sauver. Des soldats de l'Armée rouge alertés par l'explosion entendirent ses appels au secours et examinèrent les possibilités. Entrer dans l'immeuble pour les en sortir ? Mettre la main sur une corde ou un semblant d'échelle pour les faire descendre ? Leurs tentatives s'avérèrent rapidement chacune infructueuses. Il ne restait plus qu'à sauter.
« Attrapez la petite ! », hurla la jeune femme, se penchant le plus en avant possible.
Une fois que l'un des hommes se trouva en position pour la rattraper, la mère lâcha son enfant dans le vide. Elle ne s'autorisa pas à respirer avant que celui-ci ne soit sain et sauf dans les bras du soldat, mais, à ce moment-même, le plafond enflammé s'effondra sur elle. De peur que le bâtiment ne s'écroule sur eux, les soldats coururent se mettre à l'abri. Quand leur regard se posa à nouveau sur celui-ci, la femme avait disparu et l'incendie s'était intensifié.
Impuissants, ils observèrent silencieusement les flammes dévorer l'édifice.
Une main se posa sur l'épaule du soldat qui portait l'orpheline.
« Ivan, qu'allons-vous faire de cette gamine ? »
L'homme baissa les yeux vers l'enfant, éclairée à la lumière rougeâtre des flammes. Elle lui parût minuscule, fragile, et terrifiante, le visage ainsi déformé par les sanglots. Il songea à la laisser dépérir, ici-même, sur la tombe de la vie qu'elle aurait dû mené. Ce monde n'était pas fait pour les petites filles. Si jeune, sa destinée ne consistait qu'à survivre à la faim, la guerre, la tragédie personnelle, la folie des hommes et toutes les atrocités qu'ils pouvaient produire. A quoi bon ?
Mais elle pleurait comme si sa vie en dépendait. Et la vie dépendait de ces pleurs que la victoire sur l'ennemi ferait cesser. Ivan se rappelait pour la première fois depuis de longs mois que l'objectif originel de leur combat ne consistait pas en l'urgence de la survie mais en l'établissement d'une meilleure société. Il luttait pour un monde où les petites filles pourraient vivre en paix.
« On la protège, camarade. »
La victoire arriva. La société sans classe, elle, tardait à s'installer, et ses partisans s'impatientaient. Notamment dans la cave d'un bâtiment moscovite, où résonnait le bruit des pas précipités d'un jeune camarade qui allaient et venaient le long de la pièce. La colère révélée par sa démarche contrastait avec celle, contenue et immobile, des quatre hommes groupés autour d'une table en bois, sous la lumière d'une ampoule qui pendait gauchement au bout d'un fil au plafond.
« Quatre ans, s'exclama-t-il en s'arrêtant de marcher, quatre ans que la guerre est finie ! Et qu'est-ce que le peuple a gagné ? Rien ! »
Un aller et retour de plus.
« Il se moque du peuple, poursuivit-il en plaquant violemment ses mains sur la table. Il n'a que faire de l'égalité et de la justice. Nous avons remplacer un tsar par un autre ! La seule différence, c'est que le premier occupait son trône grâce à son sang, tandis que le second occupe le siège de secrétaire général du Parti grâce au sang qu'il a sur les mains !
- Veux-tu bien baisser d'un ton, Andreï ? Tu vas nous faire arrêter, le rappela à l'ordre le plus âgé des camarades.
- Et tu vas réveiller la petite », ajouta Ivan.
Andreï recula d'un pas pour les observer d'un air dépité.
« C'est tout ? C'est tout ce que vous avez à dire ? N'allons-nous pas agir ? »
Le jeune homme examina tour à tour chacun de ses interlocuteurs. Silence. Il tourna la tête vers Ivan, qui se pinçait l'arrête du nez, fronçant les sourcils.
« C'est un miracle que la gamine soit encore en vie, Ivan, mais il n'est pas encore trop tard pour qu'elle crève de faim. Comme chacun de nous, comme le peuple entier, pendant que ces porcs d'apparatchiks se goinfrent au Kremlin !
- Crois-tu que nous l'ignorons ? rétorqua un autre homme.
- Alors qu'attendons-nous pour enfin agir ? » éclata le plus jeune.
Le ton monta. La conversation tourna à la dispute. Le regard assombri, Ivan se versa un verre de vodka en silence. Une fois le verre reposé sur la table, il se leva brusquement, faisant sursauter les autres camarades.
« Nous ne nous sommes pas battus pour rien depuis tant d'années, dit-il. La Révolution doit être menée à bien, et pour cela, il nous faut rendre le pouvoir au peuple. En d'autres termes, il faut éliminer quiconque s'opposera à cette volonté.
- Alors allons tuer Staline », conclut le senior du groupe.
Le drapeau rouge, marqué du sceau du marteau et de la faucille, flottait partout dans le pays. Pour autant, les hommes rassemblés derrière Ivan Petrovich ne s'y trompaient pas : il ne s'agissait que de la façade d'un communisme abouti. Ce fut dans l'espoir de remplacer cette illusion par un état de fait qu'ils fomentèrent une conjuration contre le gouvernement en place. Ils préparèrent patiemment leur coup un an durant. Cependant, leur prudence n'empêcha pas la trahison.
Un matin d'octobre, les conjurés furent simultanément arrêtés.
Des membres du KBG s'immiscèrent chez leur meneur, montèrent les escaliers à pas de loups, défoncèrent les portes des chambres et entrèrent en trombe dans chacune d'elle. Dans la première pièce, une enfant rousse se réveilla en sursaut à cause du vacarme. Dans la seconde, Ivan devint la cible de plusieurs armes avant même qu'il eut le temps de se jeter sur la sienne. Dans la troisième, où se trouvait Andreï, des coups de feu s'échangèrent.
Tous furent rassemblés par les hommes en noir – la petite fille, le révolutionnaire et le cadavre du jeune camarade.
« Faite disparaître le corps. Emmenez le traître pour l'interrogation. Portez la gamine à Nadia Belova».
Ce ne fut pas sans résistance et sans cris que la petite, devenue le symbole de la lutte d'Ivan, lui fut arrachée. Chacun fut assommé puis traîné vers leur torture respective.
Natalia ne se souvient plus de cette séparation.
Nathalie se rappelle de coups de feu, de la terreur primitive d'une enfant, de la poigne d'une main gantée, et du regard inquiet d'un homme dont elle ne parvient pas à retrouver le nom.
Natasha ne sait plus démêler le rêve de la réalité, le moment vécu du souvenir implanté.
