La douleur. C'est la première sensation qui me frappe lorsque je reprends conscience. Je l'accueille comme une vieille amie. Elle m'informe que je ne suis pas mort.

Pas encore en tout cas.

Mon corps me paraît lourd. Si lourd. Je peine à ouvrir les yeux.

— Tu te réveilles enfin.

Cette voix.

Elle hante mes rêves les plus intimes et mes pires cauchemars !

J'essaie de me relever. Des mains se posent sur mes épaules. Me stabilisent avant de m'aider à m'asseoir. Le monde tourne autour de moi avec violence. Lorsqu'il se stabilise, je prends soudain conscience.

Saga !

C'est lui qui se tient derrière moi.

Qui me touche.

Qui me touche !

— Lâche-moi.

Ma voix n'a pas tremblé mais dans mon torse, mon cœur semble vouloir creuser sa propre sortie.

Il obtempère aussitôt et je tente de me relever. Ma tête pulse violemment et ma jambe gauche cède sous mon poids. Je serais tombé s'il ne m'avait pas à nouveau saisi. Il m'aide à me rasseoir et ses mains me quittent.

Respectent mon souhait.

Je l'entends remuer. Ses genoux entrent dans mon champ de vision. Il boîte. Il doit être blessé.

Il s'agenouille devant moi, sans entrer dans mon espace vital. Il ouvre la bouche. Rien n'en sort. Ses yeux bleus partent sur le côté, évitent mon regard.

Mon cœur se serre.

Il se serre et je ne sais pas si c'est de le revoir avec son véritable visage ou si c'est parce que l'ombre de l'Autre se tient entre nous.

Je ne dis rien, me contente de le regarder, de boire son visage.

— C'est vraiment toi ?

C'est un murmure qui m'échappe sans que je ne puisse le retenir.

Saga sursaute, tend la main vers moi. J'esquisse un mouvement de recul.

— Non.

Il s'immobilise. Ses traits demeurent impassibles mais, dans ses yeux, je vois quelque chose vaciller. Je n'ai pas le temps de m'en vouloir qu'il se relève et se détourne.

— Je n'ai pas le pouvoir de changer le passé, dit-il simplement avant de s'éloigner.

Il part.

Il s'en va, juste comme ça, et je voudrais le rappeler. Mais je ne peux pas. Les mots s'étranglent dans ma gorge et je laisse ma tête retomber. La cale contre mes genoux.

Le monde tangue autour de moi, au rythme de la panique qui va et vient dans mon esprit.

Je ferme les yeux quelques instants, me centre sur moi-même pour retrouver ma maîtrise. Je ne m'attendais pas à me retrouver en sa présence. Pas alors que…

J'aurais dû mourir avec tous mes compagnons d'arme devant le Mur des Lamentations. Je n'aurais pas dû me réveiller en sa compagnie.

Je n'aurais pas dû me réveiller, tout court.

Pourquoi sommes-nous revenus à la vie ?

Et qui nous a ramenés ?

Je déteste être manipulé.

Trompé.

Je finis par relever la tête. Je suis toujours seul. Il semblerait que Saga soit bel et bien parti. Est-ce que je dois me sentir soulagé ?

Probablement.

Pourtant, je n'ai pas envie de rester seul en cet endroit. Pour la première fois depuis mon réveil, je regarde autour de moi. Je me trouve à flanc de colline. La pierre y est noire et coupante. Plus bas, je devine une forêt.

J'y trouverai sans doute de l'eau et un abri.

Le ciel paraît rouge, je ne parviens pas à trouver le soleil, juste un amas de nuages ocres. Je ne peux pas rester là.

Seulement, tout mon corps pulse de douleur, je me sens désorienté et je doute pouvoir aller bien loin. D'autant plus que ma jambe droite refuse de me soutenir. Je finis par réussir à me redresser mais, après quelques pas, je chute. Ma tête pulse et tourne.

Si fort.

Trop.


Lorsque je reprends conscience, je suis toujours allongé au même endroit. Seul. Je me redresse sur mes avant-bras, serre les dents lorsque mes tempes me le font payer.

— Il y a du sang dans tes cheveux…

Saga.

Comment a-t-il pu s'approcher sans que je ne le remarque ?

Je me fige. Ses pieds entrent dans mon champ de vision. Il s'agenouille. Il doit avoir remarqué la crispation de mes épaules.

— Je ne te toucherai pas contre ta volonté, Mu, dit-il très doucement.

— Je sais. Tu n'es pas…

Je ne peux me résoudre à terminer ma phrase. Il s'en charge à ma place.

— Je ne suis pas l'Autre. Même si ça ne change rien à…

Je l'interromps.

— Saga ! Arrête !

Cette conversation est surréalise. Je ne peux pas croire que nous ayons cet échange. Ici et maintenant.

— Très bien. Mais Mu… Tu es blessé et tu ne peux rester ici. Laisse-moi t'aider.

Sa main apparaît devant mes yeux, paume tendue. Et c'est tout. Il ne bouge pas, il attend que j'arrête ma décision. Seulement, c'est difficile de réfléchir. Tout semble se mélanger dans ma tête et…

Saga est là.

Juste lui.

Il s'est sacrifié pour réparer les dégâts et les crimes d'Arès. Il s'est fait voler son enveloppe charnelle et sa liberté par un dieu. Comment aurait-il pu résister alors que son âme même était violée par une entité divine ?

Comment ne puis-je comprendre et pardonner.

Mais je ne le peux pas. Mon esprit comprend la situation. Mon corps et mon cœur se souviennent seulement de la douleur, de l'agonie et de la terreur. Devant moi, sa main tremble, ses doigts se recroquevillent mais il ne la retire pas. Il attend.

Parce qu'il est impensable pour lui aussi bien de partir que de me toucher sans mon consentement.

Je me rends soudain compte que je suis moi-même agité de tremblements. Je ne peux pas…

Jeveuxpasjeveuxpasjeveuxpasjeveuxpasjeveuxpasjeveuxpasjeveuxpasjeveuxpasjeveuxpasjeveuxpas. Je peux pas ! Je veux plus qu'il me touche !

Je n'arrive plus à respirer. Je ne peux pas détacher mon regard de cette main tendue. Elle est si près que je peux sentir la chaleur qui s'en dégage. Elle pourrait tout aussi bien se trouver à des kilomètres parce que je ne peux pas, je…

Je ferme les yeux. Très fort.

Ça suffit ! Tu es un chevalier ou pas ?

Je ne veux pas me laisser gouverner par des terreurs d'enfant. Ni par celles qui m'ont assaillies plus tard. Je refuse de devenir ce genre d'homme, guidé uniquement par ses émotions les plus négatives.

Alors, je lance ma main en avant, les yeux toujours fermés. Un peu comme on se lance dans le vide. Il me rattrape. Ses doigts se referment sur les miens. Je sursaute. Je garde pourtant le contrôle de mes émotions et de mes gestes. Le laisse m'aider à me relever, ma mauvaise jambe coincée entre lui et moi.

— Ouvre les yeux, Mu, demande-t-il très doucement. S'il te plaît… Ouvre-les.

La mâchoire serrée, je finis par obtempérer. Je n'arrive pas à tourner la tête vers lui, cependant. Je ne comprends pas, j'avais réussi à enfouir tous ces sentiments et cette terreur en moi pendant toutes ces années. Alors… Pourquoi est-ce que ça ressort maintenant ? Et avec une telle violence.

Saga passe mon bras en travers de ses épaules. Il se tient un peu tassé pour compenser notre différence de taille. Son autre main trouve ma taille. N'ose pas la toucher.

Suis-je donc une petite chose fragile ?

Mon attitude n'a pas dû l'encourager à penser autrement. Alors, malgré la boule dans ma gorge, je trouve son poignet et l'encourage à poser sa paume sur moi. Je sais que je ne pourrai jamais l'oublier mais ce qui s'est passé entre Arès… entre l'Autre et moi… restera entre lui et moi.

Saga ne sait que ce qu'il a deviné lorsqu'il revenait à lui.

Je refuse de lui imposer mon fardeau.

Alors, je relève le menton, essaye d'ignorer les vertiges… D'ignorer la terreur rampante qui cherche à me retirer toute dignité…

Et, soutenu par Saga, par mon ami et mon bourreau, j'avance dans cet étrange endroit. J'ignore s'il y aura un lendemain.

J'ignore même si je souhaite qu'il y en ait un. Alors… je me concentre juste sur nos pas.