Savons-nous vraiment qui sont nos voisins ? Qui se cache derrière ces visages souriants, tristes ou pressés que nous croisons le matin ou après une journée de travail ? Que se passe-t-il une fois leur porte fermée ? Serions-nous prêts à parier qu'aucun n'a rien à cacher ? Et si l'un d'entre eux trompait son conjoint ? Battait sa femme ? Commettait des larcins ou pire…était un meurtrier ?
NEW YORK - 1997
- 3, 6, 2, 9, 0, ... 7 3, 6, 2, 9, 0, ... 7 3, 6, 2, 9, 0, 7 ...
Recroquevillé sur lui-même, les genoux rabattus sous le menton, les doigts crispés sur son pyjama usé, le petit garçon ne cessait de répéter inlassablement cette série de chiffres. Il se balançait doucement, sa tête venant heurter le mur à chaque fois qu'il basculait en arrière.
- 3, 6, 2, 9, 0, 7 ...
Un verre se brisa.
- 3, 6, 2, 9, 0, 7 ...
Une chaise valsa.
- 3, 6, 2, 9, 0, 7 ...
Il entendait la voix de ses parents mais ne parvenait pas à comprendre ce qu'ils disaient. Il n'avait cependant pas besoin de mots. Le drame qui se déroulait au rez-de-chaussée de leur petite maison new-yorkaise était chose courante. Son père rentrait ivre. Il s'en prenait à sa mère. C'était aussi simple que cela. Et du haut de ses six ans, il ne pouvait rien faire…Il ne devait rien faire…Sa mère, seule personne aimante de sa famille, lui avait formellement interdit d'intervenir lorsque son père était ainsi. C'était leurs problèmes d'adultes, disait-elle. Sa sœur, âgée de 14 ans, avait quitté les lieux et était allée s'installer chez son petit ami, de 5 ans plus âgé qu'elle. Mais sa mère n'avait rien trouvé à y redire. Après tout, si cela pouvait lui éviter la violence de son père... Il ne l'avait plus vue depuis des mois. Il s'en fichait. De toute façon, elle ne l'aimait pas. Elle profitait toujours de la moindre occasion pour le rabaisser. Non, la seule personne qui prenait soin de lui était sa mère…et ce qui lui tenait lieu de père était en train de lui faire du mal. Le petit garçon serra davantage les doigts sur son pantalon et sentit ses ongles s'enfoncer dans sa peau. Sous la douleur, les larmes qui dévalaient le long de ses joues redoublèrent d'intensité.
- 3, 6, 2, 9 ...
Une porte claqua violemment. Les bruits se firent plus distincts. Il entendit sa mère implorer son père.
- Andrew, arrête ! Je t'en prie !
La ferme ! hurla son mari.
- Pense à notre fils…
- Notre fils ! Ce bâtard n'est même certainement pas de moi !
- Tu as bu Andrew. Tu ne sais plus ce que tu dis.
- Tu insinues que je suis ivre ? Viens par là…Je vais te montrer si je suis saoul !
Des bruits de pas précipités se firent entendre. De nouveau, il ne comprit plus leurs paroles. Pourtant, les deux criaient. Il se recentra sur sa suite de chiffres car il savait très bien comment les choses allaient se dérouler. Il avait déjà surpris son père une fois.
- 3, 6, 2, 9, 0, 7 ...
Il ferma les yeux de toutes ses forces, comme si ce geste allait empêcher les images atroces dont il avait été témoin de s'insinuer dans son cerveau. Mais elles étaient perfides, et malgré tous ses efforts, il eut l'impression de revoir la scène se dérouler sous ses yeux. En bas, son père poursuivait sa mère. Il ne tarderait pas l'attraper, comme toujours. Ensuite, il la frapperait, comme toujours. Oh, bien sûr, au début, elle résisterait. Elle était courageuse sa maman. Mais Andrew était plus fort, alors elle finirait par se laisser faire, priant pour que son supplice se termine au plus vite. Après, dans le meilleur des cas, il la laisserait là, par terre, à même le sol…mais pas ce soir. Il en avait décidé autrement. David le comprit au « Non ! S'il te plait ! » suivi d'une magistrale claque qui retentit dans toute la maison. Il se boucha les oreilles avec toute l'énergie du désespoir et se balança de plus en plus fort, ressentant une vive douleur dans le crâne à chaque fois que sa tête heurtait le mur du placard dans lequel il s'était réfugié. Peu lui importait la douleur. Il ne pouvait aider sa mère ? Soit, alors il souffrirait avec elle.
Au bout d'un moment, le silence reprit possession de la maison. Le petit garçon tendit l'oreille. Rien. Il finit par distinguer le craquement des marches sous le pas lourd de son père. Il retint sa respiration et se blottit encore plus au fond de sa cachette, priant pour que l'homme ne vienne pas le voir. Mais il l'entendit passer devant sa porte. Quelques minutes plus tard, les ronflements qui émanaient de la chambre du fond le rassurèrent complètement. Son père ne viendrait pas l'importuner ce soir.
En faisant le moins de bruit possible, il sortit de sa chambre pour aller voir sa mère. Il la trouva allongée en position fœtale sur le carrelage de la cuisine. Ses larmes, qui s'étaient arrêtées, lui montèrent aux yeux lorsqu'il aperçut le visage tuméfié de sa maman. Ses vêtements étaient arrachés et elle était à moitié dénudée. Il s'assit auprès d'elle et l'appela doucement.
- Maman…
La jeune femme ne répondit pas.
- Maman ? s'inquiéta le jeune garçon.
Aucune réponse.
- Maman ! hurla-t-il cette fois, au risque de réveiller le monstre qui avait fait ça à sa mère.
Il posa sa main sur son épaule et la secoua, doucement d'abord, puis de plus en plus fort. Une minute ? Cinq peut-être ? Voire même une heure…Le temps nécessaire pour que son jeune esprit de 6 ans comprenne que sa mère venait de mourir, tuée par son propre père et que son existence ne serait plus jamais la même. Il caressa tendrement la joue de sa mère, comme elle-même le faisait lorsqu'il était triste. Il se pencha et posa tendrement ses lèvres sur son front, murmurant un « Je t'aime maman. » contre sa peau. Il observa une dernière fois son visage, sécha ses larmes et partit se réfugier chez ses voisins. Son père fut inculpé pour meurtre au premier degré. Sa sœur et lui furent ballotés de familles en familles pendant un certain temps, puis l'une d'entre elles finit par l'adopter. Ce ne fut pas un foyer aimant, mais au moins, il n'y avait de violence. Il passa le reste de son enfance et son adolescence sans encombre, tout du moins en apparence, jusqu'à ce jour d'été 2 005.
