Je suis arrivé à la colonie un jour d'été comme il n'y en a que dans le New Jersey.
Il faisait chaud et sec. Tout le domaine embaumait du parfum des fraises chauffées au soleil, et des cris de joies résonnaient. On aurait dit le paradis. Un Eden que je ne croyais pas pouvoir exister.
Comme bien d'autres, je ne cherchais pas la colonie. Je ne soupçonnais même pas son existence, ni celle des dieux. Qui aurais crû ?
J'étais là pour une raison bien différente.

Pour être honnête, je déteste penser à la raison pour laquelle j'étais en Amérique ce jour-là. C'est une part de ma vie que je voudrais oublier, effacer complètement de ma mémoire pour l'enfermer dans une boite et jeter la clé. Bien évidemment, cela est impossible, à moins de boire l'eau du Léthé, et je ne suis pas désespérée au point de perdre tous mes souvenirs. Il y en a de si beaux parmi eux. De plus, il semblerait que quiconque boivent l'eau de ce fleuve risque la folie.

Si on y réfléchit bien, ma vie avant la colonie est comparable à la vie à la colonie. Se battre pour quelqu'un, pour l'honneur de quelque chose. Bien heureusement, à la colonie se battre est un choix. Je me bats pour défendre un foyer, le mien et celui de tous les sang-mêlés qui le trouveront.

Mon nom est Akira. Juste Akira. Pas de nom de famille. Même pas Akira si je dois être franche. Mon matricule est n°1 et cela doit bien être la seule chose d'officiel à mon propos.
N°1 car que j'étais la première expérience arrivée à terme.

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J'ai vécu de ma naissance jusqu'à mes six ans dans les laboratoires de la base militaire de Nagasaki, au Japon. Je suppose qu'il y a une certaine ironie dans le fait que l'endroit où le premier spécimen d'humain génétiquement modifié viable ait été crée soit l'exact endroit où une bombe causant d'autres sortes de mutations ait été lâchée. Que ce soit les japonais qui, les premiers, aient tentés cette expérience n'étonna pas grand monde à la colonie. Quelque chose à voir avec leur culture des manga apparemment.

Ils m'appelaient n°1 et me traitaient comme ils l'auraient fait avec un cobaye, ce que j'étais. Ils ne m'apprirent jamais à parler – ni à lire ou à écrire, d'ailleurs. Je suppose qu'ils ne pensaient pas à moi comme à un être humain et conscient, mais plutôt comme à un animal de compagnie pour les plus gentils. Quel besoin avait-on d'apprendre à parler à un cobaye ? Pourtant, j'ai su parler, lire, écrire et compter vers mes deux ans. Je suppose que malgré l'indifférence avec laquelle ils me traitaient, mon cerveau génétiquement modifié faisaient de moi un enfant à l'intelligence sur-développée qui n'avait guère besoin d'un apprentissage poussé pour engranger des connaissances. Voilà probablement d'où venait mon surnom, Akira, qui veut signifie "intelligent" en japonais. Je suppose que je devrais être flattée.

Lorsque j'étais enfant, ma vie au laboratoire me semblait banale. Il me semblait que rester dans la même pièce sans fenêtre, avec seulement une porte et un grand miroir sans teint, était la normalité. C'était l'ordre des choses. Le matin, le professeur Tanaka venait dans ma chambre dénuée du moindre jouet et me faisait faire différents tests. Je devais souvent faire bouger des balles blanches qu'il amenait pour l'occasion, et ce sans les toucher. Si cet exercice était douloureux et éprouvant pour l'enfant que j'étais, cela n'empêchait pas le professeur Tanaka de me réprimander lorsque la douleur était trop forte et que je refusais de continuer. Apparemment, il prenait mes cris de douleurs et mes pleurs pour des caprices. Je suppose qu'il aurait fallu m'apprendre à être aimée pour que cela soit vrai, mais, aussi intelligent que le professeur Tanaka était, jamais il n'avait pensé à cela. Ainsi, j'appris très tôt à ne pas espérer la moindre pitié ou le moindre geste affectueux de la part des scientifiques. J'étais un objet pour eux, et ils étaient invisibles, interchangeables, et de insignifiants pour moi.

Je n'ai jamais eu de date de naissance – en tout cas, pas à ma connaissance. Alors le seul moyen que j'avais trouvé pour savoir quel âge j'avais approximativement, c'était de compter combien de nouvel an j'avais vécu. Celui de mes un an ayant été oublié en raison de mon jeune âge, je rajoutais une année à chaque St Sylvestre. Ainsi, à mon cinquième nouvel an, je supposais avoir six ans et ma date de naissance devint le premier janvier. Je savais quand étais le nouvel an car ce jour-là en particulier, une infirmière de l'équipe – mlle Yoshino – me donnait un bonbon au chocolat en forme de père Noël. En fait, je ne comptais pas vraiment l'âge que j'avais, car je ne connaissais pas cette notion à l'époque, ni celle des anniversaires, je comptais en réalité depuis combien de temps j'étais là. C'est ainsi que exactement sept mois, seize jours et onze heures après mon cinquième nouvel an, je quittais les laboratoires de la base militaire pour la première fois de ma courte vie.

Je me souviendrais toute mon existence de la première fois que j'ai vu le ciel. Il était gris, plein de nuages qui cachaient le soleil. Il faisait froid et il pleuvait sur la base japonais. Le pluie sur mes cheveux, la sensation du froid sur ma peau, ce ciel qui semblait pas s'arrêter, et surtout ce monde que je ne connaissais pas et qui, comme le ciel, semblait sans fin. Je crois que c'est ce jour-là que je goûtais pour la première fois à un sentiment que je n'avais jamais expérimenté auparavant : l'espoir. Ce jour-là, quand le professeur Tanaka était venu dans ma chambre et m'avais emmené vers une porte que je n'avais jamais ouverte et que j'ai enfin vu le monde du dehors, j'eu d'abord un choc. C'était idiot – mais logique après tout – mais je pensais jusqu'à ce jour que le monde se limitait aux laboratoires et qu'il n'y avait rien dehors. Il y avait ma chambre, les différentes salles où les scientifiques travaillaient et que je visitais de temps à autres, la salle d'opération, et c'est tout. Pour moi, c'était comme si les scientifiques apparaissaient et disparaissaient de temps en temps, tels des fantômes. Ce jour-là, je sus que, en plus d'avoir tort, j'avais aussi manqué beaucoup de choses durant mes six années approximatives de vies. En une fraction de secondes, les possibilités défilèrent dans mon esprit. Puisque j'ignorais même jusqu'à l'existence de quelque chose en dehors de ce bâtiment, qu'est-ce qu'il pouvait bien y avoir d'autres ? Je n'avais qu'un désir : tout voir. Et je pensais innocemment que c'était pour cela que l'on m'avait fait sortir. Un enfant, bien qu'élevé que comme un rat de laboratoire, reste un enfant.
La vérité s'avéra être tout autre.

J'appris un autre sentiment ce jour-là : la haine. Alors que je pensais être libérée, on m'amena dans une autre aile de la base. En chemin, je croisais beaucoup de monde en uniforme camouflage qui me regardaient bizarrement. Je ne connaissais pas cette couleur, le kaki, je ne savais pas que cela existait. Jusqu'alors, je connaissais le noir des cheveux des scientifiques, le rouge de mon sang, l'argenté des instruments, mais surtout le blanc. Parfois, c'était comme si c'était le seule couleur qui existait vraiment. C'était également la première fois que je voyais autant de personnes, mon entourage quotidien se cantonnant à une dizaine d'hommes et de femmes. Le professeur Tanaka m'emmena jusqu'à un bureau où une quinzaine d'hommes en uniformes - différents de ceux d'avant,ceux-là étaient colorés et avaient des médailles attachées dessus - étaient réunis autour d'une table ronde. Il n'y avait dans le groupe que trois asiatiques, ce qui causa une autre surprise chez moi. Je voyais pour la première fois des européens et des africains, et c'était effrayant. Le professeur me poussa sous la table pour que je me retrouve dans le cercle que formait la table en bois, au centre des regards. Je ne connaissais pas la gêne, ni l'embarras ou la honte mais, alors que j'étais habitué aux regards strictement scientifiques de mon entourage quotidien, la façon dont me dévisageait ces gens me fit ressentir ces émotions étrangères. Et, doucement, de la colère, et même de la haine, commença à fair enfler mon petit coeur. Était-ce à cause d'eux que j'ignorais tout du dehors ?

- C'est donc cela, professeur Tanaka ? commença un grand homme blanc et blond qui avait les mains croisées sous son menton et des dizaines de médailles accrochées à son uniforme. Voilà votre solution ?

- Oui, monsieur le conseiller.

Si j'avais eu plus de connaissances, et si j'avais été moins sous le choc, je me serais étonnée de comprendre tout ce qu'ils disaient malgré le fait qu'ils parlaient une langue que je n'avais jamais entendu. Cela me sembla beaucoup moins important que l'air sarcastique des hommes en uniformes et que leurs rires étouffés.

- Êtes-vous sérieusement en train de nous proposer ce... petit garçon comme solution ? s'étonna une femme que je n'avais pas vue en entrant et qui venait de s'asseoir.

Elle avait un visage avenant, un uniforme décoré et des cheveux châtains-roux courts. Il y avait un carton devant elle avec écrit ''Julia Gillard'' avec un drapeau à côté. J'appris plus tard qu'il s'agissait du drapeau de l'Australie.

- Pas un petit garçon, madame le Premier Ministre, la corrigea Tanaka. Techniquement, c'est une petite fille. Et si nous devions poursuivre sur l'âge du spécimen n°1, je devrais vous informer que ce n'est pas un être humain, madame. C'est une expérience de laboratoire. Tout ce qui fait d'elle coque vous voyez là vient d'une éprouvette. Comme ces macaque que l'on utilise habituellement pour des expériences. Un macaque de six ans est bien assez vieux pour servir, ne le pensez vous pas ?

- Vous avez beau dire que c'est un macaque, je ne vois ici, et – elle montra ces confrères – je pense que tout le monde ici est d'accord avec moi, qu'une enfant.

Le professeur Tanaka soupira.

- N°1 n'est pas une enfant. C'est, comme je vous l'ai dis plus tôt, la solution à vos problèmes. Une enfant agit comme une enfant, n°1 agit comme vous voulez qu'elle agisse. C'est une arme.

C'est en entendant ces mots que je compris vraiment ce qu'il se passait. Alors comme ça, j'étais la seule dans ce cas ? La seule à vivre en laboratoire ? La seule à être à ce point ignorante ? On me dit souvent que j'ai un caractère de merde, et c'est peut-être ce jour-là qu'il est apparu.

- Non.

Tout le monde se tourna vers moi. Je sais ce qu'ils virent. Un petit être humain, maigre, presque squelettique. Un visage fermé aux grands yeux noirs, à la peau pâle de quelqu'un qui n'a jamais vu le soleil et au crâne rasé. Mon corps enfantin et mon absence de cheveux avaient trompés la majorité de l'assemblée au sujet de mon sexe et aujourd'hui je sais pourquoi. Mais à l'époque, le concept d'homme et de femme était un peu flou dans mon esprit. Toujours était-il que moi, un petit bout de femme à l'allure étrange, venait d'ouvrir la bouche pour exprimer mon désaccord. Le professeur m'ordonna sèchement de me taire. Il ne savait pas que je parlais et apparemment n'était pas heureux de l'apprendre.

- Non.

- Elle a parlé. Ce que vous tenez à appeler un ''macaque'' a parlé, s'exclama Julia Gillard, triomphante.

- Non, c'est une erreur, corrigea vivement le professeur. Ça doit être le seul mot qu'elle connaisse, elle ne sait pas ce qu'il veut dire. Elle n'a pas conscience d'elle-même. Hors, la conscience de soi est la définition même d'un être humain. Autrement, il faudrait considérer les perroquets comme des êtres humains.

Je me rend compte aujourd'hui que c'était sûrement vraiment la première fois que j'ouvrais la bouche. Je n'avais jamais été bavarde. Mes sourcils se froncèrent à ses paroles.

- Non.

- Tais-toi ! cria le professeur en s'approchant de moi, menaçant.

Je le toisais froidement. Une table nous séparait et le temps où il m'effrayait était fini depuis longtemps.

- Non.

- Qu'est-ce que ce "non" signifie, professeur ? l'interrogea Julia Gillard.

- Je ne suis pas un macaque.

Ils eurent l'air surpris par ma réponse, je développais donc.

- Je fait partie de l'évolution de l'Homme de Cro Magnon, qu'on appelle communément le genre humain moderne. Je suis un être humain de sexe féminin et j'ai approximativement six ans, débitais-je sans quitter des yeux le professeur qui rougissais à mesure que je parlais. Et je ne m'appelle pas n°1.

Le professeur se leva de sa chaise et pénétra dans le cercle de la table pour m'attraper violemment par le bras. Je ne réagis pas, on ne m'avais pas appris à utiliser ma télékinésie contre des choses animées. Mais quand le professeur vola contre un mur après m'avoir giflé, je me dis que je n'avais en fait jamais vraiment essayé et que j'aurais dû. Un filet de sang coula sur le front du professeur. Plusieurs hommes dégainèrent des armes et les pointèrent vers moi – je ne savais pas encore ce qu'étaient des pistolets et ne fut pas inquiété, même si leur attitude hostile me déplaisait. Ils avaient l'air effrayés et je songeais que j'avais peut-être fait une bêtise. Mais Julia Gillard s'approcha doucement vers moi, apaisante. Je la laissais s'agenouiller pour arriver à mon niveau. Elle n'avait pas l'air effrayé, et je pense que c'est à ce moment-là que j'eu mon premier contact avec une forme de figure maternelle.

- Alors, dit-elle gentiment. Comment t'appelle-tu ?

Je donnais le nom par lequel mlle Yoshino m'appelais dans ses bons jours, le seul nom qui m'évoquait vraiment la véracité de mon existence dans ce monde, le nom qui devint le mien à partir de ce jour-là.

- Je m'appelle Akira.