Sous la chute, Alexandra crut qu'elle ne pourrait plus jamais reprendre sa respiration. Son plastron s'était encastré dans le bas de son ventre. Elle bascula sur le dos dans un râle douloureux. Juste à temps pour éviter de se faire piétiner par un cheval qui fuyait en hennissant de terreur. Elle avala péniblement une grande goulée d'air frais. Au-dessus d'elle, elle sentit une autre monture affolée revenir sur ses pas. Elle attrapa par réflexe les rênes qui traînaient et put se remettre sur ses pieds. Alexandra retint un haut-le-cœur acide sur le bord de ses lèvres et tenta de comprendre ce qui se passait dans la chaos du convoi.
Dans la pénombre de cette nuit d'été, elle n'était plus sûre de rien. Au loin, les gardes de l'escorte dont elle faisait partie luttaient contre un groupe d'assaillants. Elle avait dû glisser sur plusieurs mètres car elle était éloignée des affrontements et de la voiture. Elle ne comprenait pas comment elle était tombée. Ce qui l'avait arrêtée net avait visiblement broyé aussi le carrosse et l'attelage qui gisaient épars en travers de la route. L'une des montures, écrasée par les débris, poussait des gémissements d'agonie insupportables. En retenant aussi fermement que possible son cheval, elle s'avança. Impossible de distinguer vraiment les attaquants, mais à leurs gestes, à leur manière de se mouvoir, ils ressemblaient plus à des guerriers qu'à des bandits de grand chemin. Le bruit de fracas métallique des épées lui criait d'aller prêter main forte à ses compagnons. Les lampes à huiles commençaient à brûler les boiseries de la voiture, répandant une fumée âcre qui se répandait sur la scène. L'urgence de la situation lui éclata à l'esprit.
Sera Elfriede ! s'exclama-t-elle en dégainant son arme.
Elle perçut alors une silhouette élancée, sans armure, en train de tirer le corps menu de la jeune fille hors de la porte éventrée du carrosse sans prêter attention à l'affrontement qui avait lieu derrière elle. Jusqu'ici les quatre autres chevaliers avaient l'air de tenir bon et Alexandra savait que la vie de jeune héritière du Duc de Lunebourg devait être sa priorité.
Tenant sa monture d'une main, son épée de l'autre, elle cria :
- Laissez la où elle est et passez votre chemin !
- J'essaie de lui sauver la vie, ça ne se voit pas ? lui répliqua furieux le jeune valet de chambre dont elle reconnut le visage sans pouvoir mettre un nom dessus. Il faut l'emmener loin d'ici !
En devinant le regard qu'Alexandra jetait à ses compagnons, il ajouta :
- Si vous voulez vous battre pour nous faire gagner du temps, allez-y, mais elle, elle doit partir et maintenant !
Il insista sur ses dernières syllabes. Il s'approcha d'elle et jeta sans ménagement la jeune héritière inanimée en travers de la selle de son cheval. Un des guerriers de l'escouade tomba. Krieg peut-être ? Le mercenaire qui l'avait abattu commença à escalader les décombres du carrosse. Elle prit alors sa décision :
- Partez devant, je vous rejoins. Il y a un carrefour dans peu de temps, prenez à droite, vers le Sud. Si possible, attendez-moi après le pont, la forêt y est dense. Sinon continuez jusqu'à Garmish et demandez asile auprès du Burgmeister de la ville. Tenez, présentez-lui ça si besoin.
Elle lui tendit son insigne de la Garde Ducale du Clan Balder qu'elle arracha de son cou. Le jeune homme le prit sans discuter et bondit sur le cheval pour partir à bride abattue.
Cachée par la nuit et la fumée, elle se retourna face au combat. Le premier assaillant ébloui par les flammes qui se répandaient ne les avait pas vus. Juché sur les décombres, il tentait d'extraire le corps inanimé de la dame de compagnie. Alexandra prit à deux mains son épée et une profonde inspiration. Prenant une impulsion, elle fut sur lui avant même qu'elle eût conscience d'avoir franchi l'espace qui les séparait. Alors que l'homme se redressait, d'un large arc puissant et parfait, elle le décapita proprement. Son corps s'affaissa sans qu'il ait pu émettre un bruit. Elle fit volte face et courut en grimaçant de douleur vers la seule bête encore debout, prisonnière des harnais. Elle trancha rapidement ses traits et se hissa sur son dos. Elle coupa à travers champs en biais vers le Nord-Est. S'ils la suivaient, elle ne devait pas les mener à la fille du Duc.
Cette monture ne valait pas la sienne, mais elle semblait si heureuse de partir loin du fracas qu'elle paraissait voler. Alexandra se retourna pour constater que les mercenaires n'étaient pas encore à ses trousses. Par contre la flambée du carrosse indiquait comme un phare le lieu de l'attaque. Au bout d'un temps incertain, elle finit par retrouver la route balisée qu'elle cherchait. Elle reprit la bonne direction afin de rejoindre au plus vite la jeune héritière et son valet.
Les routes du Duché de Balder étaient sécurisées depuis longtemps. Surtout sur un axe aussi passant que celui qu'ils empruntaient pour rejoindre le Palais d'Eté des Lunebourg, il n'y avait aucune raison qu'un tel incident se produise par hasard. Trop loin des combats, elle n'avait pu repérer aucun écusson ou signe distinctif. Une bouffée de culpabilité lui tordit le ventre à l'idée d'avoir abandonné ses compagnons. Alors que, comme pour l'aider à passer inaperçue, la lune se voilait derrière les nuages, elle se pencha contre l'encolure du cheval en priant l'Architecte de lui permettre de retrouver les deux fuyards avant les mercenaires.
