Je précise avant toute chose que je n'ai jamais lu de comics (Thor ou autre) de ma vie. Mes seules sources pour cette histoire sont donc les films des franchises Thor et Avengers, des connaissances très limitées en mythologie nordique et une bonne dose de recherche Google. Pardon donc aux puristes s'il y en a ; cela dit, avec tous les univers parallèles, retournements spatio-temporels et séries dérivées qui existent chez nos chers super-héros, j'ai bien le droit à quelques variantes, non ?
Chapitre 1 - Le menteur
« -... la paix règne sur les neuf royaumes, mais une certaine agitation à Gundersheim nous laisse craindre... »
Le messager s'interrompit : sur son trône, l'auguste vieillard avait levé une main.
« -Je suis las, annonça-t-il. Je vais aller m'étendre un moment. Nous reprendrons plus tard. »
Le messager haussa des sourcils stupéfaits. Sans plus s'occuper de lui, son souverain se leva avec lourdeur, descendit l'estrade royale et traversa la grande salle, ses pas résonnant sur le sol de marbre noir. Lorsqu'il eut franchi le seuil, son escorte se mit en marche à sa suite, les soldats réglant leur allure sur la sienne.
Une main se posa sur l'épaule du messager : celle du premier chambellan, ou du maître d'hôtel en chef, ou tout autre grade dont leur roi avait jugé bon de le gratifier. Depuis quelque temps, il se plaisait à parer des titres les plus divers les membres de sa cour. Quand il n'introduisait pas le menu peuple à la cour en le parant des titres les plus divers.
« -Ne prenez pas ombrage de ce délai, conseilla le chambellan en chef. Le Père de toute chose ne s'est pas encore remis de ses épreuves. Mieux vaut qu'il soit reposé et pleinement attentif pour entendre ce que vous avez à dire. »
Le messager acquiesça. Il savait que le destin avait cruellement frappé son souverain en lui infligeant, en plus de la guerre, la perte de son épouse bien-aimée et de l'un de ses fils. Malgré sa puissance divine, le temps faisait lui aussi son oeuvre, et le corps du roi, comme son esprit, étaient lents à guérir.
« -Il ne vous rappellera pas avant demain, au plus tôt, poursuivait le chambellan. En attendant, venez donc vous distraire. Les comédiens répètent une nouvelle pantomime dans le jardin du Couchant, et le roi a dit que, s'ils étaient mauvais, on pouvait leur jeter des noix ! »
Le courtisan éclata d'un rire ravi. Le messager, lui, se retint de lever les yeux au ciel. C'était donc vrai, ce qu'on racontait : le Père de toute chose passait désormais plus de temps en spectacles et banquets qu'à rendre la justice ou à administrer les neuf royaumes. L'âge l'avait-il si cruellement atteint qu'il ne savait plus où était son devoir, ou avait perdu la force et la volonté de l'accomplir ?
« -Ne faites pas cette tête, dit le chambellan en lui tapotant gentiment l'épaule. On va le régler, le problème de Gundersheim. La situation ne peut pas être si grave, n'est-ce pas ? »
Le messager en convint. L'instabilité politique parmi les Trolls de Gundersheim laissait présager l'avènement prochain d'un tyran. C'était bien moins grave que ce qui se passait sur Asgard si, comme il le soupçonnait à présent, le Père de toute chose avait perdu la raison.
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Une fois arrivé dans ses appartements, le souverain congédia sa garde puis ferma soigneusement les portes. Assuré de ne pas être dérangé, Odin se planta ensuite devant le miroir avec un soupir de soulagement. Enfin, Odin...
Jeune, svelte et plein de prestance ; une chevelure noire et brillante – un peu grasse, prétendait son frère, pure médisance de sa part ; les yeux d'un bleu glacier que sa mère aimait tant ; et un teint pâle comme les neiges de Jötunheim : l'homme qui lui faisait face dans le miroir n'avait plus rien de commun avec celui qui se disait le père de toute chose, mais n'était pas le sien.
« -C'est bon d'avoir à nouveau deux yeux », constata Loki avec satisfaction.
Odin avait donné l'un des siens pour acquérir la sagesse, ce qui ne l'avait pas empêché de commettre toutes sortes d'erreurs, comme se retirer de Midgard et des autres royaumes pour les laisser se gouverner à leur guise – on voyait ce que ça avait donné ! Cacher à Loki la vérité sur sa naissance, une autre belle erreur. Engendrer Thor. Malgré sa sagesse si chèrement gagnée, Odin avait été incapable de prévoir les manigances de Loki. Il n'avait pas pu empêcher les Elfes noirs de s'introduire jusque dans le palais et de tuer sa reine. Pas davantage il n'avait vu venir le dernier coup du sort par lequel, prétendument mort en héros et profitant de ce que son frère s'amusait à sauver le monde une fois de plus, Loki était revenu prendre la place d'Odin sur le trône sans que personne, pas même Thor, ne se doute de rien. Au moins Thor, lui, n'avait-il jamais prétendu être sage.
S'étirant d'aise, Loki se laissa tomber sur le grand lit du roi sans prendre la peine de retirer ses bottes. C'est vrai qu'il était fatigué. Fatigué d'entendre les intendants, les messagers et les ambassadeurs se plaindre que ça n'allait pas, qu'ils manquaient d'ouvriers pour renforcer les murs des frontières ici, ou de soldats pour contenir les envahisseurs là, et que l'univers avait besoin d'Asgard, et qu'il fallait qu'il intervienne, et ci, et ça, bla bla bla... Toujours des problèmes. Odin – le vrai – avait beau s'être retiré des affaires des autres royaumes il y avait plusieurs siècles, il continuait à garder l'œil dessus – c'était le cas de le dire, songea Loki avec un sourire – pour en maintenir l'équilibre général. Repousser les Géants des glaces et les Elfes noirs constituait l'essentiel du travail, ainsi qu'empêcher les potentats locaux de devenir puissants au point d'inquiéter leurs voisins. Voilà pourquoi l'intendant de Gundersheim, Asgardien infiltré là-bas sur ordre d'Odin pour y être – Loki sourit à nouveau – ses yeux et ses oreilles, lui avait dépêché un messager. La tyrannie était réputée mauvaise pour l'équilibre de l'arbre-monde, sauf quand c'était Odin lui-même qui l'exerçait. Le Père de toute chose, dont la sagesse proverbiale ne saurait être remise en doute...
En vérité, certains avaient fini par avoir des soupçons. Heimdall, pour commencer. Les yeux d'or du Gardien ne pouvaient percer son déguisement, Loki en était certain ; mais il n'était pas idiot. Le deuil seul ne pouvait expliquer qu'Odin se désintéresse du sort des autres royaumes tout en acceptant la renonciation de Thor au trône. Le chagrin seul ne pouvait expliquer que, pour ériger la gigantesque statue qui ornait désormais le port d'Asgard, le Père de toute chose ait fait fondre jusqu'aux lances de ses guerriers. Loki le reconnaissait, il y était allé un peu fort en s'offrant cet hommage posthume. D'ailleurs, Heimdall le lui avait fait sentir.
« -Loki, le sauveur d'Asgard, avait-il sobrement commenté devant la statue achevée. Vous réécrivez l'histoire. »
Sous le visage d'Odin, Loki s'était tu ; mais il n'avait pas aimé le regard perçant que lui jetait le Gardien aux yeux d'or.
Depuis, les guerriers avaient reçu de nouvelles lances. Le nom de Loki était honoré, le récit de sa mort héroïque faisait pleurer les jeunes filles et rêver les petits garçons. Heimdall, lui... Il avait trahi Asgard et son roi en abandonnant son poste et en prenant la fuite ; à moins qu'il ne se soit enfui parce qu'on l'accusait de trahison. Personne ne savait plus très bien ce qu'il en était. Loki avait toujours été doué pour embrouiller l'esprit des gens, surtout celui des gens simples. C'est pourquoi il avait toujours pu berner Thor si aisément...
Le réseau des espions d'Odin dans les territoires de l'arbre-monde – ces enquiquineurs d'intendants – avait bien remarqué que les priorités de leur maître avait changé. Ils continuaient pourtant à lui envoyer des messages alarmistes, espérant que le Père de toute chose finirait par se reprendre. Et de fait, Loki avait l'intention de se mettre aux affaires. Il avait toutes les qualités requises pour faire un bon souverain, il en avait toujours été convaincu – il serait bien meilleur que Thor, en tout cas. Il voulait être un bon roi pour ses sujets, sincèrement. Mais d'abord, il avait le droit de profiter un peu de son nouveau statut, non ? Comme Heimdall, Thor aurait sans doute fini par se douter de quelque chose, mais Thor n'était pas là : à peine fini une aventure, il était reparti pour une autre, avec la bénédiction de son souverain. Trop heureux de se mêler des affaires de Midgard. À cette heure, il devait être en train de disputer un concours de claques avec cet horrible monstre vert ou d'exhiber sa musculature pour faire tomber les mortelles en pâmoison – écœurant, dans tous les cas. Quant à ses imbéciles d'amis asgardiens, jamais ils n'avaient moins songé à se plaindre du règne d'Odin que depuis qu'il les avait couverts d'honneurs en récompense de leur bravoure et de leur loyauté. Fandral, le bellâtre blond, s'était retiré à la campagne pour composer une épopée relatant leurs exploits ; Hogun, la brute épaisse, entraînait les gardes royaux et ne se mêlait pas de politique ; et la seule préoccupation de cet estomac sur pattes de Volstagg se résumait en un mot : manger. Sif assurait la protection de l'ambassadeur d'Asgard sur Vanaheim, son farouche cœur de guerrière encore meurtri de s'être fait voler par une mortelle l'amour du puissant Thor. Aucun danger à craindre du côté de ces quatre-là.
Les rayons du soleil tombaient en oblique sur le lit : il se faisait tard. Les cuisines devaient s'activer à l'approche du banquet du soir. Ce serait une belle fête. Il y aurait des jongleurs, des danseuses et un concours de poésie. Une chorale d'enfants chanterait d'anciennes ballades à la gloire des héros de jadis : Sigurd, Arngrim, les légendaires Valkyries, Aldrif la brillante, tuée par les Anges du dixième royaume... Après quoi, par nostalgie, la cour tout entière se noierait dans l'hydromel, à l'exception de Volstagg qui en profiterait pour terminer les assiettes de ses voisins, et de Loki qui n'aimait guère s'enivrer. Il ferait discrètement le tour des convives pendant que Volstagg s'empiffrerait de gâteaux, recueillant les confidences avinées de ceux que la boisson des dieux rendait tristes ou trop confiants. Il possédait à la perfection l'art de découvrir les secrets. La plupart du temps, il ne s'agissait que d'adultère, de tricherie aux cartes ou de petits mensonges – unetelle avait deux cents ans de plus que ce qu'elle prétendait, untel portait une perruque – mais il apprenait parfois des choses intéressantes. Qui jalousait qui, par exemple, et complotait sa perte ; qui était prêt à tout pour gagner la faveur du roi ; qui profitait de son rang pour nuire aux autres ; qui rêvait de richesse, de pouvoir, de gloire, de conquêtes amoureuses... Toutes informations qui pouvaient se révéler utiles. Le lendemain, ceux qu'il aurait ainsi questionnés oublieraient leur confession ou croiraient avoir rêvé. L'hydromel avait cet effet, surtout quand Loki y versait une certaine poudre de sa composition, qui déliait les langues et embrouillait l'esprit.
Un coup de gong résonna soudain, répercuté par toutes les parois d'airain du palais : il était l'heure de s'habiller pour le dîner. Plus tôt dans la journée, Loki avait préparé la cape de fourrure et le massif collier d'or qu'il comptait porter au banquet. Il ne s'apprêtait ainsi que pour les grandes occasions, et c'en était une, même si personne à part lui ne le savait. Aujourd'hui était l'anniversaire du jour où il s'était débarrassé du vieil Odin pour prendre son trône.
Une fois vêtu, Loki vérifia son reflet dans le miroir. La cape tombait avantageusement sur ses épaules, le bandeau recouvrait son œil mort de façon à ne pas effrayer les enfants – quelle bonne idée ç'aurait été, pourtant ! Chevelure blanche abondante et bien coiffée, barbe soigneusement taillée : le dieu borgne avait fière allure malgré son grand âge. Mais Loki ne pouvait se tromper lui-même : il voyait son propre visage sous celui, impassible, d'Odin ; et son visage était... Fatigué ? Non, s'étendre lui avait fait du bien. Boudeur ? Thor parti, qu'est-ce qui aurait bien pu le contrarier ? Triste ?
Il s'était senti triste à la mort de Frigga, bien sûr. Et avant cela, quand il avait compris que Frigga et Odin lui avaient menti ; à l'époque, c'est vrai, il avait été blessé de découvrir qu'il était issu d'un peuple ennemi d'Asgard, et que ses parents adoptifs l'avaient toujours su. Il avait été meurtri, aussi, par le constat que Thor, en dépit de ses nombreux défauts, son arrogance, son impétuosité, son indiscipline et son manque de discernement, serait toujours le préféré d'Odin. C'était injuste. Loki méritait le trône bien plus que lui, c'est pourquoi il avait eu raison de faire ce qu'il avait fait. Même s'il lui avait fallu tricher et mentir : cela prouvait que son désir de régner sur Asgard n'était pas un simple caprice. Et puis, en tant que dieu du mensonge, n'était-il pas en droit d'utiliser les armes que le destin lui avait données ? Maintenant qu'il avait pris sa revanche sur le sort qui l'avait fait naître parmi les Géants des glaces, et sur tous ceux qui l'estimaient indigne de la succession d'Asgard, il avait toutes les raisons d'être heureux. Le peuple révérait Loki le Sauveur et acclamait son roi qui lui offrait régulièrement des fêtes somptueuses ; le véritable Odin n'avait jamais été aussi populaire. Qu'importait ce qui se passait à Gundersheim, sur Midgard ou ailleurs ? Asgard était tout ce qui comptait ; et Asgard était à lui.
Une ride profonde se creusa entre les sourcils du dieu borgne. Un an déjà ? Le temps passait si vite. Il avait fait ce qu'il devait faire. Le Père de toute chose était vieux et usé, il avait perdu sa puissance d'autrefois, celle qui avait bâti la grandeur d'Asgard. Il ne pouvait plus régner. Mais, après tout ce qui s'était passé, Odin n'aurait jamais cédé le trône à Loki, même après que Thor y avait renoncé. Loki n'avait pas eu le choix.
Dans le miroir, le vieux roi le regardait avec reproche. Il savait pourquoi. Il n'avait pas été un bon fils ; pas aussi bon qu'il le prétendait, en tout cas. Il devait se reprendre. Ça ne l'enchantait guère, mais il avait assez laissé traîner les choses. Il ne pouvait rien faire ce soir, alors que sa présence était attendue au banquet ; mais demain, il trouverait un moyen de s'éclipser d'Asgard sans mettre toute la cour en émoi.
Demain, il irait voir son père.
