Une autre histoire

New Jersey, 2009

Lorsqu'elle pénétra dans son bureau plongé dans la pénombre, elle ne put s'empêcher de retenir sa respiration. Ce calme refuge, qu'elle avait pour un temps abandonné à une entreprise de décoration intérieure, allait-il lui paraître familier ? Se sentirait-elle, tout comme avant, accueillie chaleureusement par ces murs qu'un étranger avait profané ? Poussant un soupir de fatigue, elle appuya sur l'interrupteur et apprécia le travail réalisé par les professionnels qu'elle avait payés une petite fortune. Et c'est immédiatement qu'elle le vit. Il trônait au milieu de la pièce comme un immense éclat de rire provocateur, un appel impudique aux souvenirs enfouis depuis tant d'années...

Michigan, 1985

Je suis un bureau. Quatre pieds. En bois massif. Un joli bois acajou, légèrement entaillé par endroits, par quelque paire de ciseaux agressive, par des mines de crayons irrespectueuses. Mais j'ai tout de même une sacrée belle allure, du moins, c'est ce qu'ils disent. Enfin, ce qu'elle a tout de suite dit. Et j'ai su immédiatement qu'avec elle, ce serait une autre histoire. Qu'elle était différente. Ce sont ses caresses qui me l'ont d'abord fait comprendre. Ses mains, petites et douces, ses doigts délicats, qu'elle passe et repasse sur mes flancs. Il y a du respect dans ces mains-là. Avec elle, c'est une compagnie de chaque instant. Presque religieusement, chaque soir, pendant des heures, elle prend place devant moi, et, sans parler, elle pose doucement ses coudes contre moi, l'un de ses avant-bras. Je me laisse alors bercer par le bruit toujours harmonieux de son stylo qui résonne en moi comme un tendre chant d'amitié.

Mais un jour quelqu'un est venu abîmer ce silencieux rituel établi entre nous.

Il y avait toujours le respect de ses caresses, la tendresse de ses soupirs, poussés au-dessus de moi, dans le halo de la lampe fatiguée de veiller au creux des nuits. Et pourtant quelque chose avait changé. Elle retardait le moment où, soumise, elle venait prendre place devant moi. Elle ne posait plus les coudes contre moi, seulement cet avant-bras, distant et nonchalant. Et puis son calme silence était percé de rêveries distraites, de soupirs plus profonds.

Un soir, elle ne s'est pas montrée.

Je n'ai entendu que le bruit étouffé d'une porte qu'on ouvre, des heures plus tard, et je l'ai vu alors, les yeux cernés de fatigue, dans le jour qui se levait, les pieds nus, ses chaussures hautes à la main, le chemisier froissé. Et pourtant, malgré le désordre de sa tenue, il y avait dans son regard, qui ne se portait plus sur moi, une lueur étrange, brillante, nouvelle.

J'étais désormais privé de son toucher si rassurant.

Un soir, enfin, il est venu. La porte avait été poussée plus brusquement qu'à l'accoutumée, et ils étaient entrés, accrochés l'un à l'autre. Il était plus grand qu'elle, bien plus grand. Plus vieux aussi peut-être. C'était lui qu'elle caressait de ses mains petites et douces, de ses doigts délicats et fins, et j'ai su alors avec certitude qu'il était la raison de son regard allumé, de son chemisier froissé, de ses pieds fatigués et de ses yeux battus. Il brisait le silence sacré de la minuscule chambre, murmurant des choses qu'elle semblait chérir, des mots que je n'entendais pas, déposés dans le creux de son oreille à elle, comme interdits à toute profanation extérieure.

Et c'est alors que j'ai pu, enfin, retrouver le doux contact de sa peau. Connaître, aussi, la peau de l'autre, lorsque leurs deux corps choisirent ma surface polie pour s'accueillir.

Et là, a retenti en moi, et pour toujours, le long vibrato de leurs peaux désespérément unies.

Depuis cette nuit-là, plus jamais je n'ai entendu les mains de Lisa chanter.