« Alors, à quoi ressemble la vie d'un King ?
-A une vie de rêve, » répondis-je en souriant.
Je vis un sourire amusé apparaître sur les lèvres de Vera alors que son fils commençait à gesticuler dangereusement sur ses genoux.
« Oh ! Attends, c'est l'heure du repas. Monsieur est un glouton, je n'ai pas intérêt à trop traîner. »
Elle installa Henry dans son bras et fit tomber la bretelle de sa robe pour offrir son sein gorgé de lait à la bouche affamée de son petit homme. Il s'y agrippa, vorace, et s'apaisa aussitôt. Vera sourit et caressa tendrement les boucles brunes du garçonnet qui n'avait plus rien d'agité. Je la regardais, attendrie par le visage poupin de l'enfant. Je me souvenais de sa naissance avec précision et m'étonnais encore qu'il ait tant grandi en à peine six mois. J'avais eu une révélation en voyant Vera avec lui et pour la première fois de ma vie, j'avais éprouvé de la jalousie, une véritable jalousie. Ce n'était plus qu'un lointain souvenir. Vera leva la tête vers moi :
« Allez, raconte m'en un peu plus. Nous n'avons pas véritablement eu le temps de discuter depuis la naissance de Henry. »
Je souris en l'entendant, me rappelant les raisons de notre éloignement. Vera avait toujours été ma meilleure amie, pour de nombreuses raisons. La première était que nous étions nées dans le même quartier et avions grandi ensemble, fréquentant les mêmes écoles. La seconde, bien moins avouable, était que j'adorais l'image qu'elle m'avait toujours renvoyé de moi-même. Je voyais dans les yeux de chacun que j'étais exceptionnelle et j'aimais ce rôle, celui de la sublime jeune femme qui attirait tous les regards, de convoitise ou de jalousie. Je n'avais jamais envié autre chose qu'une belle tenue et j'aimais que l'on m'admire.
Néanmoins, depuis que Vera s'était mariée et encore plus depuis qu'elle était devenue mère, son regard sur moi avait changé et je l'avais mal toléré. J'avais détesté la voir plus heureuse que moi, dédaigner ma beauté et ma chance pour se complaire dans son bonheur aveugle et me considérer comme si j'avais moins de chance qu'elle. Quant au regard de son mari, qui brillait bien sûr de désir pour moi mais ne trahissait de véritables sentiments que pour Vera, pourtant tellement moins séduisante avec ses cheveux châtains fades et son sourire mal aligné, il m'avait mise en rage. J'aurais été capable de tout pour le séduire et l'arracher à Vera, par simple plaisir de rester la femme la plus désirée de Rochester. J'avais toujours voulu une famille, une maison à tenir, un mari aimant qui me regarderait avec tendresse et m'embrasserait en rentrant du travail. Tout ce que ma meilleure amie avait obtenu.
Maintenant, cela me semblait bien loin et je me trouvais ridicule d'avoir pu envier la vie de Vera. Son mari l'aimait, certes, mais il était loin de mériter mon intérêt avec son regard las et son visage bovin. Pire, il était charpentier et ne lui avait offert qu'une sordide bicoque en centre ville, un endroit que j'avais détesté à la seconde où j'y avais mis les pieds. Rien dont j'aurais pu me satisfaire. Seul Henry, ce bébé magnifique aux boucles brunes et aux fossettes rieuses, me paraissait réellement mériter mon intérêt. Moi, j'avais trouvé l'homme parfait et il s'apprêtait à m'épouser.
Royce King Jr était le plus bel homme que je n'avais jamais vu, magnifique avec ses cheveux encore plus clairs que les miens et ses yeux bleu pâles. Il était grand, sportif, élancé, et issu de la famille la plus riche et influente de l'état. Il allait m'offrir tout ce dont j'avais toujours rêvé, une maison de rêve, une vie confortable et des enfants magnifiques qui joueraient avec Henry et verraient dans ses yeux la même admiration que celle que Vera nourrissait pour moi. Je deviendrais la femme la plus importante de tout Rochester et redeviendrais enviée de tous, y compris de celles qui avaient trouvé l'amour.
Apaisée par mes projets d'avenir et amusée par la jalousie rocambolesque qui m'avait joué des tours ces derniers mois, je pris un grand plaisir à expliquer à Vera comment l'homme que toutes les femmes de la ville désiraient était tombé sous mon charme, celle que tous les hommes de la ville désiraient.
« J'ai rencontré Royce à la banque. J'y ai apporté le déjeuner que mon père avait oublié. Il travaillait dans son service et je l'ai à peine remarqué. Le soir-même, pourtant, il m'a fait livrer un bouquet de roses. J'en reçois un tous les soirs depuis, qu'il fait désormais accompagner de violettes. Il prétend que cela lui rappelle mes yeux. »
Je vis avec satisfaction la jalousie naître dans les yeux de Vera et je me complimentais d'avoir une vie aussi parfaite que la mienne. Sans hésitation, je poursuivis :
« Il a fait sa demande à mon père au bout de deux mois, puis m'a emmenée pique-niquer au bord du lac. C'était très romantique. Il m'a offert une bague de famille. »
L'envie sembla la consumer toute entière alors que je lui tendais la main pour lui révéler le bijou. Un anneau serti de vingt-et-un diamants et de deux émeraudes, si sublime que j'avais failli en tomber à la renverse quand Royce avait ouvert l'écrin sur la couverture qu'il avait étendu dans l'herbe pour notre rendez vous. Je ne m'en séparais désormais plus et l'exhibais fièrement à tous ceux que je croisais. J'allais épouser un King, et même dans les soirées mondaines où il se plaisait à nous montrer, je me sentais une reine.
Vera jeta un coup d'œil attristé à la bague misérable qui lui servait d'alliance mais ravala aussitôt sa frustration pour sourire avec sincérité :
« Tu as tellement de chance. »
J'approuvais de la tête en songeant que ça n'avait rien à voir avec la chance. J'étais née exceptionnelle, voilà la seule vérité. C'était cette beauté qui avait fait celle que j'étais aujourd'hui, qui m'avait apporté tout ce que j'avais jamais souhaité, qui m'avait accordé l'intérêt de l'homme que toutes voulaient pour elle. Je souris à Vera avec une certaine pitié alors qu'elle me regardait, les yeux brillants d'envie :
« Ta robe aussi est merveilleuse. L'un de ses cadeaux ?
-Evidemment, » répondis-je en me levant pour lui laisser l'admirer. « Il me couvre de présents à longueur de semaine. C'est parfaitement normal. Ma tenue se doit d'être à la hauteur du couple que nous sommes. Après tout, nous fréquentons les plus hauts lieux de la ville, désormais. »
Je n'étais pas peu fière de mon nouveau statut social. Royce aimait se montrer avec moi dans les soirées les mieux fréquentées de tout l'état et j'en ressentais une véritable fierté. J'étais enfin la princesse que j'avais toujours été destinée à être et les petits moyens de mes parents, qui dépassaient néanmoins de beaucoup ceux de la plupart, des miséreux que mon père aimait à appeler des fainéants, étaient un lointain souvenir. Non pas que j'eus manqué de quoi que ce soit avant ma rencontre avec Royce King. Mes parents appartenaient aux plus chanceux des gens normaux et nous avions toujours été comblé grâce au poste qu'occupait mon père à la banque possédée par le père de Royce, Royce King Senior, et dont il était si fier. Nous avions une jolie maison, un jardin et même une voiture, mais rien de luxueux. J'étais la seule pour qui l'on n'avait jamais regardé à la dépense, que ce soit pour me couvrir de toilettes somptueuses ou de parfums exotiques. J'étais un trésor et nul ne pouvait l'ignorer, j'étais traitée comme tel. Je connaissais l'admiration et la fierté que mes parents nourrissaient pour moi, j'étais leur favorite.
C'était encore une chose que beaucoup de mes amies m'enviaient. Dans la plupart des familles de notre temps, encore plus celles de notre condition, seuls comptaient les garçons, capables de reprendre l'affaire des parents et de ramener de l'argent au foyer. C'était ce qui avait poussé Vera à se marier si tôt, bien qu'elle eut trouvé un mari qu'elle aimait, un mari parfaitement à sa hauteur. Ce n'était en rien mon cas. J'avais toujours eu une place privilégiée dans le cœur de mes parents et j'étais bien plus choyée que mes deux frères cadets. J'étais un joyau et jamais mes parents n'auraient eu l'idée de me priver de quoi que ce soit. Aujourd'hui, je les récompensais en épousant un King. J'allais vivre un rêve, mais l'honneur qui me revenait de droit d'entrer parmi les plus importantes gens de la région rejaillirait forcément sur les membres de ma famille. Mon père en espérait une promotion. Royce King Senior n'aurait jamais toléré que le père de sa belle-fille ne soit qu'un simple employé, tout comme Royce n'aurait jamais accepté que sa belle-famille ne fasse nul envieux.
Je me satisfaisais de voir l'admiration renaître dans les yeux de ma meilleure amie alors que je tournais sur moi même, faisant voler les pans de ma robe blanche et mes cheveux blonds devant ses yeux. Je sentis l'odeur des roses de Royce s'échapper de l'étoffe et je me sentis comme une reine malgré le taudis où je m'étais rendue en vue de rendre visite à Vera. Elle me regardait avec émerveillement :
« La noce est donc en vue ?
-Bien sûr ! Elle aura lieu la semaine prochaine. Nous avons projeté une noce de grande beauté, dans le jardin de l'église. Ma robe est déjà prête, » lui confiais-je avec excitation. « Elle est magnifique, bien plus belle que celle que portait Judith Grayson à son mariage. Elle sera morte de jalousie, mais sa robe de demoiselle d'honneur est tout à fait à la hauteur de sa condition. »
Je remarquai que Vera s'était vexée de mes paroles et m'en étonnais. Elle devrait pourtant être ravie de savoir que mes noces allaient ridiculiser la noce de Judith Grayson, qui avait tant tenté de nous faire enragé lorsqu'elle avait épousé un médecin. Je compris rapidement que sa réaction n'était pas dû à l'humiliation que nous allions asséner à Judith mais plutôt au fait que j'avais choisi une fille que j'avais toujours détesté comme demoiselle d'honneur alors que je ne lui en avais pas fait la proposition. Je me mordillais la lèvre de gêne. Comment lui avouer que rien en elle, que ce soit ses tenues bon marché, ses cheveux en désordre ou son époux sans manière n'était désirable à mon mariage ? Je me contentais de me réfugier derrière une vérité qui, à défaut d'être complète, était pour le moins indiscutable :
« Je sais que tu aurais voulu être l'une de mes demoiselles d'honneur mais tu sais, les King ont un regard très critique sur la liste des invités. Ils ont dépensé une fortune pour cette noce et pour la réception qui suivra dans le manoir des King – ma future demeure, tu imagines ? Je suis désolée, mais ils ont tenu à ce que tous nos invités de premiers plans, et en particulier les témoins et les demoiselles d'honneur, soient membres de leur communauté. Mes autres demoiselles d'honneur sont des cousines de Royce et il a choisi John Hedelberg, un héritier d'Atlanta, comme témoin. »
Vera fut attristée de n'être pas considérée comme un membre suffisamment important de la communauté pour être désirable à la noce de la décennie, mais elle comprenait parfaitement. Les règles sociales étaient aussi strictes qu'incontournables et en épousant son charpentier, elle avait fait une croix sur les hautes sphères de notre communauté. Avec peine, elle réalisa que lorsque j'aurais épousé Royce, elle n'aurait plus dans ma vie que le statut d'amie d'enfance qui avait eu moins de chance. Elle n'avait pas encore compris que c'était ce qu'elle avait toujours été.
Je fus prise en pitié en voyant sa tristesse et murmurais dans un acte de générosité :
« Cela ne signifie pas que tu ne pourras pas être là. Il y aura des places au fond de l'église, pour les curieux. Je m'arrangerais pour t'y garder une place. »
Je crus lui avoir fait le plus beau des cadeaux tant la nouvelle illumina son visage et je souriais de ma bonté. Pauvre Vera.
Henry avait fini de téter et s'était endormi dans les bras de sa mère. Celle-ci réajusta sa robe et me sourit avec empressement :
« Je vais aller le coucher. C'est tellement rare qu'il dorme, je me dois d'en profiter pour m'occuper un peu de la maison. Depuis qu'il est né, j'ai du mal à remplir mes devoirs de ménagère. »
Je me retenais de lui faire remarquer que je l'avais noté et me contentais de lui sourire avec un certain enthousiasme :
« Tu me laisserais le prendre ? »
Elle me regarda avec émerveillement et s'empressa de me tendre son fils :
« Bien sûr ! »
Je souris. Probablement espérait-elle que je m'attache assez à l'enfant pour lui faire profiter de la bonne fortune qui me caractérisait, celle qui connaîtrait son apogée après mes noces. Je représentais pour elle une sorte de bonne fée et en regardant les boucles brunes qui roulaient sur le visage apaisé du bébé, je me dis que je souhaiterais effectivement couvrir cet enfant de cadeaux. J'avais toujours eu le désir d'être mère; mais la naissance de Henry avait fait passer ce souhait de simple idée à projet. Il y avait quelque chose de magnifique chez cet enfant, quelque chose qui me faisait me sentir minuscule et qui me poussait à l'aimer de toutes mes forces. Si Royce me le permettait, si cela n'entachait pas notre position sociale, alors j'aurais grande joie de m'occuper de cet enfant comme s'il avait été mon filleul.
Je prenais le petit corps détendu dans mes bras et soupesait son poids. Un bel enfant. Sans se réveiller, il se blottit contre mon sein et je sentis mon cœur fondre de bonheur, à deux doigts de ressentir à nouveau cette jalousie qui m'avait tant perturbée quelques mois plus tôt. Grâce à Dieu, j'aurais bientôt mes propres enfants, des enfants blonds et bien plus beaux que la merveille que j'étreignais à cet instant. Rien ne me pressait plus et j'étais persuadée que tous les King seraient ravis que j'offre rapidement et de bon cœur des héritiers à l'empire qu'ils avaient bâti. Le désir de devenir mère me pressait plus encore que toutes les noces, les soirées mondaines et les robes de bal du monde.
J'avais couché Henry dans le berceau que son père avait fabriqué et bien que le goût ne soit pas la première qualité de cet homme, je vis tant d'amour dans ce travail que j'en fus émue. Je me promis de lui demander de créer le même pour mes futurs enfants en échange d'une toilette qui me serait devenue accessoire mais qui aurait rendu Vera folle de joie. Je me faisais un plaisir de faire cela pour eux. Vera avait toujours été dans mon ombre mais s'en était toujours satisfaite, car être dans mon ombre était toujours une position plus enviable que celle dans laquelle elle aurait été si elle s'était exposée seule au monde.
Le mari de Vera était rentré à la maison alors que sa femme et moi admirions leur merveille dormir. J'avais discuté avec lui quelques minutes par marque de politesse, juste suffisamment longtemps pour que je réalise une nouvelle fois à quel point j'avais été stupide d'avoir envié Vera. Cet homme était aussi rustre que laid et j'aurais mal supporté d'avoir à l'épouser, même s'il m'avait fait les plus beaux enfants du monde. De toutes façons, j'allais épouser un homme sublime qui m'offrirait la descendance la plus extraordinaire sans que j'aie à supporter son manque de correction.
Henry venait de se réveiller à nouveau quand je me décidai à partir, ravie d'avoir pu passer cette après midi en compagnie de celle qui était encore, jusqu'à ma noce tout du moins, ma meilleure amie. Je m'étais toujours sentie mieux à sa présence, et même sans l'admiration qu'elle me portait, je me sentais à place à ses côtés. Nous nous étions toujours soutenues à l'époque où nos vies étaient liées et malgré la répulsion que m'inspirait son existence dans cette bicoque, je me promis à moi même de rester en contact avec elle.
Vera et son mari me raccompagnèrent ensemble à la porte. Elle portait Henry, à nouveau plein d'énergie, dans les bras et je m'émerveillais une dernière fois de l'enfant quand je surpris un baiser tendrement déposé sur la joue de Vera par le charpentier. Un baiser teinté d'un amour qui me frappa à l'âme, m'alertant sur la façon différente qu'avait Royce de m'embrasser. Je chassais l'idée aussitôt, surprise par tant de bêtise. Royce était mon prince et j'allais devenir sa reine, l'épouse de l'homme le plus désiré et le plus important de tout Rochester. Je saluais avec sollicitude Vera et son époux, les remerciant avec sincérité de m'avoir accueillie pour la journée et retenant précautionneusement mes remarques sur l'état lamentable de leur foyer. Ils étaient pauvres et peu éduqués, mais ils étaient de braves gens et je leur portais une véritable et sincère amitié malgré le fossé social qui n'allait pas tarder à nous séparer.
Lorsqu'ils fermèrent la porte sur moi, je me sentis étrangement seule. Malgré la sordidité de leur maison et le peu de moyens financiers qu'ils possédaient, ils vivaient une vie que je rapprochais du bonheur. Ils étaient ensemble et ils s'aimaient, tant qu'il m'avait à peine regardé. Ils avaient fermé leur porte miteuse contre le monde extérieur, se protégeant de tous les malheurs qui courraient pour rester dans le cadre le plus sain et sécurisant qu'il m'eut été donné de connaître pour l'avoir observé, celui de l'amour sincère. Et moi, seule dans la rue, je me sentis abandonnée. Je m'empressais de prendre la direction de la maison et chassais mes idées noires en songeant à la robe de mariée arrivée trois jours plus tôt chez moi. Elle était sublime, largement à ma hauteur. Bientôt, j'aurais épousé Royce et j'aurais une porte à opposer au monde, un amour sincère et véritable où me réfugier et trouver le bonheur que j'avais toujours espéré dans ma vie parfaite mais terriblement fade.
Je remarquai que les rues étaient sombres. Les réverbères avaient déjà été éteints, signe qu'il était bien plus tard que j'avais pu le croire. Le froid me mordait les joues et l'appelait à mes joues. C'était inhabituel pour cette fin du mois d'avril et cela m'inquiétait beaucoup. La cérémonie était organisée pour la semaine suivante et tout avait été pensé pour se dérouler à l'extérieur, dans le jardin de l'église sublimé pour l'occasion. Je n'aurais pas aimé avoir à le rapatrier à l'intérieur, sous les lourdes voûtes d'une église trop sombre à mon goût pour un tel événement. Cette idée m'arracha une grimace, mais je me rassurai. J'étais Rosalie Liliane Hale et j'allais épouser Royce King Junior. Rien, pas même la météo, n'était en mesure de gâcher mon mariage.
Je m'empressais de rejoindre la maison, peu rassurée d'être seule dehors à une telle heure. Je n'étais pas de ces filles là et je songeais que j'aurais peut être mieux fait d'appeler mon père pour qu'il vienne me chercher. Il l'aurait bien sûr fait sans discuter, n'aurait même pas pensé à me reprocher mon retard ou ma journée dépensée inutilement avec une femme de charpentier tant il était heureux de mes épousailles prochaines. Mais la distance qui séparait ma maison de celle de Vera était à peine de quelques rues et cela m'avait semblé sot alors que j'étais encore dans l'ambiance chaleureuse de la cahute sordide.
J'étais à quelques rues de chez moi quand tout à coup, je les entendis. Leurs voix me figèrent sur place et je levais les yeux pour découvrir à quelques mètres de moi un groupe d'hommes attroupés autour d'un lampadaire brisé. Ils étaient cinq, jeunes et visiblement ivres. Je ne me demandais plus si j'aurais dû appeler mon père, je regrettais désormais de ne pas l'avoir fait. J'hésitais à prendre un autre chemin pour les éviter, quitte à rester dans le froid plus longtemps, quand j'entendis tout à coup l'un d'entre eux me héler :
« Rose ! »
Ses camarades rirent stupidement mais je me figeai en reconnaissant mon nom. Certes, tout le monde ici savait qui j'étais, mais qui aurait le culot de m'interpeller par mon prénom alors qu'il se trouvait dans un tel état ? Je plissais les yeux et remarquais que ces ivrognes, que j'avais pris pour des petites gens contraintes de se réchauffer au vin, étaient en fait bien vêtus. Je reconnus avec hébétement Royce et quelques uns de ses riches amis qui avaient fait le déplacement pour la noce.
« Voilà ma Rose ! » brailla mon futur époux, s'esclaffant avec la bande.
Ils avaient tous l'air incroyablement idiots, celui que j'admirais tant tout autant que ses camarades alcooliques.
« Tu es dehors bien tard, » reprit-il la voix chevrotante d'alcool. « Tu nous as fait attendre si longtemps que nous sommes transis. »
M'avaient-ils réellement attendus ou bien avait-il dit cela sous l'effet du vin ? Je compris que notre rencontre n'avait rien de fortuite et un frisson me parcouru l'échine. Je n'avais jamais vu Royce boire, hormis quelques petits verres en soirée, rien de plus. Il m'avait avoué, peu de temps après notre rencontre, ne pas aimer le champagne. Je n'avais pas compris, alors, qu'il préférait les alcools plus forts. Ils s'étaient approchés et je les observais, hébétée. J'avais vu deux d'entre eux chez les King au court de la semaine passée, présents pour les préparatifs de la noce. Je tentais de me rappeler leurs noms. Robert et Lloyd, supposai-je bien que je ne pus en être certaine. Les deux autres m'étaient inconnus.
Ce fut vers l'un de ceux que je n'avais jamais vu que Royce se tourna après m'avoir saisi par le bras pour m'attirer vers lui :
« Qu'est-ce que je te disais, John ? » croassa-t-il. « N'est-elle pas plus mignonne que toutes tes fleurs de Géorgie ? »
Etait-ce donc le fameux John Hedelberg, venu de Atlanta pour servir de témoin à mon fiancé ? Je l'avais imaginé raffiné, mais à cette heure, aviné comme il l'était, il me parut vulgaire avec sa peau mate, ses cheveux bruns et ses yeux noirs que je jugeais aussitôt malsains. Il m'observa des pieds à la tête et j'eus la terrible impression d'être une jument inspectée par un maquignon.
« Difficile de juger, » répondit-il d'une voix qui m'arracha un frisson. « On ne voit rien sous ces fanfreluches. »
Ils rirent à la remarque, Royce inclus. J'en étais hébétée et terriblement vexée. De quoi parlait-on, comment me traitait-on ? J'étais si terrifiée par leur attitude subitement hostile que je ne parvenais pas à croire à la véracité de la scène. Où était passé le Royce si respecté que j'avais connu, celui qui prenait grand soin à tous ses propos ? Qui pouvaient être ces hommes sensés représenter les plus hautes sphères de la société ? Et surtout, que voulaient-ils ? Je me sentais humiliée d'être traitée comme un morceau de viande, mais je savais que ces injures avaient une toute autre signification, bien plus perverse, que je percevais sans la comprendre encore. Je me repliais sur moi même et refermai les bras sur ma robe. Je m'étais toujours appliquée à ne pas grimacer pour éviter les rides, mais cette fois, la crainte sourde qui commençait à naître en moi m'avait même fait oublier ces principes rabâchés par ma mère depuis ma plus tendre enfance. Je serrai les épaules et tentais de me soustraire à Royce pour les abandonner là et rentrer au plus vite chez moi, où je souhaitais m'empresser d'oublier cette histoire pour rejoindre la noce dont j'avais toujours rêvé.
Soudain, Royce m'arracha ma veste, un cadeau de lui, avec tant de brutalité qu'il en arracha les boutons. Je criais alors que les boutons percutaient le sol dans un carillonnement. La peur muette que j'avais ressentie jusque là se transforma en véritable panique et je tentais d'échapper aux mains entreprenantes de mon fiancé, mais celui-ci me tenait fermement et j'étais loin d'être capable de lui résister, à lui comme à n'importe quel homme. J'étais Rosalie Hale, je n'avais jamais eu à me battre avec qui que ce soit ! Je commençais à me débattre en criant, et l'affolement qui gagnait chaque parcelle de mon corps commençait déjà à m'arracher des larmes. Il n'avait même pas l'air d'avoir à faire un effort pour réussir à me maintenir captive de son étreinte.
« Montre-lui donc tes attributs ! » s'exclama-t-il, hilare, en me retirant mon chapeau cette fois.
Les épingles qui maintenaient ma coiffure suivirent mon cap et m'arrachèrent des cheveux, et je poussais un hurlement de souffrance amplifié par la panique. Ils rirent et je remarquai avec horreur que cela semblait les amuser. Ma souffrance.
