Finalement, après réflexion ce texte que j'avais d'abord mis dans mon recueil de vignette ne correspond au concept de base de ce dernier. Etant un texte plus long, il « mérite » son individualité.

Je ne suis pas encore certain du nombre de partie, mais ça ne devrait pas excéder cinq chapitres.

En espérant satisfaire votre envi de lecture.

Bien à vous.


Orpheus Variations : Dementia Orchestra (Partie I)

Les crépitements d'un vieux tourne-disque bruissaient comme un paysage d'été et sa fanfare de grillon. Ils emplissaient la pièce d'une chaleur impalpable. Feu dansant, feu follet aux rythmes de cette machine d'une autre époque. A grand renfort de contraste et de nuance la mélodie inscrite dans les rainures du disque était pareille à une pluie d'automne, triste et monotone. Mélopée de larme. Envolé dans de sinistres forêts. Aux contes de fée.

Des murs bandés de rouge obscurcissait la chambre, cette boîte à musique. Une lampe de chevet, distraitement posé sur une commode en bois massif, diffusait sa lumière jaune de vieux papier à lettre. Sur le carrelage noir et blanc sillait le reflet de cette bougie moderne. Non loin, sur la même commode, dans un plat verni, aussi sombre que du sang coagulé, séchait une composition florale autour d'un sablier ouvragé égrainant son sable lentement. (1) La chambre prenait l'allure d'un timide incendie orchestré des strates instrumentales d'une dramatique pièce baroque. Dressé là comme un cadavre bombé, un fauteuil de cuire sombre, sur-brillant, mettait la mort en évidence. Et là bas, le bout de la queue d'un piano dépassait des rouges tentures, son corps africain resplendissait derrière sa toge, le sourire large et d'un blanc impeccable; seul quelque caris venaient trouer la silhouette potelé de cette bien belle femme.

Mes pas me guidaient vers ce piano, sur sa peau d'enclume une bougie se consumait, la cire fondu longeait la hampe de bronze jusqu'à aller se baigner dans la coupelle. Mes doigts longs et pâles glissèrent sur les touches d'ivoire, les enfonçant d'un court millimètre à leurs passages. Je m'assis sur le tabouret d'onyx, ajusta mon vêtement corbeau et resta un instant, immobile, mon regard sur les touches fixé. Mes mains se levèrent haut, comme un salut auquel mes yeux s'inclinaient.

Silence pesant.

Mes doigts tombèrent, poignet d'ossement foutraque, venant percuter les touches du piano. Mes yeux c'étaient ouvert brusquement dans le récital fracassant de mon accord dissonant. Puis, en pianissimo s'étalèrent des notes rapides. La série s'élevait à crescendo jusqu'au prochain coup de marteau. Je réitérais l'action une nouvelle fois avant que mes mains comme une paire d'araignées apeurées, trimballaient leurs pattes partout sur le clavier.

Il venait des moments où mon âme saignait, et tout naturellement, à mes oreilles, résonnait la lointaine Introduction pour piano qu'avait composée mon père pour son Dementia Orchestra. C'était un morceau alliant les tournes du classique et les touches moderniste d'auteur comme Bartök, Satie ou Cage. Harmonieux et dissonant. Et, comme pour renforcer cette sensation acoustique, l'Introduction m'était aussi délectable à jouer qu'elle ne me faisait souffrir dans mon cœur. Genre de Melancholia masochiste qui empruntait mes mains pour exprimer l'art de sa douleur.

Satan, mon père, était un compositeur et un chef d'orchestre de grande renommé, et Dementia Orchestra la pièce maîtresse auquel tout artiste vouait sa vie à ça réalisation. L'Introduction pour piano qui ouvrait son œuvre, était un morceau intense mais nuancé, à chaque minute la tension montait, inévitable. Je me souvenais encore de cette soirée de représentation…


Les cordes de crécelle commencées à crisser derrière le piano. Des cuivres et des vents vrombissaient en tempête. Cette folle décadence rendait le public sourd, aveugle et muet. Un viol artistique. Le symptôme des trois singes (2) nous empoignait à la gorge comme un dernier souffle de vie. Hermétique au monde, la musique nous emprisonnait dans un monde de chao articulé. Les musiciens, sur la scène, se laissaient aller aux milles fourmillements de leurs membres, aux soubresauts de leurs cœurs et aux frissonnements de leurs peaux. Ils faisaient chavirer les spectateurs sur les berges noires et désertes d'une île sans nom, à l'horizon nappé de trouées nuages obscure comme la nuit, longuement coupé du croissant d'un scalpel à la brillance de la lune. De tous leurs êtres, ils laissaient exprimer l'écartèlement d'une cage thoracique, pareil à ce que la terre viendrait soudainement se dérober sous nos pieds en un trou béant, allant tout droit aux Enfers. Vaste gorge rougeoyante laissant tous ses démons venir parasiter l'azur, les yeux vides, comme pétrifiés des poids du péché, de la cruauté de l'âme, de la peur du parjure et de la hantise de la confession.

On sentait cette folie accablante se faufiler sournoisement de nos oreilles, jusqu'à notre cerveau. Du son à l'image. De grande figure démoniaque, peuple de dragon et de gargouille, grouillars (3) des marais et du brouillard venait dégorger de cette bouche, ce portail en liquide rouge. Le déchainement des notes, acculait; un véritable tumulte qui enfermait.

Stade embryonnaire. Créature recroquevillé. La position du fœtus doublé de l'appréhension de la mort immanent à l'adulte. La terrible punition de vivre aux seins de notre péché primordial.

Les musiciens vivaient en syncope, l'écho de leurs poitrines se reflétait à chacun de leurs organes, ils avaient un peu de ces monstres infernaux dans la crispation de leurs gestes, la courbure de leurs membres, la cassure de leurs échines, et le tiraillement chirurgical de leurs peaux ; ils avaient quelque chose qui n'était pas humain. Puis soudain, arriva ce point d'orgue. Coupant net la tension ambiante. La musique se fit alors plus plaintive, engageant au vague à l'âme. Et là, les chœurs montaient, suivit bientôt d'un soliste bassus et une soliste soprano. L'accordement de cet enchevêtrement de voix et de la simple et hypnotique mélodie du piano qui persistait, était parfait.

Enfin, je pus m'extraire de la transe morbide que m'avait imposé le morceau. J'étais essoufflé, pris de vertige dans l'immense salle d'opéra où se tenait le récital. Assis sur un des fauteuils du balcon central, parmi les grandes personnalités, ma place ici n'était due qu'à ma filiation. Je jetai un œil plus bas, une mer de pingouin, dans ce costume quasi similaire au mien. Nous étions tous des clones dans une bulle sociale, notre seule présence donnait l'image de gens mondain et cultivé. L'image, seulement l'image. Je reportais mon attention au balcon où je me tenais. Je fus étonné de voir que mon voisin, un petit blond aux cheveux proprement retenu en queue de cheval, devait avoir le même âge que moi. Son visage était impeccable, ses yeux brillaient aux lustres du plafond d'un vert de bijouterie. Il surprit mon inspection à la dérobé et me sourit poliment. Je ne savais pourquoi, mais je me sentis rougir. De gène ? de honte ? Immédiatement retournant à mon affaire, me concentrant de nouveau sur l'œuvre de mon père.

Le piano en était à émettre une note basse parcimonieusement, pareille au raisonnement d'une cloche. La chorale répandait leurs voix sur quelque phrase savamment répété en decrescendo. Les chants ne devenant que murmures.


Cela faisait un peu moins de deux heures que le Dementia Orchestra avait commencées. Et, malgré tout l'amour que j'avais pour la musique, ou tout le confort de ce fichu fauteuil, je ne pus m'empêcher de céder un soupir lorsque l'entracte vint. Je quittai mon siège, retournant en direction du hall d'entrée pour aller prendre un bon quart d'heure d'air frai avant la reprise.

La nuit était clair. C'était le printemps. Les étoiles se confondaient avec le trafic aérien. Machinalement je sorti une cigarette de la poche intérieure de mon costume. L'allumais et respirais longuement ses vapeurs de nicotine, que je rejetais en une brume blanche et consistante devant moi. Autour, quelque groupe de personne discutait vivement de la première partie de la prestation, une coupe de champagne à la main. Je souriais à toutes ces appréciations face au travail de mon père; même si pour beaucoup ce n'était qu'une blême compréhension de sa musique, et pour d'autre, ce n'était qu'une vague convention hypocrite, afin de faire acte de présence pour un tel évènement. Seulement pour satisfaire leur image de grands messieurs traitant avec de grand nom comme l'était devenu celui de mon père. Je m'assis sur la rambarde du grand escalier de pierre menant au hall. Le regard tourné vers la ville et la route passante, je me débarrassais de ma veste, la faisant pendre à mon épaule, laissant à ma chemise blanche l'immense honneur de respirer l'air nocturne.

- Excuse-moi ?

Je me retournais, c'était mon voisin de balcon, le vent urbain faisait virevolter les quelques cheveux échappés de sa natte. Il était passablement souriant, très droit, c'était un fils de grande famille, sans aucun doute.

- Oui ?

- Tu ne serais pas le fils de Satan ? Damien je crois…

- C'est ça, tu es bien informé. Et toi, t'es qui ?

- Philippe Pirrup. Mon père est un directeur d'entreprise, mais il n'aime pas beaucoup la musique, du coup il m'a envoyé à sa place pour faire bonne figure.

- C'est… Un peu lâche, mais il fait un peu moins preuve d'hypocrisie sur le coup. Et toi, tu aimes la musique au moins ?

- Oui, j'apprécie énormément le travail de Satan.

- C'est rare, surtout chez les adolescents, ce que fait père n'est pas des plus accessible.

- Certainement. A vivre avec un musicien tel que lui tu as dû être poussé à une telle activité toi aussi.

- Oui. Au piano, depuis tout jeune. Au moins j'aime ça. Et, pour satisfaire mon ego de gosse de riche : mon père n'hésite pas à réutiliser mes talents dans ses ouvrages.

- Tu veux dire ?

- J'ai en parti aidé à l'écriture de l'Introduction de Dementia Orchestra.

Philippe sembla impressionné. Satisfait de mon résultat, je lui souriais finement. J'aimais montrer aux enfants de grandes figures qu'ils n'avaient encore rien fait de leurs vies dorées. Même si ce fils d'entrepreneur semblait quelqu'un d'assez amical, il ne devait pas être différent des autres, une lutte pour la supériorité. L'intercommunication est une guerre et il ne faut pas hésiter à se montrer conquérant avant même que les menaces soient lancés. Chacun sa place, la haute n'est pas si différente d'une meute de loup. La hiérarchie était essentiel et malléable, il en fallait peu pour faire tomber l'Alpha de son piédestal. Toujours rester sur ses gardes, n'avoir confiance que lorsqu'on se sait intouchable. Comme un père influant sur son fils de quinze ans, la philosophie de Satan m'avait clairement été inculqué, et maintenant, m'imprégnait comme une seconde peau.

En haut des marches nous entendîmes le signal de la reprise. Je jetai mes yeux de charbon incandescent sur la forêt paisible de mon vis-à-vis, l'incitant à ce joindre à moi. Il y eut alors une seconde de flottement. Il tendit ses mains pâles vers mon col de chemise que j'avais redressé après m'être dévêtu. Il le réajusta sans un mot, lissant les plis du vêtement, et replaçant le nœud de la cravate. Virement de situation… Etait-ce l'assurance de ma souveraineté sur lui ? ou bien la mise en branle de ma place de petit virtuose…

Ses mains étaient tout aussi habiles que les miennes...

Des mains de magicien... Des mains de musicien...

Il m'avait bien eut ce Philippe, il était lui aussi pianiste. Et certainement pas le petit disciple de rien du tout.

C'était un autre de ces petits génies de la note.


(1) Scène traduisant une vanité, soit la finitude de l'homme (propre à l'époque baroque).

(2) Le symptôme des trois singes: image du singe de la sagesse sorti de son contexte. Il traduit normalement la distanciation « Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire » de celui qui suit la maxime, n'arrive que du bien. Ici, les trois singes appel à la privation des sens et à son angoisse.

(3) Grouillar: je pense que c'est un néologisme à partir du mot grouillement, soit des choses ou des personnes gesticulant de manière désordonné.