Quand elle me mirait, la bouche de Maman se tordait bizarrement, les dents crispées sur son rouge à lèvres trop clair. Victoire battait des cils et tendait les siennes, figée dans une parade nuptiale incestueuse. Et Maman riait, emprisonnée dans sa robe de tulle glacée.

Maman marchait sur le désir des hommes, ondoyante, la clavicule en avant. Et Victoire l'imitait, le gosier à découvert. Le rouge à lèvres dépassait de ses lèvres de gamine, Maman l'essuyant dans un geste tendre.

Victoire tentait d'avaler Maman avec ses mots sucrés. Et Papa faisait mine de rien, le menton accroché au plafond alors que Louis dormait contre son flanc, le pouce dans la bouche. Je me cachais derrière la dune de la chaumière aux coquillages, m'enroulant dans ses bras brulants.

Dans sa chambre, coincée dans sa maison de poupée, Victoire s'abimait dans la représentation. Les yeux fichés aux miroirs, elle prenait le thé. Sa main clouée contre la porcelaine blanche, le petit doigt enfoncé dans la hanse de la tasse : elle faisait la conversation avec cette poupée désarticulée qu'elle avait partout balancée. Celle-ci avait les yeux crevés, les jambes fracassées et la bouche éventrée. Victoire s'en moquait, elle restait la plus belle.

Avalant le liquide imaginaire avec délectation, elle faisait la conversation au pantin qui lui servait de dame de compagnie. Celle-ci, bien silencieuse, la laissait déblatérer autant de sottise qu'elle le souhaitait.

Parfois, Maman se prêtait à ce jeu de précieuses ridicules. Elle jouait à l'Anglaise, juste pour voir. Et Victoire applaudissait, l'adoration roulant entre ses dents blanche et dévalant sur sa clavicule maigre, s'accrochant à l'os.

Maman répétait souvent que rien n'était plus beau que la mort nous enroulant de son linceul glacé. Je pensais : le sublime est tragique. Victoire, elle, inventa un nouveau jeu, délaissant le thé qui refroidissait et les petits gâteaux, laissant sa poupée au passé.

Elle inclinait sa nuque et attendait Maman la guillotine. Elle se plaçait devant la mer, la colonne toute recourbée et regardait la marée monter. De sa fenêtre, Maman la dévorait. Et quand l'eau atteignait son cou tout bleu, elle hurlait que c'était l'heure du thé.

En émiettant ses petits gâteaux, encore toute grelotante, Victoire imaginait le sang sur ses nattes blondes, une peau aussi blanche que ses os. Derrière ses paupières, elle se dessinait idole, sublime, auréolée de la grâce divine. Autodafé fané à la beauté.

Alors qu'elle la berçait, Maman laissait ses dents trop droites courir contre sa nuque. Elle faisait tinter ses molaires contre son épiderme. Et Victoire attendait le coup fatal. Maman fichait ses doigts sur ses joues trop pale en riant. Elle lui disait qu'il ne fallait rien dire. Ne rien rien dire.

Et Victoire attendait, les yeux collés sur l'horloge. Les aiguilles gloussaient devant son air impatient. De ma chambre je l'entendais entonner des psaumes. Elle s'adressait à la divine. Le visage écrasé sous mon oreiller, je tentais de me dérober. Elle me faisait peur, coincée dans sa folie. Puis, la voix s'est tue. Je crois que la porte a claqué.

Le lendemain, on a retrouvé Victoire sur le sable, la nuque fracassée. Ses nattes enroulées autours de son cou livide. Elle avait encore ses yeux bleus grands ouverts, Maman la Guillotine a hurlé.

La belle Narcisse s'était noyée.