Il était parti. Et Jack ne savait ni où, ni pourquoi. Il doutait même de son existence à présent que tout était fini. Une grande lumière éblouissante, une sensation de vertige et d'irréalité et il se retrouvait seul sur la piste de danse, des larmes sur les joues, avec l'impression bizarre d'avoir été débarrassé de son âme. Mais pour la première fois de sa jeune vie, il était vivant. Pleinement.
Une fois la vive lumière disparue, Jack, étourdi, ressentit soudain les regards étonnés posés sur lui, planté au milieu de la piste, faisant le salut militaire. Le ridicule de la situation ne parvint pas jusqu'à sa conscience. Il voyait encore la silhouette de l'inconnu s'évanouir dans le néant. Il avait encore le goût du plus beau baiser du monde sur les lèvres et il pouvait encore imaginer contre lui le corps de l'autre pressé contre ses hanches, sa poitrine et les bras réconfortants, amoureux, passés autour de lui.
Il avait fait de cette nuit la plus belle des nuits. Même si son cerveau se refusait encore à traduire complètement le message sibyllin que l'étranger n'avait cessé de lui donner toute la soirée. Il sentait confusément qu'il avait eu raison de braver sa propre crainte et le regard des autres. Avoir invité cet homme à danser était l'acte le plus courageux qu'il aurait à faire de sa vie.
La musique parvint de nouveau à ses oreilles, et assez rapidement, trop rapidement, tous ses sens un instant engourdis reprirent normalement du service. Il sentit les autres évoluer autour de lui, et dès qu'il reprit le contrôle de son corps, il se dirigea machinalement vers les chaises autour des tables pour s'asseoir, comme assommé. Il ressentait soudain un grand déchirement au fond de lui. Un affreux constat. Un inconnu, venu de nulle part, venait de marquer son être et son âme au fer rouge. Et il avait disparu. Jack devrait vivre désormais avec le souvenir de ce moment, à la fois le plus magnifique et le plus douloureux de sa vie.
– Capitaine... Capitaine ?
Il reconnut la voix de Georges. Déférente, inquiète. Le jeune homme ne l'avait pas quitté de la soirée, multipliant les gestes d'attention et de respect à son égard. Il cilla. Acceptant enfin de revenir dans la réalité. Il poussa un lourd soupir et posa ses yeux sur sa main encore tremblante. Cette main virile qui avait étreint un homme après l'avoir invité sur la piste de danse.
– Capitaine ? Ça va ?
Jack soupira de nouveau et murmura, sans relever les yeux :
– Oui, Georges, ça va...
Le jeune soldat se dandina à ses côtés, hésitant entre s'asseoir près de lui, rester respectueusement debout, ou s'éloigner...
– Vous... vous avez besoin de quelque chose ?
Jack fit lentement non de la tête. A présent, il n'avait qu'une seule envie, qu'un seul besoin : s'éloigner, sortir de de cette salle, retrouver sa chambre et ne penser qu'à ce pur moment de bonheur, pour le rendre moins fugace.
Il se fichait de ce que les autres avaient vu ou de ce qu'ils se souvenaient. Il se fichait de savoir si certaines personnes le jugeaient différemment ou critiquaient son attitude. Il se fichait de ce que ses hommes penseraient de lui. Il était leur Capitaine. Ses hommes lui devaient le même respect qu'avant. Cela ne se discutait pas. C'était la guerre.
Georges murmura rapidement, avant de s'éloigner :
– Je vous apporte un verre d'eau, Capitaine.
Jack ferma les yeux.
« – Je vous sers un verre, Capitaine ?
– Un verre d'eau. »
Les souvenirs affluaient. Son sourire éclatant, son regard clair posé sur lui, l'intonation grave de sa voix. Sa main dans la sienne.
« – Capitaine James Harper, 70e division. »
Jack réalisa soudain qu'en partant, Miss Sato l'avait appelé.
« On a besoin de toi, Jack ! » Jack ?
Il avait vaguement entendu cet appel... Alors trop bouleversé pour en prendre vraiment conscience, à présent, il se souvenait : Jack. Elle l'avait appelé Jack. Pourquoi ?
Lui revenait soudain en mémoire la surprise de l'inconnu quand il s'était présenté. Un grand mystère. Et pourquoi cette insistance à lui signifier qu'il devait profiter de cette nuit comme étant la dernière ?
Comme s'il savait tellement plus de choses que quiconque.
Un verre d'eau se matérialisa à côté de ses mains qui tremblaient un peu moins, mettant fin à ses interrogations. Cette fois, Jack releva la tête et esquissa un sourire poli au jeune homme, visiblement très inquiet, qui y vit une invitation à s'installer près de lui.
– Vous êtes sûr que ça va aller ?
– Merci Georges.
Jack apprécia l'eau fraîche coulant dans sa gorge serrée. Il reprit pied dans la réalité pour de bon.
Autour de lui, on dansait et discutait comme si rien ne s'était passé. On ne le regardait même pas. Ou même plus. Tant mieux. Seul son soldat intrigué et attentif, assis à ses côtés, lui rappelait ce qui était arrivé.
Il soupira à nouveau, finissant le verre d'eau d'un trait pour reprendre contenance.
« – Un Capitaine se doit de prévenir ses hommes des risques qu'ils encourent. »
Les souvenirs de cette soirée n'allaient pas le quitter ainsi. Il ferma les yeux alors qu'il s'apprêtait à se lever, pris d'un léger vertige.
– Capitaine !
Georges fit un mouvement pour le retenir. Jack le repoussa gentiment en se rasseyant.
– Je vais bien, Georges. Juste un peu fatigué. Je pense que je vais rentrer.
– Je vous raccompagne, Capitaine.
Déjà debout, le jeune homme loyal ne lui laissait que peu de chance de discuter. Jack sourit intérieurement. Avant ce soir, jamais il n'aurait envisagé qu'un de ses soldats l'aimait peut-être autrement qu'on aimait et respectait son capitaine. Il se leva lentement et fit face au jeune homme.
– Merci, Georges, mais je préfère que vous vous amusiez ce soir. On ne sait pas ce que nous réserve demain.
– Nous ne faisons qu'un exercice, Capitaine.
– C'est pourtant quand on s'y attend le moins que tout peut basculer...
Jack venait de citer l'autre homme avec une grande tendresse.
– Comment ça ?
– Restez, Georges. Faites de cette nuit, une de vos plus belles nuits !
Sans plus discuter, Jack se dirigea vers la sortie. Quelques-uns de ses hommes le virent récupérer son manteau. Ah ! Ce manteau...
– Vous partez, Capitaine ? Demanda Tim, étonné.
Jack sourit à ses jeunes soldats.
– Je suis un peu fatigué, Messieurs. Mais amusez-vous, jeunes gens! Et ne rentrez pas avant la fin du bal! C'est un ordre! Compris ?
Certains rirent volontiers.
– Reposez-vous, Capitaine, déclara un autre avec une grande affection dans la voix.
– A demain, Capitaine, enchaîna un autre tout joyeux.
Georges l'aida à enfiler son manteau, laissant glisser la main, l'air de rien, sur le col et l'épaule de Jack.
Ce dernier, souriant, salua rapidement ses hommes agglutinés dans le hall d'entrée :
– Messieurs !
Ils se mirent au garde à vous. Il était aimé de ses hommes et le leur rendait bien. Mais ce soir, il ne penserait qu'à lui. Georges crut bon d'ajouter faiblement, presque triste :
– Bonne nuit, Capitaine.
Jack l'entendit à peine, et s'éloigna du Ritz sans le moindre remords.
