Chapitre 1 - Le Grand Départ

La Reine Blanche tendit à Alice le petit flacon emplit d'un liquide violet: quelques gouttes du sang du Jabberwocky dont Alice avait tranché la tête après un périlleux combat au sommet de la tour de l'échiquier. Elle lui murmura quelques mots à voix basses que le Chapelier n'entendit pas. Mais il savait pertinemment de quoi il en retournait. Le sang du Jabberwocky permettait au Champion de rentrer chez lui. Alice eut un léger sourire. Elle allait enfin rentrer chez elle. Elle ouvrit le flacon qu'elle tenait maintenant entre ses mains, l'air hésitante, observant le liquide d'un air songeur. Elle s'apprêtait à boire son contenu quand le Chapelier chuchota à demi voix:

- Tu pourrais rester…

Alice se tourna vers lui, un sourire radieux accroché aux lèvres. Elle referma le flacon et s'exclama:

- Mais quelle idée ! C'est une idée merveilleusement folle !

Elle le regarda intensément avec un doux sourire. Le visage du Chapelier sembla s'illuminer d'une lueur d'espoir. Mais leurs sourires s'effacèrent. Ils savaient tous deux qu'elle devait rentrer et reprendre le court de sa vie:

- Mais je ne peux pas… Il y a des questions auxquelles je dois répondre, des choses dont je dois m'occuper…

Le Chapelier sentit sa gorge se nouer. La déception s'écoula dans son cœur. Alice le regarda avec tristesse puis se décida à boire le contenu du flacon. Elle ne put s'empêcher de grimacer par le goût acide du sang. Puis son visage se détendit. Elle leva les yeux vers son ami:

- Je reviendrai très vite, je vous le promets !

- Tu ne te souviendras pas de moi… déclara-t-il sombrement, regardant désormais ses pieds.

- Mais si je me souviendrai ! Comment pourrai-je oublier ? sembla-t-elle lui reprocher.

Il esquissa un léger sourire tout en relevant la tête. Il savait qu'il ne la retiendrait pas mais qu'il pouvait avoir confiance en elle, qu'elle ne l'oublierait pas. Quelques minutes de silence s'ensuivirent, pendant lesquelles ils ne purent se lâcher du regard. Puis Alice, curieuse, demanda avec hésitation:

- Chapelier, pourquoi un corbeau ressemble à un bureau ?

A ces mots, la bouche du Chapelier s'élargit en un malicieux sourire:

- Je n'en ai pas la moindre idée.

Ils restèrent en silence un instant, souriant timidement. Sachant le temps compté, d'un mouvement hésitant, il se pencha vers elle, et murmura:

- Via Felicia Alice…

Sa joue effleura la sienne. Puis il s'écarta lentement. Son souffle caressa son visage et une vague de chagrin le traversa. Et immanquablement, il la vit disparaître. En quelques instants qui lui parurent une éternité. Sa gorge se noua à nouveau tandis que son armure semblait se perdre en poussières dans l'air. Son armure de Championne, d'un argent fin, sculpté dans des détails remarquables. Cette armure qui était exactement à sa taille, qui s'accordait parfaitement à ses jambes et ses bras fins, qui enveloppait sa taille avec une envie de protection. Il vit ses petites mains douces et délicates rejoindre l'armure, dépourvue de la Vorpaline que tenait à présent la Reine. Son corps semblait se perdre dans le vide, s'enfuir loin de lui. Son corps de jeune fille innocente et d'un esprit un peu fou, ce corps appartenant à cet être dont le Chapelier avait dû s'occuper ses dernier temps, à qui il s'était accroché, pour qui il s'était battu, grâce à qui il avait retrouvé un emploi, un domicile, un semblant de famille. Cette petite fille qui lui avait ouvert les yeux, elle disparaissait. Ses longs cheveux, ses boucles blondes, qu'il aurait voulu coiffer partaient à leur tour. Son cou de cygne, immaculé, son fin menton, ses traits tendres, son sourire fabuleux, son magnifique regard… Tout se dissipait. Jusqu'à ne plus rien rester. Jusqu'à laisser derrière elle l'absence. Le regard du Chapelier se perdit sur l'échiquier. Il se perdit au loin. Puis se perdit sur le Néant. Il resta là, immobile. Il resta figé, seul avec lui-même. Seul maintenant qu'elle n'était déjà plus là, déjà loin, déjà trop loin. L'intensité même du bleu de ces yeux avait tracé son chemin vers un endroit qu'il lui était bien inconnu. Il n'entendait plus le bruissement des armures des soldats cartes, ni la Reine Blanche se rapprocher de lui, ni le rire nerveux du Lièvre de Mars, ni le tic-tac de sa montre à gousset. C'était la deuxième fois qu'elle partait devant ses yeux. La première, elle n'était qu'une enfant et maintenant, il la voyait partir en jeune femme. Il avait seulement le souvenir de ses yeux, de son sourire. Seulement le souvenir. Alors qu'il y a un instant elle était juste là, devant lui. Le monde aurait pu s'écrouler autour de lui, il n'aurait pas bougé. Au lieu de ça, étouffant les cris lointains de la Reine Rouge et de son valet Ilosovic Stayne, une vague de joie s'éleva dans les rangs, des cris de victoire, des rires éclairés, des étreintes enjouées. Le Jabberwocky était vaincu. La Reine Rouge était déchue. Le Royaume était sauvé, le peuple libéré. Le Chapelier sursauta, réalisant que lui seul semblait être aussi affecté par le départ de sa chère et tendre amie. Le lièvre de mars et le loir Mallykum dansaient ensemble, une tasse de thé à la main, faisant valser le contenu. Bayard aboya bruyamment et se mit à tourner autour d'eux. Seul le Chapelier ne bougea pas. Il n'était plus là, il était absent, impassible. La Reine Blanche s'approcha dans son dos après avoir demandé au Bandersnatch de ramener la Vorpaline au château. Il frissonna quand elle posa délicatement sa main sur son épaule:

- Tarrant… soupira-t-elle avec une sincère compassion. Elle reviendra. Sois en sûr.

- En ce moment je m'intéresse aux mots commençant par la lettre S.

La Reine lui lança un regard interrogateur, déroutée. Il baissa légèrement les yeux et récita:

- Solidité, sublimissance, salutaire, souvenir…

Il marqua un temps d'arrêt, regardant alors à l'endroit où se tenait Alice il y a peu:

- Soliloque, seul, sensible, sentiment, souffrance… Souffrir… Souffrant… Je suis souffrant…

- Il se peut fort. Mais nous sommes tous là. Avec toi. Et nous…

- Souffrance, souffrir… continua-t-il sans prêter attention aux paroles de la Reine. Souffrant, souffrir, souffrance, souffrant, souffrance, souffrir…

Il récita de plus en plus fort, alors que son regard se perdait dans le vide et que le contour de ses yeux s'assombrissait:

- Souffrir, souffrant, souffrance, souffrant, souffrance, souffrir ! hurla-il.

La Reine s'écarta brusquement, le loir lui mordit la main et le Lièvre lui balança le contenu de sa tasse de thé au visage. Il se figea brusquement, livide, le souffle court:

- Je vais bien, souffla-t-il.

- Nous ferions mieux de rentrer, proposa la Reine. Je te montrerai tes appartements et ton nouvel atelier, qu'en dis-tu ?

- Un atelier…?

- Bien sûr ! Ne veux-tu pas reprendre ta fonction de Chapelier auprès de la Reine ?

- Oh, si ! s'empressa-t-il de répondre.

- Et bien allons-y, dis-elle avec un sourire entraînant.

Alors ils partirent en direction du château. Tous ensembles, sans Alice.