Avertissement : Cette histoire (mon tout premier univers alternatif, quand j'y pense) comprend 27 chapitres répartis en deux parties distinctes (et peut-être quelques bonus). Il me parait honnête d'avertir que la première (partie), à juste titre intitulée "Les années noires" est très, très sombre. Si vous aimez Thorin, Fili et Kili (surtout les deux derniers) vous allez souffrir... mais pas autant qu'eux, je pense.
J'espère que les amateurs de drame apprécieront mais je me dois de mettre en garde les plus sensibles : plusieurs de ces chapitres comportent des passages assez violents et un langage assez vulgaire.
Il faudra attendre la seconde partie pour voir naître l'espoir (oui, quand même).
Bref voilà, si vous vous lancez, c'est à présent en toute connaissance de cause. Et naturellement, tous vos avis, même négatifs, seront appréciés.
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- Le plus vieux, je le veux vivant. Tuez les deux autres.
Assourdi par le bruit de la pluie qui tombait avec violence et par le bruit du tonnerre qui ébranlait le ciel à intervalles réguliers, Thorin ne pouvait empêcher ces paroles de lui marteler l'esprit. Il n'avait pas la force de penser à autre chose. Sinon à cette apparition de cauchemar, dressée sur un rocher devant eux : la silhouette d'un orc géant, à la peau étonnamment pâle. Un albinos. Monté sur un warg gigantesque (il le fallait, pour le porter) au pelage blanc. Un monstre parmi les monstres. Dans cette nuit de vent et de pluie déjà lugubre en soi, il évoquait un fantôme ou une apparition infernale.
Il avait semblé à Thorin que Thrain disait quelque chose mais le bruit de l'orage avait couvert sa voix. Celle de l'orc en revanche était parfaitement audible :
- Le plus vieux, je le veux vivant. Tuez les deux autres.
Des ombres plus noires que la nuit elle-même surgissant de partout derrière les rochers, leurs armes au clair et se jetant sur eux...
Péniblement, Thorin étendit un bras devant lui, sur le sol détrempé, puis l'autre, et rampa dans la boue et les pierres du sentier. Un centimètre après l'autre. Il sentait la chaleur de son sang se mêler à la pluie glaciale qui cinglait son corps, engourdissant la douleur que lui occasionnaient ses nombreuses blessures. Sang, eau et boue. Il sentait la vie qui s'échappait de lui. Où étaient les autres ? Encore un centimètre.
- Père... Frérin...
Sa voix n'était plus qu'un râle s'extirpant difficilement de sa gorge.
- Tuez les deux autres.
- Frérin...
Il essayait d'appeler, il ne pouvait pas. Sa voix n'obéissait pas. Son corps le trahissait. Il parvint à se traîner encore sur quelques centimètres. Se demanda s'il ne laissait pas des morceaux de lui-même derrière lui. Des morceaux détachés de son corps par les armes de l'ennemi. Ce n'était pourtant pas cela qui lui faisait si peur. Car c'était bien la peur qui l'aiguillonnait, lui donnait la force de se mouvoir encore, péniblement. Il devait savoir...
- Le plus vieux, je le veux vivant. Tuez les deux autres.
Le bruit des lames entrechoquées dans la nuit. Pris par surprise, les trois nains avaient néanmoins réagi promptement. Mais les orcs étaient nombreux. Bien trop nombreux. Surgissant de partout, comme les monstres peuplant un cauchemar. Thrain et ses fils avaient très vite été désarçonnés ou obligés de mettre pied à terre. Un combat à l'aveugle, à patauger dans la boue, à frapper presque au jugé toutes ces ombres malfaisantes. Et l'autre là, le fantôme pâle, immobile sur son rocher.
Une lance lui avait transpercé la cuisse. Privé d'appui, Thorin avait chancelé. Senti le métal trancher à travers sa chair. Le sang gicler. Du sang rouge, se mêlant à celui, noir, des orcs. Bien sûr, ça il ne pouvait pas le voir dans la nuit. Il avait pourtant cette image à l'esprit. Ensuite... ensuite, il ne savait plus. Un tourbillon de bruit, de mouvements, de douleur. Le goût du sang sur sa langue.
Haletant, il dut s'immobiliser. Laisser sa joue se reposer sur le sol glacé. Lorsqu'il voulut avaler de l'air, la boue du chemin, mêlée de sang, lui emplit la bouche. La pluie lui parut encore plus froide et plus violente. Fermer les yeux. Abandonner. Se dissoudre dans l'eau et la boue. Devenir partie intégrante des éléments, de cette nuit d'orage et de fureur.
- Non... Frérin ? Père ?
Il força ses paupières à se soulever. Recracha faiblement le mélange fade qu'il avait dans la bouche, en soulevant sa tête de quelques centimètres. Obligea ses doigts sanglants à s'enfoncer dans la gadoue et la caillasse et reprit sa pénible reptation. Il devait savoir... où étaient les siens ? Les orcs étaient partis. Du moins, il le pensait. Ah, maudite nuit qui l'aveuglait... maudite pluie qui lui coulait dans les yeux. Et ce vacarme... peut-être l'appelait-on aussi ? Il n'entendait rien que l'orage. Et cette voix dans sa tête :
- Le plus vieux, je le veux vivant. Tuez les deux autres.
S'ils étaient partis... que fallait-il croire ? Thorin parvint à ramper encore un peu. Sa main rencontra soudain quelque chose qui n'était pas un caillou du sentier : une main. Couverte d'un gant d'épéiste. Ses doigts remontèrent péniblement le long du bras. Des vêtements. Pas les hardes immondes de cuir et de métal dont sont vêtus -si l'on peut dire- les orcs. L'épaule. Thorin fit un effort prodigieux pour se soulever un peu. Sa main rencontra enfin un visage. Et une barbe. Alors un froid mortel glaça son cœur. Car les orcs sont glabres...
- Non...
Thorin ne sut pas d'où il tirait la force de se soulever sur les coudes, puis sur les genoux. Il sentit à peine la douleur qui irradiait dans tout son corps. Il avait beau faire noir comme dans la gueule d'un warg, il ne lui fallut pas longtemps pour identifier celui qui gisait là sur le sentier.
- Frérin... oh non... non... Mahal, non !
Ses mains tremblaient, à présent. Il posa ses doigts gelés sur la gorge de son frère, chercha à tâtons la grosse veine dans laquelle battait la vie... rien. Pas un frémissement.
- Mon frère, non... non !
Thorin aurait voulu hurler mais il n'était capable d'émettre qu'un chuchotement rauque, haletant. A défaut il aurait voulu pleurer mais il en était incapable. Seuls le sang et la pluie ruisselaient de concert sur son visage et gorgeaient ses vêtements plaqués à son corps tailladé de toutes parts. La douleur parut soudain exploser en lui, ruisseaux de feu courant le long de chacun de ses nerfs.
- Tuez les deux autres... Tuez les deux autres... Tuez les deux autres...
- Père, où êtes-vous ? haleta Thorin.
Encore une fois il aurait voulu crier, pour avoir une chance de se faire entendre, mais il n'y parvenait pas. Le goût du sang envahit à nouveau sa bouche. Il sentit qu'il s'enfonçait dans une nuit encore plus opaque que celle dans laquelle il se débattait misérablement, pauvre insecte démembré qui se tord vainement en attendant la mort libératrice.
- Pardonnez-moi, Père. Je ne peux plus me lever. Mon frère, attends-moi... chuchota-t-il. Je... te rej...
Il ne put aller jusqu'au bout de sa phrase : l'effort qu'il avait fait pour souffler ces quelques mots acheva de saper ses dernières forces et il sombra. Il s'affaissa près du cadavre de son jeune frère, sous la pluie qui continuait à tomber, imperturbable, noyant les lieux du drame qui s'était joué sur ce sentier, quelque part dans les terres de l'est.
A vingt kilomètres de là tout au plus, ignorant de la tragédie qui s'était jouée, un couple avait trouvé refuge dans une grange abandonnée. Leurs vêtements trempés étaient étalés un peu partout autour d'eux et, nus, ils s'étaient abandonnés à l'ivresse de l'amour partagé et à l'enivrement des toutes premières fois.
- Ce n'est pas prudent, avait objecté la naine quand son compagnon avait commencé à la caresser. Ils doivent sûrement nous poursuivre.
- L'orage va les ralentir. Ils vont certainement se mettre à l'abri eux aussi, et avec un peu de chance, ils perdront notre trace.
Comme elle voulait protester encore, il avait ajouté, avec un petit sourire dans son épaisse barbe d'un blond vénitien éclatant :
- Nous n'avons déjà pas fait de feu pour ne pas nous faire repérer... il faut bien qu'on se réchauffe un peu, non ?
Dis n'avait pas su résister davantage et s'était fondue en lui. Elle ne savait pas que son frère aîné agonisait sous l'orage près du corps de Frérin, ni que son père était captif des orcs.
Dis n'avait que seize ans, elle était insouciante et amoureuse. Cette grange glaciale et humide lui paraissait être un paradis dont elle garderait toujours le souvenir.
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Ca met tout de suite de l'ambiance, pas vrai ?
P.S. : le prologue est en fait en deux parties. La seconde sera postée très vite, promis.
