1.

Jambes au-dessus du vide, soda à la main, je regarde les passants du haut du petit pont du canal où j'ai établi mon repère. Ils s'affairent tous, ça et là, à faire leurs courses en passant par cet endroit charmant aux airs iodés, ou à se rejoindre pour parler entre amis et faire des ricochets. Je ne sais pas si je les envie, ou si je les déteste. J'hésite même à leur verser ma boisson sur le coin de leurs figures. Rira bien qui rira le dernier ! Je n'ai que la solitude pour moi, et c'est pas peu dire si on ne va pas bientôt m'appeler Katsuya « Solitude » Jonouchi. Depuis que maman est partie avec Shizuka, il ne me reste plus rien du tout. Juste mes yeux pour pleurer, et mes poings pour... Non.

Je me balance du haut du petit pont. Il n'est pas si haut, et quand on sait bien se réceptionner, c'est tout aise. Je me rate un peu, et mes jambes tremblent tellement j'en ai mal dans les genoux. J'ai pas intérêt à me faire mal. Je veux pas me faire encore engueuler par l'autre, il me fait trop peur. Lui, c'est sûr, je l'aime pas. Il a beau être mon père, je l'aime pas. C'est qu'un con. Un incapable. Et je suis la chair de sa chair, et je vais probablement finir comme lui.

- Un abruti, incapable, bon à rien, sauf à se descendre des canettes, et encore.

Je parle à mon reflet, dans l'eau. J'ai approché le bord du petit canal. Il est évident que je vais finir comme mon père. Katsuya, quatorze ans, encore au collège, a changé plusieurs fois de bahuts. Dégradations, bagarres, vols. Y'a qu'à mon second collège où c'était pas encore autant la merde, et puis il y avait Hiroto, petite frappe de son état lui aussi, mais bien mieux canalisé que moi. Dommage que les autres petites frappes aient fait ce coup monté pour me virer de là. Si je les retrouve, il vont tâter de mes phalanges. Je serre mon poing dans ma poche gauche de pantalon. Je fais pitié comme pas possible. J'ai presque un œil au beurre noir. Je sais pas ce qui m'attend.

Aujourd'hui, ça a été la pire journée de ma vie au collège. J'ai jamais eu autant d'ennuis. Ce dernier établissement est un enfer personnel. Si j'étais des fois le bourreau un peu à mon insu, dans les autres établissements, cette fois-ci, je suis la victime, mais on me fait quand même porter le chapeau, et ça marche trop bien malheureusement. Ma vie n'a aucun sens. Et c'est triste de se dire ça à mon âge. Mais bon, j'aurais probablement jamais de diplôme, et un travail minable à la clé.

J'hésite plus juste à balancer ma canette, bêtement, mais à me jeter moi, là, maintenant. L'étendue bleue devant moi est si paisible. J'aurais plus à être le bourreau ou la victime, ou même les deux en même temps. Non, j'aurais juste à flotter, paisiblement.

- Tu ne penses pas à mal, mon garçon, hum ?

Je me retourne. Un homme assez âgé, en salopette, regarde avec moi l'eau s'agiter en légers remous. Il a un sourire sur les lèvres, comme s'il tentait de me concilier avec moi-même. Je suis assez perturbé par cette approche. Ce n'est pas tous les jours qu'un grand-père vient me parler, surtout avec la tronche que je me tape en ce moment, et spontanément me dire de ne rien faire qui ne puisse être réparé.

- Non, Monsieur, pourquoi ?

- Parce que tu fixais l'eau d'une bien drôle de façon. Une façon qu'a un désespéré de voir sa libération proche et soudaine. Tu sais nager ?

Le petit vieux est flippant. Sa barbe blanc-gris remue à ses mots dans une étrange ondulation. Et sa question tombe aussi comme un couperet. Est-ce que je sais nager?Bien sûr que non, c'est pour ça que je voulais me jeter à corps perdu dans le canal. Le vieux a l'air de comprendre que je suis aussi doué qu'une brique en natation. Il sourit.

- Tu sais. Tu me fais penser à quelqu'un.

Je le regarde d'un air interrogateur. Cet homme est si familier avec moi. Pourquoi ? Il a peur que je me noie, et d'assister, impuissant, à la mort d'un jeune garçon, ô espoir futur du pays ? Je ne vois pas mon futur, ni mon passé. Seul le présent compte, et j'ai envie qu'il reste éternel, dans un sommeil que trop bien mérité. Le vieux est intriguant, tout de même. Et je me hasarde à demander :

- Et à qui je ressemble, hein ?

- Je n'ai jamais dit que tu ressemblais à quelqu'un, mais que tu me faisais fortement penser à lui. À mon petit-fils. Tu vois, il est seul, lui aussi. C'est un bon garçon. Et je parie que c'est aussi ton cas. Mais que tu ne vois pas tout ça, en toi.

Moi, bon ? Et puis quoi encore ? Non, le vieux, tu te trompes. S'il savait. Il pense qu'avec ma gueule de punching-ball je suis totalement la victime ? Il ferait mieux de ne pas se fier aux apparences, car elles sont bien souvent des leurres, trompeuses. Je souris. Mais c'est plus un acte de politesse envers l'aîné que parce que je crois ce qu'il dit. Il me fait bien rire. Je me demande s'il repasse souvent par ici. Il mérite bien un peu de mon soda sur ses drôles de cheveux qui partent en pics, là, sur les côtés. Vieux sénile et crétin.

Il reste paisible, comme s'il savait qu'avec son intervention, quels qu'en fussent les moyens, je n'allais pas me jeter bêtement à l'eau à la fin. Non, j'ai une autre mission, maintenant, à accomplir. Celle de me foutre de la gueule de ce vieux. Même avec les apparences, avec son air calme et assuré, il ne peut cacher sa faiblesse de vieil homme.

- Ah ah. Merci Grand-Père. J'vais y réfléchir, d'accord ?

Je me suis cassé du canal un peu maladroitement. Je suis resté quelques minutes un peu en amont, voir si le vieux allait reparaître. Mais après l'avoir quitté, je ne l'ai pas revu passer, ni d'un sens, ni dans l'autre. C'est comme s'il s'était volatilisé. J'ai perdu du temps. Papa ne va pas aimer ça. Enfin, j'imagine que c'est ce qu'il va penser, comme il n'arrive plus à aligner correctement trois mots après dix-huit heures et une bonne demie douzaine de litres d'alcool. Il va finir par me claquer dans les pattes. Et je vais finir à l'orphelinat du coin.

À présent les deux poings enfoncés dans les poches, je retourne vers l'appartement de mon père. J'aime pas ce quartier. Il est plein de petites frappes. J'en ai rétamé quelques uns plusieurs dizaines de fois, mais s'ils me voient comme ça, à coup sûr, ils me tombent tous dessus, et ce sera ma fête. Sauf que je compte pas souffler mes quinze bougies. J'ai la violence de me faire violence. J'ai certains principes desquels je ne dérogerais pas, quoiqu'il advienne. Je suis sur un chemin entre l'auto et l'hétéro agressivité, alors, à quoi bon ? Je maudis tout être sur cette Terre, et moi, en plus, tout particulièrement. Je voudrais disparaître dans le chaos.

Alors que je suis à quelques mètres du bâtiment qui m'héberge, je vois un chien. Un petit chien marron, sans collier, sans maître. Il se promène, tout seul. C'est un cabot avec un poil horrible, maigre, avec un œil fermé, comme s'il avait été blessé. À quelques mètres de moi, il me fixe longtemps de son œil qui voit encore. Il commence à grogner pour finir par aboyer sur moi. Fais chier ! Tu vas te la fermer, oui ? Il va rameuter tout le quartier, et peut-être même mon père. Je fais un bruit strident en sifflant, doigts dans la bouche, pour le faire dégager, mais rien n'y fait, il est tenace. Il continue d'aboyer, féroce. Dégage ! Il me met au défi. Et j'aime pas ça. Surtout, que, j'ai l'impression que ce sale chien me ressemble comme deux gouttes d'eau.

- Ta gueule, corniaud ! Ferme-la, ou sinon...

Sinon quoi, Katsuya ? On dirait qu'il dit ça, dans son œil valide, et de sa voix éraillée. Sinon. Je regarde autour de moi. Il y a un parterre avec des pierres aussi grosses que mon poing, et d'autres, plus petites, de la taille de mon pouce. Je vais lui en balancer une, on verra.

Je me dirige lentement vers le parterre, centre de gravité plus bas, comme au skateboard, penché. Le chien me regarde toujours, toujours aboyant, toujours grognant. Il ose pas m'attaquer, mais moi, je ferais pas de cadeau. Personne me fait de cadeau. La scolarité, les gamins du quartier, mon père, ma mère. Ouais, il me font tous du mal, alors pourquoi je pourrais pas me venger?J'ai pas l'intention de me laisser bouffer avant de passer l'arme à gauche, et d'au moins acheter une place quelque part, que ce soit Réincarnation, Paradis ou Enfer.

Le cœur battant, j'arrive au niveau du parterre. J'attrape un caillou, un petit, de la taille de mon pouce, et je le serre fort en main. On dirait que le cabot pige ce que j'ai envie de faire, ce que j'ai envie de lui envoyer dessus. Il hésite un moment, puis recule, toujours en aboyant. Et ouais, mon petit pote, j'ai l'avantage d'avoir des mains, et pas qu'une grande gueule. J'amorce mon tir, je dois bien viser. J'ai pas besoin de fermer un œil, y'en a déjà un de mi-clos.

Paf ! La petite pierre tape juste entre les deux yeux du corniaud. Il ferme le second œil sous l'effet du choc. J'ai pas lancé assez fort pour lui faire mal, je l'ai juste fait fuir la queue entre les pattes. Il geint. Les cris sont encore plus stridents. Merde. D'autres chiens se mettent à aboyer. Merde. Une porte s'ouvre et claque. Merde. Une grosse voix se fait entendre :

- KATSUYA.

Je tremble. Autant d'adrénaline, avec l'attaque envers le chien, que de peur, avec la probable future attaque de mon père envers moi. Je regrette, un instant, mais j'ai pas vraiment le temps de penser à avoir des remords ou quoi que ce soit. Merde, mon vieux m'apprend bien la loi du plus fort avec la main, non ? Faut aussi l'enseigner à d'autres, comme il dit. Devenir un homme, c'est aussi passer par des défis, non ? Par des blessures, non ?

Une ombre s'étend sur le sol devant moi. Je sais que, dans mon dos, il y a mon père, une main tendue. Elle va s'abattre. Tandis que l'autre portera une bouteille aux lèvres de mon tyran, qui, plus que de soif d'alcool, a aussi soif d'un pouvoir physique certain.