Face à Face

Il fait si noir, l'on ne voit rien. Sauf ce miroir, ce grand miroir. Et cette fille, qui se tient devant son reflet. Celui-ci fait les cents pas, fixe son double. Et elle, elle garde le silence, agite nerveusement ses mains.

« Dis... tu crois que je suis étrange ?

Sa voix hésitante s'élève enfin, pour lui revenir en écho.

- Et ça veut dire quoi pour toi, « être étrange » ?

- Ne pas rentrer dans le moule... ?

- Pourquoi, y'en a qu'un seul de moule ? Moi, je pense qu'il y en existe des différents. T'as qu'à trouver celui où ça passe.

- « Trouver sa place », n'est-ce pas ? C'est un point de vue naïf. Égocentrique, qui plus est. Tu crois vraiment qu'il y a une place pour chaque âme qui vit en ce monde ? Cesse de te croire dans un conte de fée. La vie n'est pas toute rose, elle n'est jamais simple.

- Non, sans blague ? J'étais là aussi à chaque fois tu sais ? Et si tu veux tant persister à rester pessimiste, je te retiens pas. Je me casse, même !

- Attends, je t'en prie ! Ne... Ne pars pas... ! Ne me laisse pas toute seule, s'il te plaît...

- Alors arrête d'être aussi morose ! Tu m'étonnes si les autres prennent leurs jambes à leur cou en te voyant ! Regarde, tu vois ? Pleure pas, pleure pas je te dis !

- Alors que faire ? Qu'est-ce que je dois faire ? Je ne fais que pleurer quand je suis triste, m'énerver quand je suis en colère, sourire quand je suis heureuse, et m'interroger quand je suis en plein doute. Où est le problème ? Pourquoi me prennent-ils pour une hystérique à chaque fois ?

- Parce qu'ils sont fous. Juste fous.

- Et moi, alors... ? Je serais saine d'esprit ?

- Pourquoi tu me le demandes ? Qu'est-ce que je saurais de plus que toi ?

- Alors à qui dois-je le demander ?

- J'en sais rien ! Fiche-moi la paix ! Raah, tu m'énerves !

Son reflet part, laissant cette adolescente devant le grand miroir qui ne reflétait plus rien. Seules ses larmes brisent le silence. Elle s'est roulée en boule, recroquevillée sur elle-même.

Au bout de quelques minutes, quelques heures - qu'en sait-elle ? -, son reflet réapparait, semblant culpabilisé pour les propos tenus précédemment.

- Allez, relève-toi. Tu as l'habitude de te remettre debout une fois tombée, non ?

- Oui...

- Depuis combien de temps ?

- C'était déjà acquit depuis bien longtemps avant que je ne m'en rende compte. Donc je ne sais pas.

- Est-ce que tu as peur ?

- De quoi ?

- De tout.

- Oui.

Nouveau silence.

- Et toi ?

- Sûrement. J'ai peur du noir, mais je n'aime pas quand il fait jour. Ça signifie qu'il faut y aller, là-bas.

- Tu as peur du noir ? Donc tu as peur, ici ?

- Oui. C'est sans doute l'endroit qui me fait le plus peur. Et le pire, c'est que je ne peux pas m'enfuir.

- Pourtant, des fois, je t'entends rire.

- Vraiment ?

- Vraiment.

- C'est pour ne pas perdre la raison. Car si je deviens folle, alors tout est perdu.

- Mais... Ce n'est pas moi, qui suis sensée garder l'esprit sain pour nous deux ?

- C'est trop tard.

- Comment ça ?

- Tu es déjà folle.

- En quoi suis-je folle ! En quoi suis-je différente de toi ?

- En rien. C'est pour ça.

- Je ne te comprends pas.

- C'est bien.

- Que je ne te comprennes pas ?

- Oui.

- Pourquoi ?

- Parce que c'est grâce à ça que je peux exister.

- C'est stupide !

- En quoi ?

- Si je ne te comprends pas, comment puis-je me comprendre !

- Tu ne peux pas.

- C'est injuste !

- Non. Car moi, je te comprends. Et c'est plus que suffisant.

- Tu... me comprends ?

- Oui.

Silence. Elles se fixent.

- Est-ce que tu m'aimes ?

- Non. Je te hais. Jamais je n'ai jamais connu quelqu'un d'aussi détestable.

- Je m'en fiche.

- Alors pourquoi tu pleures ?

- Parce que moi, je t'aime.

- Vraiment ?

- Vraiment.

La petite fille sèche ses larmes sous le regard de son reflet, une jeune femme aux traits fatigués.

- En fait, j'ai tord. Ce n'est pas toi qui es folle, c'est moi.

- Mais c'est quoi, la folie ?

- C'est comme ça qu'ils t'appellent, quand ils ne te comprennent pas.

- Pourtant, je ne te comprends pas. Et je trouve que c'est moi, la plus folle de nous deux.

- C'est parce qu'il n'y a aucune différence.

- Ah.

L'enfant se met sur la pointe des pieds, tente de se mettre à la même hauteur que la jeune fille, de toucher ses mains.

- Est-ce que c'est ce qu'ils appellent de la schizophrénie ?

- Qu'est-ce que c'est, pour toi ?

- Un dédoublement de personnalité.

- Alors ça n'en est pas.

- Pourquoi ?

- Parce que nous ne sommes pas des personnalités.

- Alors qui es-tu ? Et qui suis-je ?

- Je suis toi. Et tu es moi. « Nous » sommes des émotions, des pensées. C'est ici que « nous » nous rencontrons, nous entrechoquons.

- Alors où sommes-nous ?

- Dans « notre » esprit.

Une nouvelle fois, elles se turent.

- Pourtant, tu dis que c'est l'endroit qui te fais le plus peur.

- Oui. Car je n'y vois rien.

- Et tu comprends ce que tu ne vois pas ?

- Oui.

- C'est terrifiant ?

- Affreusement terrifiant.

- Et moi ?

- Tu vois tout, mais tu ne comprends rien.

- Faut-il en avoir peur ?

- Oui.

- Pourquoi ?

- Parce que c'est dangereux.

Une pause. Bien courte.

- Que pensent-ils de nous ?

- Que « nous » sommes folles. Que « nous » parlons seules.

- Ils ont raison ?

- Ça changerait quelque chose ?

- Non.

- Vraiment ?

- Vraiment !

- Merci. »

L'adolescente offre son plus beau sourire à son reflet, qui le lui rend à l'identique. Puis, elle part, s'évanouit dans l'ombre. Son reflet subsiste encore quelque instants, fait demi-tour pour finalement se stopper dans son élan. Il tourne la tête, fixe l'obscurité et rit.

« Demeure seul le grand miroir de son esprit. »