Saluuut à tous ! Aujourd'hui, je suis heureuse de sortir une fanfiction historique qui me trotte dans la tête depuis longtemps :DD On remercie mes révisions de civilisation pour m'avoir donné les connaissances et les idées nécessaires. En réalité, cela fait depuis que j'ai découvert Hetalia que je veux écrire sur le sujet. J'espère que vous aurez autant de plaisir à la lire que j'en ai pris à l'écrire.

Je ne sais pas encore combien de chapitres il y aura pour cette fanfiction. De base, j'avais pensé en faire 4-5, mais il est possible que je rajoute des événements, et donc, du contenu. Je ne vais pas encore vous faire de promesses que je ne vais pas tenir, haha- Je ne peux pas non plus affirmer de date précise pour la sortie des différents chapitres, car cela dépend non seulement de mon inspiration (qui a tendance à me jouer des tours), mais aussi de ma correctrice, que je remercie encore et toujours pour son travail. Je ne peux pas lui demander de laisser tomber tout ce qu'elle fait pour me corriger.

Aussi, cette fanfic est basée au maximum sur de l'historique. Je fais pas mal de recherches pour être aussi précise que possible, mais je ne suis pas non plus omnisciente. Ne me dites pas "Ah, mais tel truc ça s'est pas passé comme ça" ou autre. Je ne peux pas tout savoir, et comme j'ai intégré les personnages d'Hetalia à l'histoire, le tout est un minimum romancé. Et aussi, je ne peux pas parler de TOUTES les batailles ou de tous les événements arrivés. Je me suis concentrée sur des événement majeurs, ou que j'ai étudiés en cours et qui m'ont semblé appropriés.

Certains éléments pouvant sembler obscurs (mais impossibles à expliquer dans le récit sans faire de l'exposition inutile) seront mis dans un glossaire à la fin de la fanfic.

Bref, trêve de blabla, je vous souhaite une bonne lecture, et n'hésitez pas à mettre une petite review pour donner votre avis ou divers conseils C:


Chapitre 1

1755 - Fort Duquesne

Le temps est clair, le ciel éclaboussé de nuages rougis par le crépuscule. Ses petits doigts sont enroulés autour d'une chaîne froide et d'un boîtier en argent, pesant son poids sur sa chemise de nuit dont le col et le ruban s'agitent sous la brise légère. Ses jambes étendues écrasent l'herbe sous leur douce peau d'enfant, les brins et les insectes venant parfois chatouiller ses pieds. Ses paupières sont closes, barrant l'accès à ses pupilles d'azur pour les protéger de la lumière éclatante. Il semble dormir, et pourtant il prend de grandes inspirations. Comme pour sentir la moindre odeur parcourant cette terre. Comme pour saisir le moindre souffle de vent, la moindre poussière, comme un précieux cadeau.

Et pourtant, à mesure que le soleil se couche et que les pissenlits se ferment, ses soupirs se font moins avides, sa tête s'effondre par moment sur sa poitrine, avant de se redresser brusquement, alerte, ses cils battants comme pour résister à un sommeil trop hâtif. Mais il ne peut lutter longtemps, car à nouveau, Morphée l'emmène, prenant son corps juvénile au creux de ses bras, la nature se refermant autour de lui comme un cocon chaleureux. Comme une mère protectrice. Il n'arrive plus à se battre. Il capitule. Seule une aide extérieure peut le sauver, à présent.

L'enfant est secouru par une nouvelle présence. Des pas assurés mais prudents s'approchent en silence de celui qui a été cueilli trop vite par les étoiles. Ils s'arrêtent près de lui, leur propriétaire s'accroupissant près de la figure endormie. L'homme à la chemise claire et au pantalon beige, ses bretelles traînant dans la verdure, esquisse un sourire à la vue de ce combattant qui a bien vite abandonné.

Ses yeux émeraude plissés par l'adoration, il passe une main dans ses cheveux blonds, les ébouriffant par mauvaise habitude, avant de venir caresser les mèches châtain du plus jeune. Il l'appelle doucement, essayant de le tirer de sa torpeur. L'autre y répond par quelques gazouillis, mais sans encore ouvrir les yeux, comme si la tentation d'une sieste avec les fleurs était bien plus enviable.

Alors l'adulte le saisit sous les bras pour le soulever, soutenant aussi la montre en argent à laquelle l'enfant s'accroche obstinément, bien décidé à ne pas la lâcher. Il cale le petit être contre son torse, laissant sa tête reposer contre son épaule, le berçant avec douceur. Il fait quelques pas pour remonter la colline et s'éloigner de l'arbre contre lequel l'enfant était appuyé.

Dans un dernier instant de lucidité, ce dernier finit par ouvrir les yeux. Ses paupières papillonnent avant de se fixer sur l'horizon rose, orange, pourpre et mauve par endroits. Une dernière fois, il inspire profondément, les battements de son cœur rencontrant ceux de l'homme qui le soutient. Le monde lui semble si grand, de là-haut, si vaste, et pourtant si loin, inaccessible. Il voudrait tendre la main pour l'atteindre mais rien n'y fait. Cette terre est à lui, et pourtant, il ne peut la saisir. Cette terre est à lui, mais il ne peut que la contempler. Il aimerait attraper chaque feuille, chaque brindille, chaque nuage, chaque poussière entre ses doigts, et ne jamais les lâcher. Cette terre est lui. Il est une nation.

Mais c'est comme si, ici, rien ne lui appartenait.


" Jones ! Vous dormez, ou quoi ?! "

Il ouvrit brusquement les yeux.

Une motte de terre explosa près de son visage, le forçant à baisser la tête et à fermer la bouche. Par réflexe, il avait enfoui sa main dans sa veste pour protéger l'objet qu'il tenait. Il attendit quelques secondes, le bruit des balles fusant près de ses oreilles et la fumée des canons s'infiltrant dans ses poumons. Il toussa avec violence, comme s'il s'était soudainement rendu compte de la présence du gaz.

Horatio Gates* lui tapota le dos pour l'aider à se remettre de ses émotions et retrouver un peu d'air frais, cruellement absent dans cette forêt encombrée par la poudre et le plomb qui volaient en tout sens. Il secoua la tête, une fois, deux fois, mais cela ne sembla qu'accroître sa confusion, une puissante nausée le faisant grimacer. Cela n'était pas bon signe. Combien de temps était-il resté ainsi à fixer le vide ? À oublier le temps et à changer d'époque ? Avaient-ils déjà perdu ? Qu'en était-il du Fort ? La voix de l'officier lui creva les tympans, apportant de mauvaises nouvelles à sa question silencieuse.

" Merde... Ces saletés d'indiens nous attendaient... Et il ne sont pas seuls ! "

L'Américain tenta de reprendre ses esprits. Ce n'était pas le moment de flancher. Alfred se contorsionna dans la boue pour se hausser et tenter de voir par dessus les barricades érigées entre les arbres. Mais il dut se tapir de nouveau derrière les planches pour éviter un tir ennemi. Il sentit une désagréable sensation de chaleur lui frôler le crâne, avant de relever prudemment la tête.

Entre les feuillages, habilement camouflés, il distinguait difficilement les tuniques en peau et les bandeaux à plumes des amérindiens. Moins typiques de ce décor naturel, cependant, étaient les vestes bleu électrique des adversaires français, qui peinaient à se cacher aussi bien que leurs alliés. Il suffisait de repérer un bout d'épaule, une jambe qui dépassait, et l'ennemi était fait. Une balle bien placée, affaire réglée. Mais cela valait aussi pour eux, les colonies britanniques. Leur uniforme rouge était tout aussi voyant, si ce n'était plus, que celui de leurs rivaux européens. Difficile de savoir qui était le plus désavantagé, dans cette histoire.

Observant les autres soldats autour de lui, Alfred comprit que la situation n'avait pas changé. Ils venaient de passer le fleuve de la frontière de l'Ohio dans un silence quasi-religieux, mais une fois enfoncés dans la forêt, ils avaient compris qu'ils n'étaient pas seuls. Les flèches et les munitions avaient fusé, les tirs avaient explosé au cœur de l'immensité verdoyante, et ils avaient à peine eu le temps de s'y préparer. Les colonnes si ordonnées s'étaient dispersées. Ils avaient mis les canons en place et avaient fait feu à leur tour, plaçant de fragiles protections pour amortir autant que possible les coups ennemis.

Cela n'avait pas été très efficace, puisqu'Alfred avait vu tomber plusieurs de ses camarades en quelques minutes, leurs cadavres désormais encombrants étalés autour de lui. Même Edward Braddock, le commandant de cet expédition, avait été blessé et rapatrié à l'arrière. Essayant de faire fi de l'horreur qui l'entourait, il avait simplement fermé les yeux, se coupant des salves environnantes en se replongeant dans une époque plus paisible. Il pensait s'être laissé porter trop loin. Mais au final, seules quelques minutes s'étaient écoulées. Ils n'avaient toujours pas bougé.

Rapidement, il rechargea son mousquet pour se replonger dans la bataille. Il ne savait pas combien de miliciens étaient déjà morts, mais il ne pouvait pas laisser le combat s'éterniser. Ils devaient avancer vers le Fort Duquesne, ou rebrousser chemin avant que de nouvelles pertes ne se déclarent.

Chacun des tirs atteignant un combattant accentuait son malaise. Ses mains tremblaient autour du manche de bois de son arme. Il s'affaiblissait. La surprise de l'embuscade l'avait pris au dépourvu et les avait amputés d'une bonne part de leur optimisme. Ils pensaient tous être en sécurité jusqu'à l'arrivée au Fort contrôlé par la France. Cette dernière en avait décidé autrement.

Ne perdant pas espoir, il passa son pistolet par dessus les barricades, cherchant rapidement une proie à atteindre à l'abri des troncs. Il découvrit un bras à découvert. Il tira et sa balle trouva le chemin de la chair, arrachant un cri à la victime. La fumée le camoufla quelques secondes, le temps pour lui de dénicher une nouvelle cible. Son choix tomba sur un amérindien qui semblerait vieux et faible à quiconque le rencontrerait hors combat, mais qui ici lui paraissait plein de ressources, et par conséquent, dangereux. Il pressa la détente, l'atteignant à la tête alors qu'il s'apprêtait à lancer une offensive. Sa tempe laissa échapper un filet de sang et l'homme s'écroula dans la poussière qu'il rejoindrait bientôt.

Fier d'avoir privé les adversaires d'un tel atout, Alfred ne ménagea cependant pas ses efforts pour la suite. Il parvint à défaire plusieurs français de plus, ainsi que quelques indiens qui se défendaient plutôt bien, malgré leurs arcs et l'attention que leur demandait chaque envoi de flèche.

Les méthodes des ennemis étaient sournoises, proches d'une guérilla. Chaque seconde pouvait être la dernière pour les soldats américains. Les minutes s'écoulaient à une vitesse incroyable, et plusieurs heures étaient déjà passées lorsqu'ils virent enfin les rangs opposés se vider peu à peu. Quelques combattants laissaient leur courage au placard et prenaient leurs jambes à leur cou. Peut-être allaient-ils enfin pouvoir avancer. Sans même demander l'accord de son officier, Alfred se redressa.

" Je pars devant trouver une ouverture.

- Quoi- Jones, vous êtes fou, revenez ici ! "

Il n'écouta pas ses mots et enjamba d'un bond la palissade, slalomant entre les arbres, presque ventre à terre. Il réussit à se jeter à couvert d'un tronc, plus proche de la limite du camp adverse. Recroquevillé, il vit quelques balles se planter dans la terre près de ses pieds, sans l'atteindre.

Il fut rapidement rejoint dans sa cachette par Gates, qui malgré son statut d'humain, n'avait pas hésité à affronter lui aussi les tirs ennemis. L'air exaspéré, l'homme rechargea son arme avec hargne, lançant un regard courroucé à l'Américain.

" Vous alors... Ce n'est pas parce que vous êtes une nation que vous pouvez vous permettre de foncer tête baissée comme ça ! Pensez à ceux qui restent en arrière et ont besoin de votre soutien !

- Excusez-moi, mon général. " répondit Alfred en affichant un sourire.

L'autre lui rendit malgré lui un rictus.

" Pas encore, soldat. Peut-être quand cette guerre sera finie, qui sait... "

D'un même mouvement, il se penchèrent de chaque côté de l'arbre pour trouver un ennemi à abattre, et firent mouche tous les deux. Ils reprirent leur position initiale, l'adrénaline du moment leur brûlant encore la poitrine. Horatio secoua la tête.

" Beaujeu* doit être quelque part là-dedans. Je suis sûr que c'est lui qui mène les forces...

- Le seul moyen de le savoir, c'est d'avancer et de le trouver...

- Ah, vous n'allez pas recommencer-! "

Un déluge de balles et de flèches coupa court à leur discussion, balayant la zone où ils s'étaient planqués. Un sifflement strident lui vrillant les oreilles, Alfred comprit qu'ils n'avaient pas été les seuls visés par l'attaque. Ses camarades devaient être en difficulté. Se tenant le front, en sueur, il entendit la voix lointaine de l'officier, qui l'observait d'un air inquiet.

" Hey... Vous allez bien ? "

Il hocha la tête. Cette douleur était devenue perpétuelle, presque comme une vieille amie. Il commençait à s'y habituer, et il détestait ça. Mais au delà de ce crissement, au delà du bruit mat des munitions se plantant dans la terre, il distingua une autre voix. Une voix familière, douce, qui n'avait pas sa place dans ce décor apocalyptique. Une voix qui le ramenait chez lui, quelques années en arrière. Une voix dont le propriétaire n'aurait jamais dû se trouver ici.

Collant son dos plus fermement au bois rêche, l'Américain se pencha pour distinguer l'abri adverse. Les français avaient cessé de faire feu, et il distinguait un nouvel arrivant, le visage grossier et bouffi, son crâne coiffé d'une perruque blanche aux boucles ridicules. Et à ses côtés se pressait un jeune homme aux traits fins, une jeune homme dont le visage était étrangement similaire au sien, et qu'il reconnut sans mal, malgré sa maigreur. Il murmura, ébahi :

" ... Mattie. "

Ça ne pouvait être que lui. Ses cheveux ondulés, même salis par la crasse et la boue, étaient reconnaissables, de même que ses yeux améthystes accentués par des cernes maladives. Alfred préférait ne pas imaginer ce qu'il avait vécu ces dernier mois, aux côtés de Francis. Les combats menés par la milice canadienne avait dû gravement l'affaiblir. Mais il ne s'attendait sûrement pas à voir son jumeau sur le champ de bataille. Lui qui avait toujours pris soin de se tenir loin des camps adverses, le voilà qui s'avançait en première ligne, alors que les troupiers des colonies étaient à deux pas, leurs armes prêtes à tirer ?

" Qu'est-ce qui se passe... Qui sont ces gens ? " se plaignit Horatio, qui distinguait mal la limite et ceux qui avaient rejoint les hostilités. " Où est Beaujeu ? Et les Français, qu'est-ce qu'ils font ?

- ... Ça, ce ne sont pas des Français. "

Il venait de comprendre son erreur. Depuis des heures, ils n'affrontaient non pas l'armée française, mais la milice canadienne, venue leur prêter main forte. En tuant des soldats de l'autre camp, c'était son frère qu'Alfred avait tué un peu plus à petit feu. Pendant un instant, il souhaita mille fois avoir combattu dans un autre coin de la forêt, là où il aurait pu abattre les soldats de la nation française. Elle était habituée aux souffrances qu'engendrait la guerre. Matthew l'était beaucoup moins, au même titre qu'Alfred.

Il s'en rendait compte, alors que la douleur de ses soldats lui déchirait à chaque seconde un peu plus les entrailles. Quels fous étaient leurs frères de les envoyer combattre ainsi ? Ils n'étaient même pas des peuples unis, même pas des nations à part entière. Juste quelques états regroupés par la poigne d'un pays puissant depuis un autre continent. Juste des colonies.

Gates siffla entre ses dents. Lui aussi semblait avoir compris que cela s'annonçait mal. Le silence s'étant fait dans la clairière, ils écoutèrent autant qu'ils purent les informations que le nouveau commandant donnait à ses hommes.

" Liénard de Beaujeu... rapatrié... mortellement blessé... Je... Jean-Daniel Dumas... prend le commandement.

- Beaujeu a été blessé ? Super, ça fait déjà ça en moins ! se réjouit Gates à mi-voix.

- Je ne crois pas que cela va suffire à nous apporter la victoire... "

Il ne croyait pas si bien dire. À peine avait-il fini sa phrase qu'un bruit de plus en plus proche résonnait dans la forêt. Un mouvement de masse, qui venait vers eux. Quelque chose d'énorme.

"... Ils ont envoyé des renforts. " conclut Alfred.

Il le vit du coin de l'œil. De nouveaux combattants canadiens s'alignaient derrière les abris, des armes neuves et chargées levées en direction de leurs ennemis. Il vit la main de Dumas, ce dernier dissimulé derrière l'un des nombreux arbres, attendre le bon moment, suspendue au dessus de sa perruque immaculée, avant de fendre l'air, son cri résonnant à l'unisson avec celui du jeune Williams.

" FEU ! "

Les tirs explosèrent tous en même temps, tels une bombe meurtrière. Les cris des Américains emplirent la clairière alors qu'un bon nombre s'effondrait dès la première salve. Alfred sentit le choc le plier en deux. Tant de morts en un coup. C'était insupportable pour lui. Il serra les dents, mais une plainte de douleur lui échappa, le visage de son voisin dépeignant l'horreur de la situation. Des ordres furent aboyés dans leurs rangs, prônant sans doute le repli. Mais avant qu'ils ne puissent être appliqués, la sentence résonnait encore.

" FEU ! "

Une nouvelle vague de munitions se déversa sur les Américains, et cette fois, la nation dut se couvrir la bouche pour contenir ses cris. Personne ne pouvait arrêter l'ennemi. Il attaquait sans discontinuer, les mousquets toujours chargés, sans pitié. Prostré, Alfred pensait malgré tout que le danger était derrière lui. Il ne vit pas arriver les soldats d'en face.

Un éclair coloré et vif traversa son champ de vision, et il découvrit des troupiers canadiens, parés de l'uniforme bleu, en embuscade juste au dessus d'eux, sur une plateforme de terre surélevée. Ils pointaient leurs armes dans leur direction, et ils n'allaient sûrement pas rater leur cible. Avant qu'ils n'aient le temps de tirer, Horatio bouscula la jeune nation pour la mettre hors d'atteinte, son propre fusil prêt à faire feu.

" JONES ! "

Les coups partirent, Gates lâchant un glapissement en sentant la balle adverse s'enfoncer dans son épaule, alors qu'Alfred recevait la sienne dans la cheville. La douleur réveillant paradoxalement ses dernières forces, il leva son arme et tira à son tour, atteignant l'un des soldats à la poitrine. L'officier se chargea du deuxième, malgré la douleur fulgurante qui engourdissait son bras. Les ennemis disparurent de leur champ de vision, dévalant sans doute la pente qu'ils avaient gravie.

Tous les deux haletants, face contre terre, il serraient leurs mousquets contre leur poitrine, comme une bouée de sauvetage dans un océan déchaîné. Il ne leur restait que cela pour survivre. Agonisante, poussant des râles dans sa manche crasseuse, son mal de crâne lui déchirant la cervelle et sa cheville le lançant affreusement, la nation entendit à peine les demandes de retraite qui se faufilaient jusqu'à eux. Tout autour de lui se fondait dans un brouillard suffoquant, dans une cacophonie envahissante.

Il sentit des mains le soulever, le porter à bout de bras, alors que le nom du colonel Washington faisait écho autour de lui. Le repli était lancé. George avait ordonné d'abandonner le combat, et leur conquête du Fort. La tête baissée sur le sol boueux qui défilait face à lui, Alfred distinguait les pas difficiles de Gates, et ceux des camarades qui lui prêtaient main forte.

Ils le traînaient vers une zone sécurisée, loin des tirs et de la douleur, tentant de trouver des paroles rassurantes à lui adresser. Il était celui qui en avait le plus besoin. Car en le convaincant lui, c'était la nation toute entière et ses habitants qu'ils convainquaient.

" Tout va bien, Motherland. On va vous conduire à l'abri... La prochaine fois, on gagnera. "

Mais Alfred n'entendait que les hurlements répétés de son jumeau, qui sonnaient le jugement qui s'abattait sur eux.

" FEU ! FEU ! FEU ! "

L'expédition Braddock était un échec. Cette guerre s'annonçait mal.


Les hostilités s'étaient achevées ainsi. Les soldats américains avaient été ramenés sur leur territoire, envahissant Boston et New York, soulevant l'inquiétude parmi les habitants qui frémissaient en ces temps de guerre.

Les portes étaient closes, les volets barricadés, tous tremblaient de peur dans leurs chaumières. Ils avaient peur d'accueillir ces jeunes hommes tombés au combat. Ils avaient peur d'être mêlés à tout ça. Il suffisait d'un contact, d'une parole, et impossible de revenir en arrière. On ne pouvait plus rester aveugle et se dire que tout irait bien, ou que l'on avait des chances de vaincre. Pas en contemplant les blessures sanguinolentes, les membres arrachés et les corps décomposés sur les brancards de fortune.

Les milices frappaient à toutes les entrées, mais personne ne leur répondait. Et personne ne pouvait leur en vouloir, même si les plaintes fusaient dans les rangs. Alors on soignait leurs hommes comme on pouvait. Dans des bars miteux, en imbibant d'alcool fort les plaies ouvertes et boursouflées qui faisaient siffler les mutilés, ou près d'un cours d'eau où on lavait les éraflures avec de pauvres torchons mouillés et du coton maintes fois utilisé. On se relevait comme on pouvait, chancelant, avec des haut-le-cœur, des ventres qui gargouillaient face au manque de provisions.

À l'écart de ces efforts, de ce combat contre la mort, de cette envie de survivre, Alfred observait ses habitants se remettre de leurs blessures. Déjà, les conversations avaient repris, comme si rien n'était arrivé. Chacun tentait d'effacer les quelques heures d'épouvante qu'il venait de traverser. Eux aussi essayaient d'oublier, de faire semblant, comme ces civils qui se tapissaient au fond des caves pour ne pas avoir à offrir leur hospitalité. Les membres de l'armée faisaient figure de spectres, venus dévorer les espoirs des vivants. Les affronter, c'était accepter d'ouvrir les yeux.

Il s'était isolé pour que l'on ne s'occupe pas de lui. Une fois à l'abri, au cœur de la neutralité de Boston, tous s'étaient pressés autour de lui pour panser sa cheville blessée, lui apporter une aide psychologique, ou Dieu savait quoi d'autre. Il leur avait hurlé de s'éloigner, de s'occuper de leurs camarades qui avaient bien plus besoin de soins que lui. Lui pouvait supporter la douleur, et s'en débarrasser. Eux avaient besoin qu'on vienne à leur secours.

Des protestations avaient fusé. Encore une fois, on cherchait à se rassurer, en rassurant la mère patrie. Si Alfred perdait espoir, tous seraient dans le même cas, et ils seraient incapables de s'en relever. Leurs derniers désirs de victoire s'éteindraient à jamais. Mais lorsqu'il avait saisi l'un des soldats par le col et l'avait fusillé du regard, en lui ordonnant de s'éloigner, tous avaient reculé. L'idée d'être achevés par la force d'une nation ne leur disait rien, alors ils avaient fini par se disperser pour aider les blessés.

À la fois soulagé et souffrant le martyre, Alfred avait soupiré une dernière fois avant de tourner de l'œil, la douleur devenant trop forte pour qu'il puisse la supporter. Seul Horatio était resté à ses côtés, cherchant de la pointe d'un couteau la balle qui s'était infiltrée dans son épaule, grimaçant par moments. Un bruit cristallin avait résonné lorsque le projectile avait finalement trouvé le chemin d'une coupelle posée au sol, tintant tel une clochette aux oreilles de l'Américain. Au bout de quelques heures, la peau trouée de sa cheville s'était refermée, ne laissant qu'une cicatrice blanchâtre et circulaire sur sa peau, et sa fièvre était retombée à mesure que ses soldats se remettaient de leurs propres entailles.

Il avait refusé de manger quoi que ce soit, préférant laisser les maigres provisions à ses compagnons. Lui ne risquait pas de mourir de faim. Il avait préféré marcher à travers la ville tel un fantôme, du moins était-ce ainsi que les gens le voyaient. Car il n'était pas humain. Peu des civils le connaissaient avant que la guerre ne commence. Le secret de l'existence des nations était d'ordinaire conservé au sein de l'état, et seuls les généraux les plus hauts placés et les plus chanceux étaient mis au courant. On les faisait passer pour des soldats surentraînés et plus résistants, alors qu'en ce qui concernait les colonies, ils n'en était rien.

On les traitait comme des hommes alors qu'ils étaient encore jeunes et qu'ils n'avaient que peu expérimenté le vrai champ de bataille. On les traitait comme des pays solides alors qu'ils étaient morcelés et essuyaient des conflits à même leur sol. Des Américains qui se battaient contre des Américains. Les écarts de richesse étaient toujours une excuse pour engager des agressions, pour s'attaquer aux plus fortunés, aux marchands et aux artisans. Les villes se détruisaient de l'intérieur. L

es civils combattaient tout autant que l'armée. Ils se battaient contre eux-même, contre ce système qui les oppressait, sans pouvoir désigner un ennemi. À qui devaient-ils se plaindre, si leurs lois étaient injustes ? Personne ne pouvait répondre, même pas Alfred lui-même. Il ne savait qui blâmer. Les Français, qui prenaient la vie de leurs soldats et grignotaient petit à petit leur territoire ? Les riches qui se servaient du commerce pour accroître encore leur fortune sur le dos des autres ? Ou les Anglais, qui se servaient d'eux et de leurs combattants pour étendre leur empire colonial ?

Alfred secoua la tête, son pied envoyant voler un caillou contre un baril vide. Il préférait ne pas penser à cette dernière possibilité. Il se rappelait la dernière fois qu'Angleterre était venu lui rendre visite. Cette fois où il l'avait averti de la future attaque française et qu'il avait fait tout son possible pour l'aider à se préparer. Les hostilités allaient s'engager, la guerre allait commencer. Il fallait défendre sa terre et son peuple contre l'envahisseur. Angleterre... Arthur lui faisait confiance.

Cela remontait à des années, maintenant. La jeune nation avait par la suite organisé le Congrès d'Albany pour décider du sort des Iroquois, qui refusaient de se joindre à la bataille. Finalement, leur neutralité avait été acceptée, malgré l'aide précieuse qu'ils auraient pu apporter à l'Empire. La question d'une alliance entre les colonies avait aussi été remise sur le tapis. Cette idée revenait de plus en plus souvent, avec les affrontements qui approchaient, mais effrayaient trop les représentants. Former une nation complète, c'était renoncer à leur indépendance en tant qu'états. Et chacun était persuadé qu'un pays aussi grand ne pourrait jamais être contrôlé par un gouvernement unique. Cela n'amènerait que le chaos. Alors ils y avaient renoncé. S'unir pour repousser la France était une chose. Mais à l'avenir, les différentes colonies conserveraient leur autonomie. Alfred n'avait pas eu son mot à dire, bien qu'au fond, la perspective d'être enfin complet le tentait.

Il arpenta longuement les ruelles de Boston, repoussant toutes ces interrogations qui n'avaient plus lieu d'être ici. La question avait été réglée. À présent, tout ce qui comptait, c'était la défaite qu'ils venaient d'essuyer. Il leur était désormais impossible de prendre le Fort Duquesne dans l'état où ils se trouvaient, et encore moins avec les alliés canadiens qui leur barraient la route.

Il repensa à Matthew, dans les rangs ennemis, qui donnait l'ordre de faire feu sur les camarades de son frère. Qui le blessait indirectement. Qui se dressait contre lui. Serait-il capable de l'affronter, s'ils se retrouvaient face à face ? Et même s'ils ne l'étaient pas, pourrait-il presser la détente et abattre un ennemi en sachant les souffrances qu'il faisait endurer à son aîné ? Mattie avait-il été placé là par Francis pour le faire hésiter, pour prendre Arthur par les sentiments et le faire capituler ? Était-il un otage ? Cette pensée le dégoûta, et il se promit de flanquer un bon coup de poing à la nation française la prochaine fois qu'il la croiserait.

Mais pour l'heure... Ils avaient besoin d'aide. Il leur fallait des renforts, à eux aussi. Se mettant en quête des colonels qui avaient dirigé l'expédition Braddock, il les dénicha dans un des bars, à noyer leur échec au fond d'un whisky. Comme ils étaient pathétiques, eux, si gradés, représentant la discipline et l'espoir de leur infanterie. À présent, ils ne valaient pas mieux que des ivrognes apeurés, des civils nus sans leurs galons et leurs chapeaux. Ils se fondaient dans le désespoir de cette ville comme des cafards dans une maison abandonnée.

Il remarqua qu'Edward n'était pas présent, sûrement en train de recevoir les soins nécessaires pour le maintenir en vie. Washington, sans cesser de siroter son verre, lui promit d'envoyer un message à l'Empire dès leur retour à la Massachusetts State House. Visiblement, ils n'étaient pas prêts à bouger pour le moment. Comme si chaque seconde n'était pas vitale pour leur survie.

Impatient, l'Américain quitta l'échoppe, tournant en rond dans la rue pour tenter de se calmer. Peut-être ces hommes n'étaient-ils pas le problème. Peut-être était-ce lui le problème, en réalité. Il avait beau se cacher la vérité, il était le moins optimiste de tous, face à l'issue de cette guerre. C'était lui qui piétinait l'espoir de ses troupes, persuadé qu'ils ne remporteraient jamais la victoire. Et c'était lui le plus aveugle, car il tentait de se convaincre du contraire. Il subissait tout ce que sa population vivait, et inversement. Son existence n'était à ses yeux qu'un cercle vicieux.


Il lui fallut attendre quelques semaines pour qu'une délégation britannique accoste au port de Boston. Il savait que cette dernière ne serait pas seule. Que les choses sérieuses allaient commencer, car la nation britannique elle-même débarquait sur le sol de sa colonie, foulant cette terre qui, dans un sens, lui appartenait.

Les navires ne tardèrent pas à apparaître à l'horizon, surgissant du brouillard tels des monstres fascinants. Les habitants s'étaient tous massés sur la jetée, jusqu'à ce que des militaires leur demandent de faire place pour laisser sortir les arrivants. Alfred, cependant, n'attendait pas avec les autres, bien qu'il en mourait d'envie. Les généraux lui avaient demandé de patienter à la Massachusetts State House*, pour laisser à l'adulte le loisir de faire son entrée sans distraction. Évidemment. Le grand Empire Britannique se devait d'être remarqué, et de rester humble devant ses sujets.

Lui n'avait jamais caché sa réelle nature, bien qu'en société il se comportait comme un honnête civil. Mais il était toujours entouré de cette grâce, cette aura de mystère qui vous faisait comprendre d'un seul regard qu'il était quelqu'un de spécial. Même s'il ne l'avouait pas et qu'il jouait au jeu de l'énigme, vous saviez. Vous compreniez qu'il n'avait rien d'humain. Ainsi, lorsqu'il descendit du bateau qui avait ramené une importante part de l'armée britannique, tout le monde savait qui il était et ce qu'il avait accompli.

Une moue d'enfant décorant son visage, assis en tailleur sur l'appui d'une fenêtre, Alfred s'était enfermé dans le bureau d'Arthur pour l'attendre. Mais même d'ici, même aussi loin de l'action, il percevait presque les acclamations qu'Arthur recevait, il voyait presque les yeux brillants des habitants qui l'admiraient comme lui l'admirait dès qu'il le retrouvait enfin.

Il cherchait déjà à deviner quel tenue il portait. Arborerait-il fièrement les couleurs de son empire avec un rouge sanglant à vous crever les yeux, annonciateur du prochain massacre de ses ennemis et de ceux qui se dresseraient sur sa route ? Ou serait-ce plus sobre, avec un complet sombre et élégant qui ferait frémir les jeunes femmes de l'assemblée, accompagné de ce sourire provocant et si sûr de lui ? Il ne le saurait qu'une fois que l'homme aurait franchi cette porte.

L'attente lui était insoutenable, mais on ne lui avait pas laissé le choix. Ainsi, il scrutait les rues aussi étroites que des allumettes, cherchant la diligence qui le conduirait au siège du gouvernement, faisant tourner la chaîne dépassant de son veston entre ses doigts.

Après ce qui lui sembla être des heures, des pas pressés se firent entendre dans le couloir, malgré le velours rouge qui en couvrait le sol, et la porte ne tarda pas à pivoter sur ses gonds. L'Américain se leva d'un bond, son visage retrouvant un sourire naturel et empli d'espoir après ces semaines de guerre et de souffrance pour son peuple.

La première personne à entrer était un simple militaire, sec et coiffé de ses boucles blanches, qui obligea Alfred à pencher la tête, à la recherche de l'autre nation. Il la découvrit enfin, entourée de ces commandants dont le jeune homme n'avait retenu les noms, apparemment en grande conversation avec eux. Il semblait impatient, et pourtant son ton restait calme, mais sans appel.

Il avait revêtu une veste militaire rouge, décorée de galons et d'épaulettes dorés, surmontant un bas et des bottes noirs, comme le plus jeune s'y était attendu. Il portait au visage un air noble, un air de leader malgré cette apparence qui lui donnait, grand maximum, la trentaine.

" ... Défendez le Fort Edward à tout prix. Si les français nous prennent aussi celui-ci, la guerre leur sera inévitablement favorable-

- Arthur ! " l'appela Alfred sans se départir de sa mine réjouie.

" Envoyez également Johnson leur prêter main forte, au cas où, continua l'Anglais sans encore le remarquer, trop plongé dans ses plans de bataille. "

Tous s'étaient arrêtés au milieu de la pièce, l'Américain leur tournant autour en tentant d'atteindre son aîné, sans succès. Le regard émeraude de ce dernier passait d'un général à l'autre sans jamais s'arrêter sur lui.

" Nous devons également empêcher les navires ennemis d'accoster au golfe de Saint-Laurent.

- Arthur-!

- Il va falloir organiser un blocus. Discutez-en avec les amiraux de l'Empire. Je pense que Boscawen sera le plus à même de-

- Art-, commença-t-il, mais il s'interrompit en comprenant qu'il n'attirerait pas son attention ainsi. " England ! "

Comme s'il se rendait soudain compte de sa présence, le Britannique s'interrompit et ses yeux rencontrèrent enfin ceux de sa colonie. Une silence soudain s'abattit sur la pièce, comme si le plus jeune avait interrompu une cérémonie sacrée entre toutes. D'un geste presque nerveux, il vit Arthur triturer les boutons d'or de son manteau, avant de s'adresser à ses hommes.

" S'il vous plaît, messieurs, laissez-nous... "

Les militaires ne discutèrent pas, ayant pris note de toutes les stratégies établies par la nation. Ils quittèrent la pièce sans un mot, refermant la porte dans un claquement sourd. Les deux pays se contemplèrent un instant, comme deux amis de longue date qui ne s'étaient pas vus depuis des années et ne savaient quoi se dire.

Alfred se rendit compte que malgré ses mois d'absences, il n'avait rien à lui raconter. Comment lui parler de l'horreur des combats, des blessures que lui et ses habitants avaient endurées ces derniers mois ? Ce n'était pas pour cela qu'il souhaitait le voir. L'Anglais fut le premier à esquisser un pas vers lui, l'air mal à l'aise, comme si toute son assurance s'était soudain envolée.

" Thirt-, amorça-t-il, avant de se reprendre, toussant un peu. " Alfred... Comment vas-tu ? "

Comprenant son erreur, l'Américain ne put s'empêcher de retenir un soupir de tristesse. Il avait failli l'appeler par son nom de territoire annexé, celui de Treize Colonies. Il détestait qu'Arthur s'adresse à lui en ces termes, tout comme il détestait le désigner en tant qu'Angleterre ou que Royaume de Grande-Bretagne. Il ne lui avait pas laissé le choix, un instant plus tôt, mais il espérait ne pas avoir à recommencer.

Visiblement, l'aîné était encore trop embourbé dans son rôle de nation pour faire la différence entre une simple colonie et celui qu'il considérait comme son petit frère. Mais l'Américain ne s'en formalisa pas et haussa les épaules, esquissant un sourire vite disparu face à son indifférence.

" Bah... ça peut aller, enfin... Comme en temps de guerre, quoi !

- Hm, bien sûr... " approuva Arthur en hochant la tête. " Dès que j'ai reçu votre demande de renforts, j'ai tout de suite réuni le meilleur de l'armée... Enfin, le meilleur que l'on pouvait se procurer avec le conflit actuel en Europe. Je dois jouer sur plusieurs fronts... "

Tout en parlant, il déboutonna sa veste, révélant une chemise immaculée qui lui collait presque au torse. Il semblait se détendre peu à peu, sortir de son personnage si officiel et inaccessible, se défaisant de ce vêtement comme on se débarrasse d'une seconde peau, pour redevenir quelqu'un de plus humain, à qui il serait plus simple de parler.

Bizarrement, Alfred le trouva... changé. Il lui paraissait plus imposant, le visage plus dur et mature. Pourtant, Dieu savait que depuis sa soudaine poussée de croissance, l'Américain le dépassait de peu et le voyait comme plus fragile, moins autoritaire. Mais aujourd'hui, quelque chose était différent. Sans doute les responsabilités apparues récemment avaient-elles provoqué ce changement.

L'Anglais contourna son bureau pour étendre son manteau sur son siège avant de s'y installer, soupirant d'aise.

" Tu n'as plus à t'inquiéter, maintenant. Les prochaines actions seront décisives. Je vais faire sortir Francis de sa cachette, et l'obliger à rendre les territoires qu'il a conquis. Et... nous libérerons Matthew par la même occasion. "

Cette pensée soulagea Alfred. Ainsi, lui et son frère n'auraient peut-être plus à se battre. Malgré son alliance avec la France, il lui pardonnerait sans mal. Sans doute ne lui en voulait-il même déjà plus. Il ne pouvait jamais lui tenir rancune de quoi que ce soit très longtemps. Il était persuadé qu'en tant que colonie, Mattie avait été forcé de participer, comme son cadet avait dû se joindre aux combats avec ses soldats. D'ailleurs, il fallait qu'il aborde le sujet, bien que parler politique en cet instant ne lui disait rien. Mais il fallait se débarrasser des sujets qui fâchent avant tout, pour ensuite pouvoir discuter de tout et de rien avec Arthur.

" Et, euh- À propos de mes hommes... "

L'Anglais, qui avait commencé à feuilleter des rapports laissés sur son bureau, leva les yeux vers lui.

" Hm ?

- Et bien... Ils ont tous pas mal souffert pendant l'expédition...

- L'expédition Braddock, oui. Un vrai désastre, approuva Arthur.

- Et... ils ont tous besoin de soins. Je pense que pour les prochaines opérations... ils feraient mieux de tous rester en ville, avec les civils... "

Pendant une seconde où il croisa le regard de l'adulte, Alfred crut voir une lueur de réprobation traverser ses prunelles, mais elle disparut aussitôt, remplacée par un air grave, presque affligé. La nation posa les papiers qu'elle tenait et croisa les mains sous son menton, s'appuyant sur le bureau pour se pencher vers lui. Et Alfred comprit qu'il n'allait pas aimer ce qu'il allait entendre.

" Malheureusement... On ne peut pas faire autrement que des les renvoyer au combat. Mes hommes seuls ne suffiront pas à remporter la victoire. Nous pouvons leur apporter tous les soins nécessaires, mais il faudra qu'ils retournent se battre.

- Mais... Les villes ont besoin de soutien aussi, Arthur ! Tout est en morceau, avec les récentes émeutes ! Si on envoie tous les hommes au combat, il n'y aura plus personne pour reconstruire, et... "

Il s'interrompit un instant, les yeux verts de l'Anglais dardés sur lui tels des fusils prêts à faire feu. L'Américain baissa automatiquement la tête, scrutant un angle de la pièce.

" Et... La plupart ont été recrutés alors qu'ils ne souhaitaient pas se battre. Je sais que tu as besoin de plus de forces, mais... Depuis la Presse*...

- La Presse était nécessaire, Alfred. Sans ça, France aurait déjà conquis la plupart de tes territoires. Le temps que j'arrive, tu... tu serais devenu une de ses colonies, au même titre que Canada.

- Mais Boston...

- Boston peut attendre. " conclut-il fermement. " On reconstruira tout une fois que l'ouragan sera passé. "

La nation se leva de son siège, et contourna de nouveau son bureau pour faire face à sa colonie. Comme s'il avait besoin de proximité pour que son message soit clair et avalé plus facilement, tel un enfant à qui l'on doit faire prendre un médicament. Il leva une main, esquissant d'abord un mouvement devant son visage, comme s'il s'apprêtait à lui caresser la tête, comme dans le bon vieux temps. Mais finalement, son bras retomba et sa main atterrit sur l'épaule du jeune homme, telle une bête accolade à un ami.

" C'est aussi pour ça que tu es là, Alfred. C'est ton rôle. Rassurer les foules, calmer ces révoltes qui explosent dans tes villes. Leur donner de l'espoir.

- Mais sans main-d'œuvre-

- La main-d'œuvre reviendra lorsque la guerre sera finie. Ce qui ne devrait plus tarder si nos forces s'unissent, n'est-ce pas ? " demande-t-il rhétoriquement, se voulant apaisant, alors que son ordre sonnait plutôt comme un dilemme cornélien.

Alfred ne trouva rien à répondre à cela. Il n'avait pas le choix. Mais il restait une dernière précision à recevoir. Histoire de savoir à qui il s'adressait, exactement.

" Et moi ? Vais-je aussi devoir retourner sur le champ de bataille ?

- ... Bien sûr, " acquiesça-t-il comme s'il s'agissait d'une évidence. " En tant que colonie, tu peux survivre à la moindre blessure. Au même titre que moi, tu es le plus à même de te battre. Si tous les soldats étaient comme nous, les conflits seraient bien plus faciles à régler... Mais d'ordinaire, on ne se mêle pas à eux pour ne pas révéler notre identité.

- Et pourquoi est-ce différent, cette fois ? Pourquoi prenons-nous ce risque ?

- ... "

Arthur détourna pour la première fois les yeux. Touché. L'Américain venait visiblement de trouver un point sensible.

" C'est parce que c'est Francis ? "

L'Anglais laissa échapper une longue bouffée de colère, comme si la simple idée de parler de son ennemi réveillait en lui une rage profonde.

" - Cela fait des siècles que nous sommes rivaux, lui et moi. Pour une fois, je veux que ma victoire sur lui soit totale, et qu'il ne puisse plus s'en relever.

- Ta victoire n'était donc pas totale, la dernière fois ? Avec Jea-

- Ça suffit ! "

Là, il était allé trop loin. Arthur... Non, Angleterre le fusillait du regard, et sa main sur son épaule était devenue un étau. Il le serrait plus fort qu'il ne l'en aurait cru capable, surtout le concernant. Il n'avait jamais levé la main sur lui, ou tenté de lui faire mal. Mais il n'essaya pas de l'arrêter, de peur d'accroître sa colère. Il pouvait le supporter

" Regarde, il est toujours là ! Et il menace de t'enlever, toi aussi ! " explosa la nation. " Si la Guerre de Cent Ans ne lui a pas suffi, je vais faire en sorte que cette fois, il ne vienne pas empiéter sur mon territoire ! Et s'il résiste, j'irai l'attaquer au cœur même de son pays. Je lui reprendrai tout ce qu'il m'a volé et je le regarderai traîner à mes pieds ! "

Ces mots avaient volé tels une gifle au visage de l'Américain. Il n'avait jamais vu Angleterre avec tant de rancœur, tant de dégoût pour un de ses adversaires. Il savait que lui et Francis entretenaient des relations tumultueuses depuis que la "perfide Albion" avait gagné en puissance, mais là, cela flirtait avec l'obsession.

L'Anglais sembla s'en rendre compte, car il cligna des yeux, confus, le souffle lui manquant soudainement. Il lâcha Alfred et se frotta le menton, comme s'il regrettait que de tels mots soient sortis de sa bouche. Il tenta même de se justifier, de rattraper son erreur.

" Enfin... Tu sais, depuis... Depuis William le Conquérant*- "

Bien sûr. Tout était parti de là. Un duc de Normandie s'était infiltré dans les terres anglaises, et avait pris possession du territoire sans que personne ne puisse l'arrêter. Depuis, l'Anglais avait en travers de la gorge ce qu'il considérait comme une violation de ses frontières. Un Normand à la tête de l'Angleterre ! Il ne manquait plus que ça !

" Oui, je sais. " répondit simplement Alfred.

Oh, oui, il savait. Il lui avait longuement raconté cette histoire, la prenant comme excuse pour toutes les confrontations qu'il avait eu avec la France depuis lors. Arthur secoua la tête, comme s'il reprenait ses esprits.

" Bref... J'ai encore quelques plans de bataille à organiser. Je dois aussi lire tous les rapports sur l'échec de l'expédition... "

Il retourna s'installer dans son fauteuil, comme si la conversation était terminée, faisant rouler entre ses doigts les nombreuses feuilles des carnets face à lui. Alfred comprit qu'il pouvait disposer.

" Donc je dois te laisser... "

Le message était bien passé. L'autre releva les yeux vers lui, l'air désolé.

" Pardonne-moi. On se revoit plus tard, dès que j'aurais achevé tout ça. C'est mon rôle de m'en occuper...

- Bien sûr. "

Il avait l'habitude. Même quand il était enfant, son frère ne pouvait jamais rester longtemps en Amérique avec lui. Il devait souvent repartir pour gérer les conflits européens, ou rejoindre d'autres colonies. Et malgré tout ça, stupide comme il était, Alfred attendait toujours son retour avec grande impatience. Sans ajouter un mot de plus, il lui tourna le dos et sortit du bureau, n'entendant même pas les dernières excuses d'Arthur.


Lorsque cette conversation eut lieu, la Guerre de Conquête* n'avait pas encore commencé.

Comme convenu, le Fort Edward fut défendu et leurs principaux ennemis furent faits prisonniers par William Johnson. L'amiral Boscawen établit également un blocus au golfe de Saint-Laurent et détruisit de nombreux navires français pour les empêcher d'étendre leur influence. Ce harcèlement constant de la part des Britanniques marqua le début des véritables hostilités entre les Anglais et les Français.

La déclaration de guerre entre les deux rivaux fut lancée au printemps 1756, leurs colonies se retrouvant prises entre deux feux et n'ayant pas d'autre choix que de se battre. Les rangs s'affaiblissaient, d'un côté comme de l'autre, les villes s'effondraient sur elles-mêmes, et les révoltes en leur cœur se multipliaient. De plus en plus, le même cri se répandait, bien qu'Alfred tente de l'enrayer. Il le parasitait, bien qu'il tentait de le repousser, de garder foi en celui qu'il connaissait.

Vus comme une menace, les Acadiens furent déportés. L'expédition des français sur le Fort d'Oswego fut un succès et la forteresse fut rasée par l'ennemi. La protection de Louisebourg fut également un échec. Tant de défaites anglaises qui remuaient le couteau dans la plaie et sapaient le moral des combattants.

Les cris se transformèrent en hurlement, les révoltes en mouvements de foule démentiels. Pourtant, Alfred gardait encore espoir, et les renforts britanniques continuaient d'arriver. Le blocus fonctionna. Une feinte s'engagea lors de l'attaque du Fort Carillon, qui, occupé par les adversaires anglais en sous-nombre, laissa Louisbourg sans défense, à la merci de l'Angleterre. Lors du siège de Québec, les garnisons canadiennes capitulèrent. La Guadeloupe fut prise par les Anglais. Bref, la situation se renversa.

Les Britanniques gagnèrent du terrain, mirent leurs ennemis à genoux, et contre toute attente, remportèrent la guerre, se déclarant une menace pour tous les pays colonialistes d'Europe. L'Empire fut plus fort que jamais, uni, solide. Mais en Amérique, la révolution grondait. Ces mots, encore et toujours, roulaient sur les langues, passaient sur les lèvres, de bouche en bouche.

" La monarchie est la cause de notre malheur. La monarchie nous oppresse. L'Empire Britannique est un tyran. À bas l'Empire Britannique. "


Glossaire :

*Horatio Gates : officier de l'armée britannique, puis général américain lors de la guerre d'indépendance.

*Beaujeu : De son nom complet Daniel Hyacinthe Liénard de Beaujeu, il était officier canadien durant la Guerre de Sept Ans, et est mort lors de la bataille de Fort Duquesne.

*Massachussets State House : située dans la ville de Boston, elle est le siège du gouvernement fédéré de l'État du Massachusetts.

*La Presse : (impressment, en anglais) était un système de recrutement, utilisé notamment au Royaume-Uni, qui consistait à enrôler de force des gens pour servir dans l'armée, brutalement et sans préavis.

*Guillaume/William le Conquérant : Duc de Normandie devenu roi d'Angleterre en 1066.

*Guerre de Conquête : nom donné à la guerre se déroulant aux États-Unis, à la même période que la Guerre de Sept Ans en Europe.