Note: Dans "Limelight Revelations", j'avais inventé ce qu'étaient devenus les protagonistes de "De bons présages" en 2018. Quatre phrases étaient consacrées à Wensleydale. Mais j'avais imaginé toute l'histoire derrière ces quatre phrases. Et quand Holoxam a pointé que c'était un chouette futur pour ce personnage, j'ai eu envie de l'écrire.

Le headcanon que Wensley est bi s'est imposé à moi mais j'ai longtemps hésité à l'écrire de peur de manquer involontairement de respect à quelqu'un. Si vous trouvez qu'il y a dans cette fic quelque chose à ce sujet qui vous dérange ou qui est complètement à côté de la plaque, n'hésitez pas à me le dire (ici, ou via tumblr, ou par mail: souslesauleao3 ).


"Puisque la vie se tire sans le moindre mal

Sans le moindre signe, sans le moindre charme

A bord d'une vieille routine à l'assurance lamentable

Un vague souvenir peut devenir un idéal"

(Da Silva - L'aventure)


« On ne peut vraiment pas commencer sans lui ? Je représente bien mes filles, moi. » Giulia Modenese fait claquer sa langue d'exaspération. « Ce garçon n'est jamais à l'heure. »

Dissimulant son propre agacement à voir son minutieux planning de l'après-midi ainsi mis à mal, Jeremy temporise, tout en vérifiant la date de naissance du neveu de la vieille dame dans le dossier ouvert devant lui : « Il a indiqué son intention d'être présent pour l'ouverture du testament de votre père. Attendons encore quelques minutes, il va arriver. »

Lorsqu'ils ont établi le document, quelques mois avant le décès de Paolo Modenese, ce dernier l'a prévenu que son aînée le prendrait mal, et la condescendance avec laquelle elle appelle « garçon » son neveu de trente-six ans – d'autant plus irritante que Jeremy n'a que deux ans de plus – confirme la probabilité d'un esclandre.

Jeremy soupire intérieurement et s'apprête à faire montre d'une autorité prétendument assurée. C'est dans des moments comme celui-ci qu'il regrette de n'avoir finalement pas choisi la comptabilité. Les gens sont tellement plus compliqués que les chiffres.

Il jette un coup d'œil à Beatrice Modenese, la cadette, mais elle ne réagit pas, apparemment décidée à ne pas entrer dans le jeu de sa sœur.

Enfin, après un coup discret à la porte, Anissa fait entrer le retardataire. Luca Fabrini, les joues rosies, un peu essoufflé, tend une main glacée à Jeremy en s'excusant de son retard, puis salue sa mère d'un sourire désolé et sa tante d'un signe de tête formel assorti d'un « Ma tante » juste assez onctueux pour frôler l'impertinence. Tandis qu'elle pince les lèvres sans répondre, il ôte son manteau et s'assied en chassant de ses cheveux noirs les flocons de neige qui achèvent d'y fondre.

Jeremy réitère les condoléances d'usage et livre les explications habituelles tandis qu'il extrait le testament de son enveloppe. Les premiers legs ne surprennent personne. Il y a peu de biens, Monsieur Modenese n'ayant été que locataire de son appartement londonien. Les meubles et liquidités sont répartis équitablement entre ses deux filles et quelques bijoux vont aux deux filles de son aînée. Jeremy fait une pause presque imperceptible avant la dernière ligne.

« La maison sise 3 via Alba à Gangi reviendra à mon petit-fils, Luca Fabrini. »

Si lui et sa mère se contentent d'afficher une expression étonnée, Giula Modenese bondit littéralement de son siège avec une exclamation indignée.

« Pourquoi ? C'est la maison familiale depuis des générations ! Elle devait me revenir, ou au moins à mon aînée qui aurait pu la léguer ensuite à ses enfants, elle ! » Avant que quiconque puisse ouvrir la bouche, elle apostrophe Jeremy. « Mon père n'avait plus toute sa tête, vous savez. »

« S'assurer de l'état mental du testateur fait partie du travail du notaire et Monsieur Modenese ne montrait aucun signe de diminution de ses facultés. Son testament ne peut être remis en question », assure Jeremy, en la voyant venir.

La mâchoire contractée, la vieille dame se tourne vers son neveu et pointe vers lui un index menaçant. « Je te préviens, ne t'avise pas d'emmener tes... » In extremis, elle paraît renoncer au terme qu'elle s'apprêtait à employer, jetant avec hargne : « … petits amis et de faire tes cochonneries dans la maison où je suis née. »

Il se contente de la toiser froidement sans daigner répondre. Sa mère, en revanche, ose une protestation qui lui vaut une diatribe dans ce qui ressemble plus à un dialecte qu'à de l'italien. Jeremy coupe immédiatement Giula Modenese, la rappelant à l'ordre plus sèchement qu'il ne s'y est préparé. Rouge de colère, elle s'empare de ses affaires et quitte le bureau en claquant la porte.

Les dernières formalités accomplies, sa cadette, visiblement embarrassée, s'éclipse rapidement à son tour, en mimant un coup de téléphone à l'intention de son fils.

Celui-ci enfile son manteau avec une petite grimace. « Désolé pour la scène. Le pire, c'est qu'elle déteste cette maison. C'est juste qu'elle me déteste encore plus. Ca fait des années qu'elle n'y a plus mis les pieds. Il faut reconnaître que c'est une minuscule bicoque sans aucun confort, dans un village de montagne paumé. Mais j'y ai passé des étés merveilleux avec mes grands-parents, avant que mon grand-père soit veuf et quitte la Sicile pour nous rejoindre. »

« C'est pourquoi il pensait que vous seriez heureux de l'avoir. »

Il n'a pas caché son affection pour son petit-fils, en qui il se revoyait sans doute. Même silhouette svelte, même taille modeste – maintenant qu'ils sont debout tous les deux, Jeremy, pourtant de taille moyenne, le domine de pratiquement dix centimètres -, même teint mat, même yeux tellement sombres que l'iris se confond presque avec la pupille.

« C'est le cas. Mais disons que ça tombe mal. Je sais que la maison réclame des travaux urgents si on ne veut pas qu'elle se dégrade, et je ne vais pas avoir l'occasion d'y aller avant un bout de temps. »

« Pourquoi ? » demande Jeremy, avant de se souvenir que, d'une, ce ne sont pas ses affaires et que, de deux, les clients suivants doivent déjà attendre depuis un moment.

« Je pars pour une mission de trois ans en Islande dans moins d'un mois. »

« Ah. » Ca sonne comme un jeu qu'Adam aurait inventé, avec des espions envoyés en mission pour chercher une base secrète sous un glacier. « Vous pourriez confier les travaux à une entreprise sur place. »

« C'est que… je ne suis pas exactement en fonds en ce moment. Et pas question que ma mère engloutisse le peu dont elle vient d'hériter là-dedans. Elle se prive depuis assez longtemps. »

« Un emprunt, alors ? Vous le rembourserez en louant la maison. »

« Mmh. Le village est tout sauf touristique, et il se vidait tellement qu'on y a bradé des maisons en ruines à un euro. Difficile de louer dans ces conditions. Mais… désolé, j'abuse de votre temps. Je trouverai bien une solution. » Une nouvelle poignée de main, ferme, agréable, chaude cette fois.

Jeremy lui ouvre la porte et le suit des yeux pendant qu'il traverse la salle d'attente et que le jeune couple venu établir un contrat de mariage se lève pour entrer.


« Alors, ton éditeur ? Il a dit quoi ? »

« Il adore. Il veut juste changer le titre. Pas assez accrocheur pour les gosses, selon lui », répond Adam en égouttant les spaghettis. « Mais il a tort et je compte bien le faire changer d'avis. »

Adam sait toujours ce qui va plaire à son public. Ils ont la même imagination débordante.

« Les garçons, à table ! » appelle Pepper. « Et Rachel, descends des genoux de Parrain et laisse-le manger. »

Jeremy pose sa filleule par terre alors que les jumeaux entrent en trombe dans la cuisine.

« Ca va si je les emmène en balade demain après-midi ? »

« Tu me demandes vraiment si j'apprécierais un dimanche après-midi de calme pour pouvoir préparer les pancartes de la manif ? » plaisante Pepper. « Merci, Wensley. »

« Après, on goûtera chez ma mère, ça lui fera plaisir. »

Même si Tadfield est le genre de village où tout le monde se connaît et où on se préoccupe de son voisin, elle se sent parfois fort seule depuis que le père de Jeremy est décédé d'une crise cardiaque. Deux ans, déjà. Il a pris l'habitude de retourner dormir dans sa chambre d'adolescent pour passer le dimanche avec elle, chaque fois qu'il est invité à dîner le samedi chez ses amis. Soit pratiquement tous les week-ends depuis qu'il est à nouveau célibataire. Certes, il est content de les voir plus souvent, et revenir à Tadfield le réconforte toujours étrangement, mais pourquoi diable tout le monde a-t-il l'air de croire que passer le week-end seul est une sorte de malédiction ?

La fourchette en suspens au-dessus de son assiette, il les regarde manger et discuter avec animation.

A mon âge, c'est à ça que ma vie est censée ressembler, n'est-ce pas ?

Ce serait l'étape logique, écrite d'avance, à franchir après les précédentes. Des études réussies plutôt brillamment. Un stage consciencieux chez un vieux notaire qui l'a recommandé à toute sa clientèle quand il a pris sa retraite. Un appartement dans Londres, grâce à son train de vie assez confortable et à des investissements judicieux. Jusqu'ici, il a bien suivi – enfin, presque – les rails d'une existence sans histoire semblable à celle de ses parents.

Mais faire naître des enfants dans ce monde ? Et s'inquiéter, sans cesse, de tout ce qui pourrait leur arriver ?

« Si tu commences à y réfléchir rationnellement, tu ne fais jamais de gosses ! » avait rétorqué Kate, excédée.
Précisément.

Inutile d'y repenser maintenant. Ca va. Il va bien. Elle a pris la décision qui s'imposait. Sans fracas, en disant qu'elle était désolée, que c'était trop important pour elle, qu'elle n'allait pas en rajeunissant et qu'elle ne voulait pas lui forcer la main. Objectivement, elle a eu raison. Un choix sensé. Il respecte ça. Tout va bien.

Il a hésité à la rappeler, mais pour quoi faire ? Finir par lui redemander, encore, un délai de réflexion quand elle remettrait une fois de plus sur le tapis sa proposition d'emménager ensemble dans un appartement avec plus de chambres ? Il lui a déjà fait perdre suffisamment de temps et, même si elle ne l'a pas blâmé pour ça, il s'en veut. Il aurait dû lui dire dès le début, mais il avait pensé que, peut-être, il finirait par changer d'avis. Ca lui apprendra à transiger avec ses propres règles. Il est bien placé pour savoir qu'un contrat clair dès le départ, c'est essentiel. C'est pour cette raison qu'il annonce toujours rapidement qu'il est bi. Si ça fait fuir quelqu'un, autant que ce soit avant de s'attacher. Kate, elle, n'avait pas fui. Et même, avant de partir, elle a été assez gentille pour comprendre que ça n'a rien à voir avec sa décision.

Non, le problème, c'est sans doute seulement qu'il apprécie sa vie comme elle est.

Aie au moins le courage d'appeler un chat un chat : tu es devenu un foutu vieil égoïste cramponné à tes petites habitudes.

Trop ? Ces derniers temps, il éprouve parfois une pointe d'envie face à l'existence de ses amis. Adam vit au jour le jour, dans son univers, apparemment insouciant, comme si quelque chose connu de lui seul lui conférait une foi inébranlable en l'avenir. Pepper n'a jamais peur de monter au créneau pour défendre… eh bien, toutes les causes qu'elle estime devoir être défendues. Et Brian est toujours par monts et par vaux pour ses articles. Quand c'est au tour de Jeremy de raconter sa semaine, il expédie le sujet d'un ton désinvolte – « oh vous savez, le train-train, la paperasse » - avec, de temps en temps, une petite bouffée d'anxiété. Parfois, il doit bien se l'avouer, il s'ennuie un peu. Et s'il regrette, un jour, quand ce sera trop tard ?

Et puis, il se rappelle que le travail d'Adam est précaire et nécessite bien trop d'imagination, qu'il n'est pas rare que Pepper passe une nuit au poste de police, et que la vie de Brian est pleine d'imprévus. Et les imprévus, à Jeremy, ça lui file des crises d'angoisse. Il aime les horaires fixes et son petit confort. Non, vraiment, il se connaît assez pour savoir qu'il mène la vie qui lui convient. Tout bouleverser ? Pour faire quoi d'autre, d'abord ? Ce n'est pas son genre d'idéaliser la vie de bohème, comme le pote d'Adam qui a dîné avec eux deux semaines plus tôt et qui - Oh! Mais...

« Wensley, ça va ? »

Adam le dévisage, bientôt imité par Pepper.

« Mmh ? Oh. Oui. Je réfléchissais à un truc. Tu crois qu'il était sérieux, ton copain David, à propos de son année sabbatique en Italie ? »

« Oh oui. Il ne rêve que d'un séjour italien, à la grande mode des Romantiques, pour écrire le roman qui le démange depuis des années. Il dit qu'il lui faut du dépaysement et de la solitude. »

« C'est un adorateur de Shelley », chuchote Pepper à Jeremy, comme si c'était un secret honteux.

Adam sourit à la raillerie affectueuse. « Sérieux mais fauché. Sans salaire pendant un an, il voit mal comment vivre là-bas. »

« Oui, il en a parlé. C'est bien lui dont tu m'as dit qu'il est bon en bricolage, non ? »

Adam hausse un sourcil, les yeux pétillant de curiosité.

« Je vois pas le rapport, mais oui. Il a retapé toute sa maison lui-même. Pourquoi, tu cherches quelqu'un pour faire des travaux chez toi ? »

« Pas moi. Un client. »


Jeremy fait glisser vers Luca Fabrini le contrat de location qu'il a pris la liberté de préparer, après l'échange de coups de fil d'hier.

David pourra occuper la maison de Gangi pendant un an sans payer de loyer, en échange de la restauration et de l'entretien de l'habitation, selon des conditions que Jeremy a insisté pour détailler. Eviter toute mauvaise surprise à ses clients, ça fait partie du job. Même si, techniquement, son client était Paolo Modenese et non son petit-fils.

Ce dernier a trouvé l'idée excellente ; David s'est enthousiasmé et a accepté immédiatement, à l'étonnement de Jeremy qui s'attendait à le voir au moins tergiverser. Il y a donc réellement des gens qui font ça ? Mettre leur boulot entre parenthèses, se désengager de tous leurs devoirs pour se consacrer à leur passion ? Et en se décidant si vite, encore bien, sans même prendre le temps de peser le pour et le contre.

« Vous êtes sûr que vous ne voulez pas le rencontrer avant ? » redemande-t-il. A croire qu'il s'en fait plus que les deux principaux intéressés, dans cette histoire.

« Franchement, j'ai déjà tellement de choses à régler ces jours-ci… Et puis, vous le connaissez. »

« Seulement un peu », rappelle Jeremy. Mais l'autre se penche déjà sur le contrat pour le signer.

Tiens, ses tempes commencent à grisonner légèrement. Jeremy n'y a pas prêté attention, l'autre jour, malgré son coup d'œil admiratif aux boucles sombres et drues. Autre chose que sa vague ondulation et son insipide blond tirant sur le châtain. Enfin, au moins les premiers cheveux gris y passent-ils inaperçus. Bien qu'en cet instant, il trouve que ça ne manque pas de charme.

Il baisse promptement le regard vers son dossier quand Luca Fabrini relève la tête pour balayer son objection d'un sourire. « Je fais pleinement confiance à votre jugement. » ll lui tend le contrat signé et les clés de la maison. « Vraiment, merci ! Vous me tirez une sacrée épine du pied. »

Il s'apprête déjà à partir quand Jeremy se décide à poser la question qui le tarabuste depuis une semaine. « Veuillez excuser mon indiscrétion mais… vous avez parlé d'une mission en Islande et j'avoue que je me suis demandé ce que ça pouvait bien être. » Il récolte un regard un peu surpris et amusé, et tente de se justifier, en espérant ne pas être en train de rougir autant que la chaleur de ses joues le lui laisse supposer : « C'est plutôt inhabituel, comme destination. »

« C'est un endroit privilégié pour l'observation des baleines. »

« Les baleines ? »

Pourquoi cette impression de souvenir oublié qui cherche à remonter à la surface ? Jeremy a soudain des images fugaces de cet été aux jeux encore plus bizarres que d'habitude avec les Eux, une bribe de conversation avec Adam – à propos des baleines ? - et le sentiment flou d'avoir accompli quelque chose de capital. Mais qu'aurait-il bien pu faire d'important ? Il n'était qu'un gamin de onze ans.

« Un rêve de gosse. J'ai passé des heures à lire des magazines scientifiques et à regarder des documentaires sur les baleines, les dauphins... Et j'ai fini biologiste marin. »

« Oh, moi aussi ! » ne peut retenir Jeremy, avec un enthousiasme tout à fait déplacé. La faute à la voix chaleureuse de son interlocuteur, qui l'a distrait. « Les magazines et les documentaires, je veux dire. Pas la biologie marine. Vu que j'ai euh… fini notaire. Manifestement. » Si tu pouvais juste te taire, tu aurais peut-être une chance de ne pas passer pour un parfait crétin. « C'est… moins exaltant, je suppose », finit-il pitoyablement.

« J'imagine que ça a ses côtés intéressants. Connaître les secrets de famille des gens, par exemple. »

Moins que l'idée que les gens s'en font, mais Jeremy ne corrige pas et retourne le sourire.

Luca Fabrini regarde sa montre. « Désolé, j'aurais aimé discuter plus longtemps, mais j'ai rendez-vous avec mon propriétaire. Et vu que je vais essayer de l'amadouer pour qu'il me laisse son appartement une semaine de plus que ce qu'il voudrait, ce serait bien si je pouvais être à l'heure, pour une fois. Merci pour tout. » Il lui serre la main. Peut-être un rien plus longtemps que nécessaire ? Jeremy tance son imagination. « Et... s'il y a des questions à propos de la maison… n'hésitez pas à m'appeler. »


N'hésitez pas à m'appeler. Non, pas comme ça. N'hésitez pas à m'appeler. Oui, cette intonation-là.

Oh, bon sang ! Au bout de quatre jours à se répéter cette phrase, il est temps d'admettre que ça n'aide pas à savoir si elle voulait dire autre chose que « Vous pouvez m'appeler si, et seulement si, il y a des questions à propos de la maison. » Evidemment, il y a aussi la façon dont il l'a regardé dans les yeux en la disant, mais ça ne signifiait pas forcément quelque chose. Et, bien sûr, il a pu ne pas penser que David possède aussi ses coordonnées à présent, et que ce dernier peut l'appeler pour lui poser ses questions directement. « Qu'il n'hésite pas à m'appeler » aurait été moins ambigu.

Oh, arrête avec ça ! Ce n'était pas ambigu du tout.
Ah oui ? Et « j'aurais aimé discuter plus longtemps », alors ?

Misère. Il n'est pas bon à ce jeu. Pas du tout. Il se croirait de retour en première année d'université, quand des semaines à flirter avec cet étudiant en histoire de l'art n'avaient débouché sur rien, probablement parce que tout ce que Jeremy avait cru être des signaux de sa part n'était que le fruit de son imagination. Ou alors, il s'y était juste pris comme un manche. C'était la première fois qu'il osait draguer un mec. Au collège et au lycée, il n'était sorti qu'avec des filles qui lui plaisaient. C'était plus facile. Enfin, façon de parler. Disons moins risqué. En tant que premier de classe binoclard, il avait déjà sa dose de problèmes sans en rajouter.

L'université avait été, de ce point de vue, un soulagement. Dont, avec le recul, il aurait dû profiter davantage, au lieu d'avoir toujours le nez dans ses cours. Mais les soirées estudiantines n'étaient vraiment pas sa tasse de thé. Et puis, ses études coûtaient cher à ses parents et travailler dur était le moins qu'il puisse faire, même si - c'était le monde à l'envers - ils l'encourageaient à sortir en lui serinant : « Junior, ce n'est pas à la bibliothèque que tu vas rencontrer quelqu'un » - ils ne disaient jamais une fille, toujours quelqu'un, comme Adam, Pepper et Brian.

Ce en quoi ses parents avaient tort. C'est parce que Nicolas étudiait toujours en face de lui à la bibliothèque qu'ils avaient fini par sortir ensemble. Jeremy s'imaginait déjà leur raconter l'anecdote en le leur présentant mais Nicolas ne partageait pas exactement cette vision de l'avenir, avait-il déduit en le surprenant avec un autre étudiant. Voilà ce qu'on gagne à se laisser distraire. Il avait veillé à ce que ça n'arrive plus.

Alors, c'est ce que tu as l'intention de faire ? Essayer de rattraper le temps perdu en t'octroyant un plan cul ? Toi qui ne couches jamais avant le troisième rendez-vous ?

Il cligne des yeux face au formulaire où figure le numéro de téléphone de Luca Fabrini. Il a à peine conscience d'avoir pris le dossier et de l'avoir ouvert sur son bureau.

Ca fait bien longtemps qu'il ne s'est plus senti aussi attiré par un homme. Pourquoi est-ce qu'il n'aurait pas le droit de s'amuser, pour une fois? Ce serait sans enjeu, vu son départ prochain. Juste une bonne soirée, sans avoir à jauger les intentions de l'autre, à soupeser ce qu'il faut déjà dévoiler ou non, à se rappeler de ne pas s'emballer trop vite. Qu'est-ce qu'il risque ? Ce n'est pas comme si c'était un type ramassé en boîte ou sur le net. Il a l'air correct.

Si tu crois que lui avoir parlé deux fois et posséder une copie de sa carte d'identité dans son dossier n'en fait pas un inconnu… Tu ne sais même pas s'il est célibataire. Et quand bien même ce serait miraculeusement le cas, il va te rire au nez au téléphone.

Si ça arrive, l'avantage, c'est qu'il sera bientôt loin d'ici. Aucune chance de le recroiser par hasard.

Jeremy regarde l'heure sur son portable. Dans cinq minutes, c'est la fin de sa pause de midi, et après les clients vont s'enchaîner. Il a besoin d'y réfléchir encore un peu. Il s'apprête à refermer le dossier. Il pourra toujours appeler plus tard.

Mais il se connaît. Plus tard, ça veut dire jamais. Quatre minutes. Il compose le numéro et inspire une bonne fois.

« Allô ? Heu… Jeremy Wensleydale ici. » C'est pas vrai ! Pas avec ce ton, on dirait que tu vas lui annoncer que son grand-père est mort une deuxième fois ! Aie l'air détendu !

Il perçoit une hésitation.

« Ah, bonjour. C'est à propos de la maison ? »

« Non. En fait hem… je ne vous appelle pas pour raison professionnelle. » C'est le moins qu'on puisse dire. C'est tout sauf professionnel. Et manifestement, il ne s'attendait pas à ce que tu l'appelles pour autre chose. Trouve un prétexte pour ce coup de téléphone, puis raccroche vite fait. « Je voulais savoir si vous… tu… » tente-t-il, la voix en point d'interrogation. Raccroche, je te dis. « … si tu aurais envie de boire un verre avec moi ce soir ou... ou un autre soir si tu es occupé aujourd'hui. Mais je comprendrais si tu ne… »

Il laisse sa phrase en suspens. Il a bredouillé tellement vite qu'il n'est pas sûr d'avoir été compris. Il y a un long silence au bout du fil. Répéter sa demande posément est au-dessus de ses forces. Il commence à éloigner le portable de son oreille, prêt à mettre fin à l'appel, quand il entend : « D'accord. »

Il rapproche précipitamment le téléphone et s'exclame : « D'accord ? »

« Oui. » Il peut entendre d'ici le sourire en coin. « Ce soir, ça me va. Si 21h30, ce n'est pas trop tard pour toi. J'ai pas mal de boulot à finir. »

« C'est… parfait. »

Un long silence à nouveau. Jeremy a la vague impression que son interlocuteur attend qu'il dise quelque chose.

« Où ? » finit par demander Luca. Toujours le même ton gentiment amusé.

« Oh. Euh… » Il a complètement oublié d'y réfléchir. L'improvisation, ça ne te réussit pas, tu le sais bien. « Il y a un pub sympa, à quelques rues d'ici. Mais peut-être que ça t'arrangera mieux dans le centre… »

« Comme tu veux. De chez moi, c'est pareil. »

« C'est… » Pas moyen de revenir sur le nom du pub. Et c'est quoi, l'adresse, exactement ? Il pianote en toute hâte sur le clavier de son ordinateur, affreusement conscient d'aggraver son cas à chaque seconde qui passe. Enfin – Dieu bénisse Google Map – il articule tant bien que mal : « Le Wheatsheaf, Haven Lane. »

« Ok. A ce soir, alors ! »

Jeremy sourit bêtement à son téléphone, jusqu'à ce que son cerveau le tire par la manche et lui fasse un bref mais terrifiant topo de la situation: il a rendez-vous avec un mec qu'il connaît à peine. Absolument canon. Dans huit heures.
Il est tout sauf prêt.