FREJA

Une puissante rafale de vent s'engouffra entre les branches des sapins qui trônaient sur les hauteurs de ces terres depuis de nombreuses années. La neige recouvrait la moindre parcelle de l'endroit. Cruelle, trompeuse, elle dissimulait les dangers des pics rocheux. Au nord, la falaise donnant sur la mer déchaînée était, elle aussi, effacée par la tempête de neige qui aurait empêché quiconque de voir au-delà de ses propres pieds. Il aurait fallu être fou pour s'aventurer ailleurs que chez soi par une pareille nuit. Et fou, Cerdic ne l'était pas. L'homme demeurait paisiblement installé près du feu de sa hutte, aiguisant une hache déjà fort polie, songeur.

Malgré la chaleur et la lumière qui amenaient du feu, le visage du guerrier était toujours aussi glacial et sa carrure tout aussi impressionnante. On lisait dans son regard toute la haine que pouvait ressentir cet homme. Il était de ceux qui méprisaient toute forme de faiblesse. Il s'efforçait d'ailleurs de ne jamais en avoir, c'était pour ainsi dire indispensable pour ses plans de conquête. Car Cerdic avait de l'ambition. Beaucoup d'ambition ... Cela prendrait du temps, il en était conscient, mais un jour, il deviendrait le chef le plus puissant et offrirait à son noble peuple une terre bien plus accueillante que cet endroit où l'hiver ne semblait jamais prendre fin.

L'homme se leva, satisfait de ses plans futurs et installa sa hache à côté du foyer. Enfin, il alla se coucher auprès de sa femme, sans songer ne serait-ce qu'un instant à aller soutenir sa concubine qui était en train de mettre au monde un futur bâtard.


Les fins doigts d'une femme se crispèrent nerveusement sur l'étoffe froissée sur laquelle on l'avait allongée. Elle retint un hurlement alors qu'une de ses amies venait lui humidifier le front. Celle-ci déplaça les longues mèches blondes qui tombaient devant les yeux de la jeune femme avant de lui souffler :

- Courage, Freja, courage !

Freja hocha la tête, mais elle se sentait si fatiguée ... Elle désirait tant voir Cerdic. Pourquoi ne venait-il pas ? Etait-il si furieux d'avoir un bâtard ? S'interrogea la jeune femme entre deux contractions. Les larmes lui montèrent aux yeux, qu'elle avait bleu métallique. Une nouvelle vague de douleur, plus forte que les autres, la submergea et elle ne put s'empêcher de crier.

Pourquoi pour donner la vie fallait-il passer par tant de souffrance ? Elle posa sa main sur son ventre rebondit. Les derniers mois avaient été durs, c'était certain. Son chef, son amant, ne lui avait plus adressé un regard du jour où il avait su pour sa grossesse. Il ne reconnaîtrait pas l'enfant. Ce constat avait brisé le cœur de Freja, qui croyait sottement que Cerdic l'aimait et qu'il serait heureux d'avoir un autre enfant que cet étrange garçon qu'était Cynric. Et s'il n'y avait eu que Cerdic ... Mais les hommes de la tribu parlaient entre eux, sans le vouloir, elle s'était faite une bien mauvaise réputation et en l'espace de quelques semaines, plus personne ne désirait entendre parler d'elle. Elle se souviendrait toujours du jour où son propre père l'avait frappée en lui hurlant qu'elle avait bafoué l'honneur de leur famille.

Et malgré tout cela, elle avait tenu. Grâce à quelques amies. Des femmes qui avaient été, elles aussi, les concubines de Cerdic et qui avaient subi les mêmes choses qu'elle subissait. Oui, elle avait tenu. Parce qu'elle, elle l'aimait cet enfant qui grandissait en elle. Quel que fût son sexe, elle savait qu'elle l'aimerait tout autant, fût une fille ou un garçon. Il serait à partir d'aujourd'hui son bien le plus précieux. Seulement, elle commençait à douter ... Pourquoi était-ce si long ? Pourquoi se sentait-elle si faible, de seconde en seconde ? Pourquoi ses amies avaient-elles toutes de si sombres visages ? Pourquoi s'étaient-elles presque toutes tues ?

- Je vois la tête ! S'exclama enfin l'une d'elles, comme pour contredire ses pensées. Il arrive !

Le cœur de Freja commença à se détendre de soulagement. C'était bientôt fini. Sa plus proche amie, Prùd, lui saisit la main et la tapota doucement.

- Freja ! Restes avec moi ! Tu entends, ne lâches pas !

- Allons Freja, approuva une autre, tu y es presque !

Et quelques instants plus tard, l'enfant était finalement dans les bras de sa fidèle amie. Dans un état second, Freja comprit. Prùd lui lança un regard peiné. Aucun cri caractérisant la venue d'un nouveau-né n'avait retenti dans la hutte. Son amie s'approcha d'un pas hésitant, puis donna le nourrisson, qu'elle avait enveloppé d'un linge, à sa mère.

- C'était une fille, souffla Prùd en faisant signe aux autres femmes de sortir.

Freja serra le minuscule corps ensanglanté contre elle et fut prise de violents sanglots. Son enfant, sa petite ... Elle l'avait tant désirée, tant aimée. Elle se rappelait encore la joie qu'elle avait éprouvé lorsqu'elle l'avait senti remuer dans son ventre. C'est à cet instant qu'elle avait juré de prendre soin de cet enfant, quoi qu'il arrive. Alors pourquoi lui avait-on retiré ce droit ? Elle aurait tout donné, n'importe quoi, pour voir sa petite fille grandir. Mais non, elle était là, contre sa poitrine, si légère, si belle. On aurait presque dit qu'elle était simplement endormie.

- Je vous en supplie, rendez-moi ma fille, hoqueta Freja. Pitié !

Prùd allait sortir à son tour lorsqu'elle crut halluciner. Elle se frotta les yeux.

- Freja ... murmura t-elle.

Mais la jeune maman sanglotait à s'en fendre le cœur.

- Freja ! répéta-t-elle plus fort. Elle respire ! Sa poitrine ! Elle se soulève !

Freja ouvrit brusquement les yeux et regarda à travers ses larmes la poitrine de sa fille.

- Comment ?

- Un miracle ! S'exclama Prùd. Les dieux ont entendu ta prière.

La nouvelle-née ouvrit subitement la bouche et hurla. Freja au travers de ses larmes aurait juré n'avoir jamais entendu un plus beau son que celui-ci.