Crédits : les personnages, à quelques exceptions près, appartiennent à Maki Murakami, nous nous contentons simplement de les emprunter.


CHAPITRE PREMIER

On ne peut pas dire que nous profitons vraiment des villes dans lesquelles nous sommes en tournée. Nous arrivons, répétons, derniers réglages, concert et nous partons.

Lorsque nous nous produisons plusieurs jours consécutifs dans une même ville, une autre routine s'installe avec parfois quelques libertés si le cœur nous en dit et surtout si le corps suit. Souvent, nous sommes trop fatigués pour faire le mur. Mais cela nous arrive… ou plutôt, cela m'arrive, Shuichi restant au téléphone avec son Yuki (ou pleurant parce qu'il n'arrive pas à le joindre) et Fujisaki… et bien, il doit certainement bouquiner ou dormir tout simplement – à moins qu'il ne supporte silencieusement les jérémiades de Shu mais ça, je n'y crois pas. Il fait semblant de dormir avec les écouteurs de son MP3 sur les oreilles. Combien de fois ai-je éteint son appareil alors qu'il s'était endormi en écoutant de la musique ?

Hier nous sommes arrivés à Sapporo. J'ai de très bons souvenirs de Sapporo. Nous venions ici chaque année avec mes parents et Yuji. Y revenir est comme retrouver la famille que j'ai perdue. Avoir choisi une voie artistique nous a fait tomber en disgrâce et le noyau familial a éclaté. Qu'importe…

Ce soir, avant de partir m'imprégner des souvenirs passés, j'aimerais une douche, histoire de me détendre.

Quand j'entre dans la chambre, elle est déserte.

Je pousse la porte de la salle de bains et la trouve emplie de buée. Devant moi, Fujisaki se savonne. Il n'a pas conscience tout de suite de ma présence. Quand son visage se tourne lentement vers moi, il semble surpris puis en colère.

« Pourquoi restez-vous planté comme ça ? Vous ne voyez pas que vous me dérangez ? »

Je suis pétrifié. Je ne sais pas pourquoi, je n'arrive pas à bouger. M'étais-je naïvement imaginé Fujisaki asexué ? À ce que je vois, il ne l'est pas. Oh, attention, ce n'est pas un Apollon mais… je n'arrive pas à en détourner mon regard. Que représente-t-il d'ailleurs ? Au lieu de partir, je fais un pas en avant.

Ça c'est une erreur car je ne le vois pas venir.

« Le » c'est le savon que Fujisaki m'envoie à la figure avec un « Fichez le camp, obsédé ! » bien senti.

« Eh ! Ça ne va pas ! m'exclamé-je en ramassant le savon.

- Dégagez ! »

Je pose le savon sur le lavabo et sors.

« La prochaine fois, pense à fermer la porte à clef », dis-je avant de partir en haussant les épaules.

Perplexe, je m'assois sur le lit. Dois-je l'attendre pour qu'on discute ? Mais discuter de quoi ? S'il voulait de l'intimité, il n'avait qu'à s'enfermer. En même temps, je ne pense pas qu'il ait cherché à s'exhiber.

« Aaah ! » soupiré-je. Pourquoi se prendre la tête ? Sa-quelque chose m'attend. Je n'ai qu'à mettre du déo, des fringues propres et je me doucherai avant le bain de toute façon.

Il était puissant ce jeté de savon quand j'y pense. On ne dirait pas à le voir maigrichon comme ça. Enfin, c'est un nerveux.

« Tu fais quoi Hiro ? Tu as l'air perdu ?

- Euh… Salut Shu. Je sors.

- Fais vite, K rôde dans les couloirs. »

Choisir la fuite n'est pas une bonne solution mais une discussion devant Shuichi serait embarrassante, surtout que tout s'entrechoque dans ma tête.

Malgré le Festival de la Neige, il n'y a plus personnes dans les rues. Saisi d'une violente motivation (ou plutôt à cause d'une accoutumance) je sors un paquet de cigarettes de ma poche et en tire une. Malgré mes gants, je meurs de froid et n'ai qu'une hâte : terminer la cigarette et remettre les mains dans les poches.

C'est un bon coup de Seguchi de nous envoyer à Sapporo pendant le festival. La manifestation attire des millions de visiteurs venus de tout le Japon mais aussi de l'étranger.

Je regarde la fumée s'envoler vers le ciel dégagé de février. Pourquoi suis-je autant troublé ? J'ai déjà vu un garçon nu, j'en connais certains dans leur intimité la plus profonde. Alors pourquoi le corps malingre de Fujisaki reste-t-il collé à ma rétine ?

Sans que je m'en aperçoive, mes pas m'ont mené au parc Odori. Bien sûr, il est fermé à cette heure mais j'arrive à apercevoir des statues de glace. C'est dommage que nous n'ayons pas le temps de visiter.

Un bâillement annonce les prémices de la fatigue. L'air de rien, je marche depuis une heure, autant rentrer, les deux autres doivent dormir.

J'essaie de chasser Fujisaki et l'odeur de son savon (du jasmin ?) mais en retournant dans la chambre, je devine sa silhouette dans le lit à côté du mien.

Je me glisse sans un bruit dans la salle de bains et me réchauffe à l'aide d'une douche bien chaude. En ressortant, le MP3 de Fujisaki joue encore de la musique. Il s'est encore endormi en l'écoutant. Un peu tremblant, j'avance ma main pour l'éteindre. De près, son cou semble pareil à celui d'une fille : fin et gracile. Je me retiens de passer ma main dans sa chevelure et plonge dans mon lit pour y dissimuler mon désir.

Mon… désir ?

Je ne trouve le sommeil qu'à l'aube ; c'est Shuichi qui me réveille énergiquement.

« J'ai envie de passer le week-end ici », dis-je en me réveillant.

Cette idée grandit durant la journée. Je suis sûr que K négocierait une chambre pour le week-end, avec ou sans son revolver, le tout est de le convaincre lui.

Quant à Fujisaki, je préfère l'éviter. Je vois bien qu'il m'en veut à sa mine renfrognée et son regard assassin. S'il n'en parle pas, je n'en parlerai pas non plus.

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Ce n'est pas que je n'aime pas partir en tournée ; comme n'importe quel artiste, j'apprécie le contact avec le public, cet échange qui s'établit avec le fans lors de chaque concert, et j'aime à penser que, d'une manière ou d'une autre, nous apportons quelque chose à tous ces gens qui viennent nous voir. Oh, je ne me fais aucune illusion : la plupart de nos admirateurs sont acquis à notre cause, et même si monsieur Shindo venait à oublier la moitié de ses textes – et que les Kamis nous préservent de pareil coup du sort ! – le public réagirait de manière tout aussi enthousiaste que d'habitude.

Même alors, j'ai toujours à cœur de jouer ma partie de la meilleure des façons – s'il y a une chose dont j'ai horreur, c'est d'être considéré comme le clone de Tohma Seguchi et je mets un point d'honneur à casser cette image que certains ont de moi.

Les prestations en live sont une excellente occasion de montrer ce que je vaux sans trop d'afféteries techniques et je n'aime rien tant qu'enjoliver et faire varier mes partitions.

Non, dans le principe, les tournées ne me dérangent pas. Ce qui me dérange, ce sont tous les à-côtés, à commencer par le fait que, invariablement, il faut faire chambre commune avec le reste du groupe lors de nos séjours à l'hôtel. Monsieur Nakano ne pose pas vraiment de problèmes, à vrai dire ; il vit sa vie sans juger bon d'en faire profiter les autres. Monsieur Shindo, lui, est une toute autre affaire. Le monde entier sait certainement qu'il entretient une liaison avec Eiri Yuki, le célèbre romancier, tant il est peu discret dans sa manière d'en parler – tout en croyant l'être ! Et surtout, surtout, les soirs où il n'accompagne pas monsieur Nakano dans ses sorties, il reste des heures au téléphone à monologuer avec monsieur Eiri. Je ne pense pas que ce dernier l'écoute vraiment, vu que monsieur Shindo est le seul à parler ; à mon avis, il se contente de poser le combiné sur son bureau et continue à écrire. Quoi qu'il en soit, c'est proprement insupportable et je suis obligé, pour échapper un tant soit peu à cette logorrhée, d'écouter de la musique en me mettant au lit sous peine de commettre un homicide.

Nos représentations – auréolées de succès – à Sapporo ayant pris fin c'est donc avec un certain plaisir que j'envisageais notre retour à Tokyo lorsque soudain, changement de programme. Et, tenez-vous bien, à la demande de monsieur Nakano ! Je ne sais pas trop quel prétexte il a invoqué, et pour tout dire cela ne m'intéresse pas le moins du monde, mais toujours est-il que nous restons ici pour le week-end. Deux jours de plus à passer dans cette chambre d'hôtel, à patauger dans la neige en journée et à subir les monologues ineptes de monsieur Shindo le soir : deux jours de perdu, quoi ! Mais quelle mouche a bien pu piquer notre guitariste ?

D'ailleurs, il est bizarre depuis notre arrivée à Sapporo. Hier soir, n'est-il pas rentré dans la salle de bains pendant que je m'y trouvais ? Je veux bien qu'il n'ait pas su que j'y étais… mais au lieu de s'excuser et de ressortir, il est resté planté comme un piquet à détailler chacune des parties de mon anatomie ! Qu'est-ce que c'est que ces manières de satyre ? Je l'ai aussitôt sommé de partir mais comme il ne faisait rien d'autre que me fixer avec des yeux de merlan frit, j'ai pris la seule chose que j'avais sous la main, à savoir ma savonnette, et la lui ai lancée dessus. Bien que ne l'ayant pas particulièrement visé, je l'ai atteint en pleine tête… Cela a au moins eu le mérite de le réveiller et il est enfin sorti, en ayant même le culot de me dire que je n'avais qu'à fermer la porte à clef. Il n'était plus là quand je suis repassé dans la chambre, ce qui n'était pas plus mal car je ne vois pas trop ce que j'aurais pu lui dire après la manière insistante qu'il a eue de me regarder.

Tout ceci pour expliquer pourquoi, alors que nous aurions dû nous trouver dans un vol à destination de Tokyo, nous sommes en train de déambuler dans les rues enneigées de Sapporo, les Bad Luck au complet, accompagnés par monsieur K qui ne cesse, depuis tout à l'heure, de faire des commentaires sur les statues de glace exposées le long des trottoirs, à la manière d'un guide touristique. Il faut reconnaître que c'est pittoresque et qu'une atmosphère festive plane sur tout le quartier. Monsieur Shindo n'arrête pas de prendre des photos, quand à monsieur Nakano… ma foi, il paraît heureux comme un enfant. Il est déjà venu ici quand il était plus jeune, manifestement, car voici qu'il nous propose de nous rendre tous au parc Odori.

« Les statues de glace sont spectaculaires là-bas. Il y en a toujours une qui est immense, ça vaut vraiment le coup d'être vu ! » déclare-t-il avec ce curieux enthousiasme qu'il affiche depuis qu'il est parvenu à extorquer à K une prolongation de notre séjour à Sapporo. Monsieur Sakano s'est aussitôt mis en chasse d'un engagement pour les deux soirées supplémentaires et je ne doute pas qu'il réussisse à trouver quelque chose, même si ce n'est que dans un café-concert.

Il y a beaucoup de monde dans les rues, beaucoup d'enfants. Justement, monsieur Nakano nous explique qu'il se rendait chaque année avec sa famille à Sapporo pour le Festival de la Neige et il paraît en conserver d'excellents souvenirs vu la façon dont il en parle. C'est, pour ma part, la première fois que j'y assiste et force est de reconnaître que le spectacle a quelque chose de magique, encore que je ne raffole pas particulièrement de la neige et que, n'ayant pas prévu à la base de faire du tourisme dans le coin, je commence à avoir froid aux pieds dans mes chaussures de ville. Nous arrivons enfin au parc, grouillant de monde, et en effet les sculptures de glace qui se dressent dans son enceinte sont pour certaines de véritables œuvres d'art. La pièce maîtresse de cette singulière exposition est un immense château médiéval, long d'une quarantaine de mètres, à la façade ornementée qui ressemble de manière frappante au Château d'Osaka. Tous les détails sont ciselés avec une précision d'orfèvre, et dire qu'il est destiné à ne durer que huit jours !

C'est très impressionnant. Il faudra que j'en parle à mes parents, je suis sûr que Ritsu apprécierait une visite à Sapporo pour le festival de l'année prochaine. En fin de compte, l'idée de monsieur Nakano n'était pas si mauvaise. Tiens, je vais prendre quelques photos avec mon téléphone histoire de les montrer à Ritsu la prochaine fois que j'irai à Kyoto.

« Hé ! Fujisaki ! »

Monsieur Nakano, justement, m'appelle. Je tourne la tête vers lui et, subitement sans que rien ne m'ait laissé prévoir quoi que ce soit, quelque chose m'atteint brutalement en plein visage. Quelque chose de froid et de dur, pile sur l'œil droit, et je lâche mon téléphone et plaque mes mains sur mon œil meurtri, incapable de retenir un hoquet de douleur.

« Fujisaki ! Ça va ? » J'entends le bruit d'une course et, l'instant d'après, messieurs Nakano et Shindo sont auprès de moi. « Je suis désolé, poursuit le premier, je ne voulais pas… »

Tout en parlant, il pose sa main sur mes épaules mais je me dégage d'un geste brusque et m'écarte d'un pas. Quelque chose cède avec un craquement sec sous ma chaussure et, histoire d'employer une expression polie, la moutarde me monte complètement au nez.

« Ah, vous, ne me touchez pas ! crié-je, furieux, la main toujours plaquée sur mon œil larmoyant. Je suppose que vous êtes content, maintenant ! Vous vous êtes vengé de ce que je vous ai jeté mon savon dessus, hier soir ?!

- Mais… mais non, c'était un accident… proteste-t-il. Je ne voulais que t'effleurer mais…

- Oh, inutile d'essayer de m'embobiner avec vos excuses vaseuses ! » Je ramasse ce qui reste de mon mobile – dire qu'il n'avait même pas deux mois – le fourre dans ma poche et fusille Nakano du regard – pas facile d'un seul œil, alors que l'autre pleure et me fait un mal de tous les diables. Il paraît penaud tandis que messieurs Shindo et K font tout leur possible pour se retenir de rire. Rassemblant toute ma dignité, je parviens à maîtriser le tremblement d'indignation de ma voix et déclare d'un ton sec :

« Je ne vous savais pas aussi puéril, monsieur Nakano, et je n'aurais surtout jamais imaginé que vous tenteriez de vous venger d'une manière aussi minable. Mais à ce compte, peut-être auriez-vous dû sortir de la salle de bains quand je vous ai demandé de le faire plutôt que de rester à me fixer sans bouger. Après tout, ce n'est pas de ma faute si vous n'avez aucun savoir-vivre. »

Sans attendre de réaction de qui que ce soit, je me détourne.

« Si vous voulez m'excuser, je préfère rentrer à l'hôtel soigner mon œil. Amusez-vous bien, tous les trois. »

Finalement, cette prolongation de séjour était une idée exécrable. Il faut absolument que je soigne cet oeil, je ne peux pas me permettre, si nous nous produisons ce soir, d'avoir l'air de m'être battu comme une chiffonnier et d'arborer un œil bleu, tout de même ? Au pire, je pourrai toujours porter des lunettes noires…

Mais ce crétin de Nakano ne perd rien pour attendre, et si je n'ai rien dit hier soir, cette fois j'ai la ferme intention de lui exposer en détails le fond de ma pensée.

À suivre…


Festival de la Neige : le Yuki Matsuri a lieu tous les ans à Sapporo, sur l'île d'Hokkaido, au début du mois de février. Pendant une semaine, des sculptures de glace sont exposées en différents endroits de la ville, notamment dans le parc Odori.