Liquide sénescence

23/12/05

Par la Halfeline

Dépossession.

Il était en train de cagnarder devant les lettres de contestation du cadastre du Quartier ouest lorsqu'elle entra. Loin d'être dérangé dans une activité qu'il exécrait chaque jour un peu plus, il fut presque content d'entendre arriver son pas décidé et efficace sur le plancher du couloir. Il ne s'était pas débarrassé de cette promptitude à la distraction qui l'habitait depuis ses plus jeunes années. Mais il déchanta lorsqu'il aperçut la mine contrariée de son épouse qui, pénétrant dans les boiseries de son fastueux bureau, semblait plus insatisfaite encore qu'à l'ordinaire. Délaissant le parchemin de Sancho Fierpied qui lui exposait tout en formules chattemites les raisons de son lèse dans le partage des propriétés, il s'adressa à elle :

- Diamant, ma chère, que puis-je pour vous ?

Des rides inquiètes et agacées sur le front de sa femme lui indiquèrent que la conversation n'allait pas, une fois de plus, être une partie de plaisir.

- Peregrin, je suis affligée de vous déranger dans votre ouvrage, mais il se trouve que je viens encore d'attraper le petit godelureau à marivauder avec la fille Gamegie, à l'instant même ! Cette fois, je ne pouvais plus le tolérer. C'est assez qu'il passe la moitié de son temps à Hobbitebourg, avec toute la nichée de Cul-de-sac. Je crois qu'il est de notre devoir d'arrêter ces folies avant qu'il ne soit trop tard ! Aussi je l'ai fait rentrer dans sa chambre et j'attends de vous que vous lui parliez.

Peregrin s'empourpra légèrement, et replongea le nez dans ses papiers, prétendant sans réel espoir lui démontrer par là la bénignité de l'incident.

- Il approche de la vingtaine, ma douce, c'est normal qu'il commence à faire cas du beau sexe…

- Une fois de plus, vous ne saisissez rien, petit ingénu que vous êtes ! Vous ne voyez pas que le problème n'est point qu'il aille jouer le blondin, mais qu'il le fasse précisément auprès de cette salisson sans manières et indigne ?

Le Thain garda les paupières baissées quelques instants supplémentaires.

- C'est la fille du maire de Hobbitebourg…

- C'est donc ça que vous voulez pour notre garçon ? gémit alors Diamant. La fille d'un parvenu, d'un jardinier qui n'a pas reçu plus d'éducation qu'un marcassin, cela vous suffit donc ?

Peregrin se tourna à nouveau vers son épouse. Elle se tenait près de la fenêtre ronde, partroublée, toute vulnérable dans sa robe blanche qui chatoyait aux rayons du soleil d'après-midi, au milieu de la myriade de minuscules poussières scintillantes qui flottaient dans le rai lumineux. Son visage rond et agréable était crispé par la nervosité, et dans ses yeux bleus pouvait se lire toute l'endosse d'une mère qui tenait par-dessus tout à ménager un bon avenir à son unique enfant. Ce tracas paraissait ressortir jusqu'à la pointe de ses orteils crispés dans le tapis de martre sur lequel elle s'était figée. Malgré cet attendrissant tableau qui en aurait touché plus d'un, Pippin ne gardait en la considérant qu'une seule envie : se lever et élever le ton à son tour, apprendre à cette pecque que l'ancien jardinier avait enduré et connu plus de la vie que toutes les gens de la Comté réunies, qu'il était le plus noble des cœurs qui battît encore dans cette contrée, et que le dénigrer sur le plan du mérite était pur blasphème. A la place, il se contenta de soupirer, recrus.

- Et pourquoi n'iriez-vous pas lui exposer vous-mêmes vos raisons d'une manière, j'en suis sûr, beaucoup plus convaincante ?

Un petit geste dédaigneux de sa tête bouclée fit danser les deux mèches brunes qui se détachaient de sa coiffure relevée pour encadrer ses traits gracieux.

- Mais enfin, dois-je vous rappeler, malgré toutes vos évagations, que vous êtes son père et le Thain de notre province ? C'est à vous de lui montrer où sont ses intérêts et comment tracer son chemin jusqu'à l'âge adulte, malgré votre manie de tout prendre à la venvole ! Vous pouvez bien consacrer quelques instants de votre précieux temps à notre fils, vous ne croyez pas ?

« Notre fils »… Après toutes ces années, cela sonnait toujours aussi faux. Il continuait de regarder Diamant. Il avait une chance inouïe. Il était le chef de la Comté, avait autorité sur tout le monde jusqu'au Brandevin, une femme dont tous admiraient la vénusté et la force de caractère, et un fils magnifique, et brillant. Seigneur… Il était vraiment le dernier des derniers.

Il se leva sans un mot et quitta la pièce, soudain saisi par un effroi tétanisant. L'absurde de la situation lui sautait à la gorge avec une violence encore jamais atteinte. Luttant contre le vertige qui étourdissait son corps toujours aussi frêle, comme s'obstinant dans une constitution et des traits juvéniles, il suivit les interminables couloirs circulaires de leurs quartiers des smials, perdu dans un labyrinthe auquel il se serait aroutiné, et se dirigea rapidement vers la chambre de son héritier. Comme toujours, il fallait aller au plus vite, être débarrassé. Il entra sans frapper et trouva son fils debout au milieu de la pièce, faisant les cent pas avec un art plus exaspéré encore que celui de Diamant. Aussitôt qu'il le vit, il lui jeta un regard vipérin :

- Qu'est-ce que tu fais là ? C'est elle qui t'a dit de venir ? Ce n'est vraiment pas la peine, je t'assure. Epargne-nous cela à tous les deux.

- Tout beau, Faramir, l'apaisa Peregrin en refermant derrière lui. Tu ne m'as même pas laissé sortir un traître mot.

- Comme si j'ignorais le pourquoi de ta soudaine visite ! s'exclama le jeune Hobbit, excédé.

Le Thain s'assit dans un fauteuil à bascule, anciennement le sien. Cela l'aida à se rasséréner. Il y avait passé des moments si béatement sûrs… Cherchant les yeux de son garçon, il demanda d'une voix posée :

- Conte-moi un peu : cette bachelette est-elle si importante pour toi ?

Le jeune Semi-Homme parut se calmer. Au moins son père semblait-il montrer un tant soit peu d'intérêt pour l'une de ses passions, pour une fois.

- Boucles-d'Or ? Mais l'as-tu seulement regardée ? Jamais je n'ai rencontré une fille comme elle. Elle est… splendide, mais là n'est pas la question. Sa grâce semble… naturelle, tu comprends ? Et son esprit est de même sorte : elle n'affecte jamais rien. Elle garde toujours le courage de ce qu'elle est. Et je crois que c'est là la vraie sagesse.

Pippin s'émut de la lueur qu'il vit briller dans les yeux vifs de son héritier tandis qu'il lui racontait la personne qu'il aimait. Ses paroles le touchaient profondément, mais le sentiment n'était pas qu'agréable. De plus, il n'oubliait pas qu'il avait avant tout été mandaté pour le dissuader d'une telle accointance. Il se leva donc et, se promenant dans la vaste pièce, lança :

- Je pense que tu as compris que ta mère n'approuvait pas que tu t'amouraches de cette jeune fille ?

- Elle est aveugle, répliqua tout de go Faramir. Cela ne date pas d'hier. Elle ne voit pas l'intelligence bienveillante dans le bleu de son œil, elle ne voit pas que ses boucles blondes que tout le monde trouve si exceptionnelles sont surtout le seul endroit où je peux me réfugier pour ne plus rien voir de mauvais !

Peregrin jeta un regard à son fils, et dut gagner la fenêtre pour occuper ses yeux qui menaçaient de s'embuer. C'était tout simplement la première fois qu'il voyait une véritable ressemblance entre eux. Ses mots renflouaient un mauvais souvenir. Une gifle, si violente qu'il en avait titubé. Un ceinturon qui lui mordait la peau, rapide, mais sans réplique. L'humiliation avait perduré bien davantage. Il devait alors être tout juste moins âgé que son héritier. Les labilités se répercutaient d'une génération à l'autre ; les erreurs commises enfantaient toujours des échos pour l'avenir… Scrutant son père, et ne le voyant pas répondre, Faramir ajouta, plus amer qu'insolent :

- Tout ce qu'elle voit, ce sont les titres et les situations. C'est comme ça qu'elle aime… Et tu le sais… mieux que quiconque… j'en suis sûr.

Pippin réalisa alors pleinement, comme dans la suite logique du constat de l'incongruité qu'était devenue son existence depuis une vingtaine d'années, qu'il n'avait jamais appris à inspirer la crainte ni même le respect, ni à enseigner quoi que ce fût. Il était incapable de se camper une figure paterne et sûre, dont on devrait boire les dires pour se forger des modèles. Tous les Took depuis Isumbras Premier avaient su se montrer des meneurs impétueux et maîtres de ce qu'ils faisaient. Il était un fantoche. Las de sa malhonnêteté, il se tourna vers son rejeton et tenta la carte de la franchise, considérant qu'il était sans doute assez mûr pour la comprendre.

- Ecoute… Je sais que nous sommes loin d'être des parents parfaits. J'ai conscience que tu penses n'être pas tombé dans la famille dont tu aurais rêvé. Mais les circonstances en ont décidé ainsi, et tu dois respecter cela ; on ne choisit pas toujours sa destinée.

Faramir braqua à nouveau sur lui les yeux bleus inquisiteurs de sa mère :

- Ce discours t'arrange bien, j'imagine ! Et si moi j'avais envie que ma vie m'appartienne ?

C'est impossible… songea Pippin. Mon pauvre petit, malgré toute ta résolution, tu es né ici, ici tu es condamné. Et toute ta valeur devra se canaliser dans le service des autres. C'est comme cela, et pas autrement, comme nous l'ont toujours dit les aînés.

Le sourire amer que lui offrit son père, les yeux baissés sur l'une de ses habituelles songeries, n'irritèrent que plus le jeune Took qui s'emporta.

- Tu sais, cela se voit que toi, tu t'es fait avoir sur toute la ligne ! Si tu es assez béjaune pour croire que je n'ai pas compris, moi, quelle est la seule chose capable de t'émerillonner !

D'abord fier de son trait, le turlupin laissa son front se baisser sous l'œillade furieuse que lui lança celui qu'il devait considérer comme son père. C'était la première fois de sa vie qu'il l'entrapercevait ainsi : l'œil vert, sombre, qui disait la tempête d'une autorité trop longtemps bafouée et en même temps la sensibilité trop sage d'un pèlerin du monde extérieur. Il marmonna des excuses, mais son père ainsi halené jusqu'au bout ne put que rétracter son entièreté au profit de la fermeté.

- Cessez donc de ravauder et écoutez-moi un peu, mon jeune ami. S'il y a ici un blanc-bec, il a dix-neuf ans et croit que tout lui est dû après une enfance passée à mâchonner sa cuillère en argent sans sortir de son carré de terre. J'ai sacrifié à ce bambin deux décennies de ma vie, et maintenant je me le vois reproché par l'intéressé ? tonna-t-il.

Les larmes avaient afflué aux yeux de Faramir tandis qu'il accusait les mots et le ton. Son beau visage se crispait de plus en plus. Et à l'instant où Pippin regretta ses paroles, il éclata en réponse:

- Je ne t'ai jamais rien demandé ! Et sais-tu ? Tu aurais mieux fait de décamper ! C'est ça : mais fiche donc le camp d'ici, à la fin ! A quoi sert-il de s'acharner ? Moi… moi je pars chez les Gamegie, je ne vous supporte plus ! Vous êtes ridicules !

Il détala hors de la chambre, et le Thain ne put que lui crier :

- Faramir ! Ne sois pas stupide !

Mais il n'essaya même pas de le poursuivre. Il allait être sérieusement gourmandé par son épouse, mais il n'avait aucune envie de retenir son héritier. Il possédait cette sagesse bouillonnante un peu paradoxale qui caractérise les adolescents. Complètement inconsidérée et égoïste. Mais qui s'attache à la vérité des choses. C'était pathétique et admirable à la fois.

Il referma la porte. Un jour, il finirait par faire la connaissance de ses devoirs. Ces fardeaux immondes. Pour l'honneur. Pour la conservation du titre. C'était précisément ce pour quoi il était venu au monde. Et Dieu savait que sa mère et lui s'étaient donnés du mal pour cela. Au sens propre. Jamais il n'avait su se montrer un amant acceptable, et la naissance de ce garçon avait été accueillie peut-être avant tout comme un soulagement. Sa nuit de noces avait été le pire calvaire qu'il ait eu à endurer… oui, peut-être aussi terrifiante que la bataille du Pélennor, dans une toute autre variété de peur. La peur du combat était résignée, héroïque et pleine de noblesse convaincue. La peur d'être inéluctablement touché par l'inconnu avait cela de terrible qu'on ne la lui avait fait accepter qu'en le brisant, qu'elle l'avait tenaillé tout au long de son mariage alors qu'il la rejetait désespérément. Le pire était qu'à ce moment, c'était cela qu'il considérait comme « mal ». Il n'était pas prêt à partager sa vie avec cette personne, charmante au demeurant. Non, non… on ne pouvait offrir ce qui appartenait déjà à quelqu'un d'autre ! C'était si inconcevable que toute la cérémonie s'était étalée devant ses yeux comme une mascarade, à la manière d'un pot de confiture éclaté sur le sol. Le bourdonnement incessant des invités autour de lui l'empêchait de boire, ou même de penser réellement. Il retrouvait ce sentiment d'impossibilité, d'angoisse profonde qui l'avait assailli en quittant Edoras sur le cheval de Gandalf, le laissant derrière lui à tout jamais. Chaque fois que son regard éteint avait croisé ses yeux qu'il avait récupérés par miracle, cela avait été pour lancer un appel au secours muet. Il ne savait ce qui l'avait retenu d'aller se jeter à ses pieds, de le supplier, de le prier d'empêcher cela. Probablement le fait qu'il s'était montré très distant lors de la fête. Celle-ci avait fini par se terminer, et il avait dû lui dire bonsoir, avec le sourire, comme à chacun des invités présents par brouettées, avant de descendre dans l'arène accompagné de sa dulcinée. Diamant, pourtant rayonnante tout le jour, était nerveuse en entrant dans la chambre. C'était alors une jeune fille à l'esprit aussi solide que le voulait son nom, mais sortant tout juste d'une existence très confinée. Les De Longs Cleeves veillaient leur fille comme le lait sur le feu, l'instruisant des encans de la société. Etant dans sa jeunesse restée réservée et sage, elle avait attendu, frémissant un brin d'appréhension et de curiosité, que son jeune époux la guide. Pour tout réconfort, il avait fondu en larmes devant elle. Oh, Seigneur, quelle pitié… Cet instant avait marqué le début de longues années de confiance perdue, épicées d'aléas de honte aussi enivrante et dommageable que toute ribote. Son épouse avait pourtant alors fait preuve de compassion, l'interrogeant à mots couverts sur son absence d'expérience. Mais ces questions embarrassées de vouvoiements de convenance n'avaient réussi qu'à lui arracher intérieurement un rictus cynique. Oh, débourré, il l'avait été ! Et plus d'une fois ! … et de bien des manières. Mais pas par n'importe qui, et là était le problème. Cette nuit-là se révéla bien loin d'être concluante pour eux, chacun figé par l'ignorance et l'absence de réelle estime réciproque…

L'atmosphère glacée qui s'était immiscée entre eux dans le lit nuptial n'avait jamais vraiment disparu. Non content d'être mauvais mari, il était devenu par la suite mauvais père, et mauvais chef. Ni la compagnie de sa femme, ni l'éducation de son fils, ni la direction de la contrée pour laquelle il s'était tant battu ne semblait avoir de valeur à ses yeux reflétant toujours la nostalgie des prés, sous un soleil d'après-midi. Rien n'attirait réellement son intérêt, et c'était ce que son entourage ne comprenait pas. Il passait ses journées la tête à l'évent, semblant toujours absent de lui-même… ou ne se retrouvant pas. Son père l'avait chapitré plusieurs fois sur son manque de rigueur, et le fait que, décidément, il ne grandissait toujours pas. Paladin l'avait d'ailleurs toujours dit : la harde de filles parmi laquelle il avait grandi avait eu une mauvaise influence sur lui. On l'avait trop manié, trop délicaté, et on récoltait à l'heure de la maturité une pomme blette ! Et cette propension à aller musarder dans les collines dès que l'occasion paraissait seulement le lui permettre, était-ce convenable pour le Thain ? Au début, Pippin souriait doucement de ce genre de remarques plus ou moins affichées pour lui reprocher ses vagabondages. Tout ce qu'il savait, lui, c'était que celui qui faisait loi de l'autre côté du Brandevin était tout aussi allant que lui !

Mais si la transgression lui avait au départ procuré autant de satisfaction que dans l'époque bénie de sa prime jeunesse, la naissance de son fils y avait dressé les premières barricades. Le jeu était fini. Il ne s'agissait plus que d'un stupide anneau d'or au doigt, encore un… tout aussi pervers. Une chose de chair et d'os le reliait à sa femme, aussi incongru que ce mot sonnât à ses oreilles fatiguées. Un être vivant… qui avait droit lui aussi à un minimum de respect. Ce n'avait pas échappé à Diamant qu'il évitait de le regarder… Voir mêlé dans son visage l'effilé de son nez et de sa bouche à l'azurin des iris de son épouse le perturbait plus que de raison. Rongé de malaise, il en était arrivé à prendre la décision de couper enfin son propre cordon pour pouvoir être apte à élever cet enfant. Il ne supportait plus le regard de sa famille ou de qui que ce soit sans raidir l'échine et suer l'oppression. Cependant, lui l'avait mal pris. Ce fut la première fois où il manqua réellement de respect pour ses résolutions, alors qu'elles lui semblaient justement les plus matures depuis sa majorité. Il s'irrita, tempêta, sanglota, hurla, brisant autant de fois le cœur de Peregrin. Il tenta de le retenir de baisers désespérés, mais Pippin s'était finalement dérobé à ses bras trop possessifs. Et puis avait commencé l'hiver pérenne de son existence, celle qui avait buriné son cœur jusqu'à le rendre aussi poli que celui des sages. Son père se serait réjoui de cela, si ce n'avait impliqué qu'il délaissât également son travail. Peregrin Premier avait connu l'austérité d'une vie coupée de la passion, celle dont Diamant avait toujours dû se contenter. Il n'avait pas été fier en la découvrant, mais était d'abord occupé à s'endeuiller de son propre sort. Sa petite femme… il en était au point de souhaiter de toutes ses forces qu'elle eût un amant. Il fallait qu'elle eût quelqu'un pour honorer sa valeur, et surtout qu'il en ait vent de manière indéniable. Alors il pourrait recommencer ses insanités. Recommencer comme au temps où il était encore assez bravache pour s'écouter. Avant que cette maudite plante ne se développe dans son esprit, sur la lie de son nouveau statut, grandisse et forcisse jusqu'à retenir ses actes dans ses rets. Cette ronce portait moult noms : Culpabilité, Crainte, Honte, Inquiétude.

Il délaisserait enfin la tranquillité du désert glacé pour retrouver fugitivement l'explosion brûlante de cette soirée à Cul-de-sac, où il commit une dernière fois son plaisir avec lui. Dans l'immense jardin, les gens avaient afflué en masse pour fêter la naissance du dernier rejeton du maire. Les bouches étaient grasses, les rires agrémentés d'alcool, les toilettes soignées. Ils avaient été invités tous les deux, bien entendu, mais ce fut la dernière réception qu'ils honorèrent de concert. Ils avaient passé la moitié de la soirée à s'épier par-dessus l'épaule de leur danseuse. Ils avaient bien affecté l'indifférence au départ, détournant brusquement leurs deux regards, mais leurs rencontres s'étaient faites si fréquentes à mesure des musiques qu'il n'avait plus été possible de les reléguer au fortuit. Il portait ce soir-là sa veste de velours bleu nuit, fermée de fibules d'argent ; Pippin l'adorait, et avait caressé un nombre incalculable de fois les petits saphirs ovales qui fermaient les manchettes comme deux yeux sombres, brillants et impénétrables. Elle tombait à merveille sur sa silhouette, lui donnant une prestance élégante. Au bras de sa magnifique épouse, les cheveux ébènes dénoués sur sa robe rouge sang, il avait l'allure d'un vrai chef de clan. Peregrin l'avait envié à la folie en le voyant arriver ce soir-là. Et surtout, ce qui consumait son cœur de jalousie était de voir toute l'affection, l'admiration complice qui glissaient fugitivement dans leurs regards l'un pour l'autre. Un couple uni pour guider les autres. Il avait été et resterait à jamais pour le Thain le modèle d'une vie bien construite. Cette admiration furieuse avait poussé son obsession au paroxysme ce soir-là, savamment entretenue par l'objet de ses envies. Ils s'étaient soigneusement évités, mais lorsqu'ils étaient mêlés à une conversation, ils n'avaient d'attention que l'un pour l'autre, les paupières se relevant régulièrement sur une pupille déviante l'espace d'un souffle. Au bout d'un long moment, les invités s'étaient un peu désintéressés de leurs statuts et ils avaient enfin eu le loisir de prendre un verre, toujours chacun de son côté. Le Took l'avait guetté, flânant, observant la fête et sirotant à petites gorgées, se rapprocher de la porte du trou. Les invités n'étaient pas censés y entrer, et n'y passaient que les marmitons et autres serviteurs engagés pour l'occasion. Il s'était adossé au chambranle, ne montrant rien de la satisfaction qu'il avait à se voir suivi à distance, avec des restes de détachement mensonger. Peregrin avait très bien pressenti la manœuvre, quoiqu'il voulut se nier sur l'instant. Après un dernier examen de la compagnie de fêtards, ses yeux glauques dans la triste lueur de la lanterne sous laquelle il se tenait terminèrent leur course dans les siens. C'était alors qu'il lui avait lancé ce regard par-dessus son verre, celui qui l'avait fait basculer. Deux iris bleu nuit, deux pupilles sombres et brillantes, deux yeux qui avaient soudain suinté toute la pensée de leur possesseur. La fragilité enrobée de sûreté, d'un zest de défi à peine perceptible, mais qui piquait au vif. Un regard peccamineux à l'abus. Pour lui, c'était un aveu déterminé. Pour Pippin, c'était une directive. Les yeux avaient affecté la fuite ; il avait posé son verre sur le rebord de la fenêtre et était entré, toujours avec cette nonchalance dans ses mouvements ; il l'avait suivi, tout juste une minute plus tard. Il se rappelait encore de la nervosité qui l'avait pris à la gorge en pénétrant dans le tunnel, comme dans un labyrinthe dont il se souvenait parfaitement. La sueur qui montait à ses épaules, le rythme de son cœur, déjà stimulé, qui s'emballait à lui faire mal. A tout moment, il s'attendait à voir surgir dans le couloir quelqu'un qui n'aurait pas dû le trouver ici, quelqu'un qui l'accuserait de forligner, causerait sa perte. Mais ses pas savaient où le mener et lorsqu'il fut attiré sans ménagement dans une pièce, il n'eut aucun sursaut de peur surprise. Au contraire, la peur, pour un moment, disparut comme par magie. C'était leur chambre, restée inchangée depuis l'installation de Sam. Leurs lits si moelleux, leurs vieilles peluches dans le coffre à jouets, cette odeur de sécurité… oh oui, tout allait très bien. Il le regardait. Aucun sourire, mais Pippin se sentait bien… et excité. Il crut être tué par la félicitée, jeté dans son étreinte. Que c'était bon, que c'était bon d'avoir mal au cœur ainsi, à force de le sentir cogner contre une autre poitrine. Le souffle leur manquait déjà avant les premiers baisers. Ces doigts dans la chienlit de ses boucles, à quand remontaient-ils ? Ses gémissements de pur bien-être étaient léchés avec cette incroyable délicatesse, et il sentait, il sentait qu'il aimait, qu'il explosait en un bouquet d'émotions. Il souhaitait, il voulait, il désirait. C'était la chose la plus merveilleuse au monde. Il avait commencé à dégrafer fébrilement les attaches d'argent pour retrouver ce qui lui était plus familier encore. Il avait été serré et gardé contre lui, si bien que tous ses gestes s'affolaient entre l'abandon à cette étreinte et l'envie plus impétueuse qui débordait en lui. Ils tombèrent ainsi tous deux contre une cloison et en firent leur miel avec beaucoup de plaisir. L'absence, l'illégalité de la situation et probablement aussi son risque rendaient leur désir beaucoup plus violent et impérieux qu'à l'ordinaire. La belle veste de velours avait été bientôt congédiée par-dessus les épaules fermes et moites du Maître du Pays de Bouc, Pippin avait pu enfin regagner le relief de chair tant connu et tant adoré. Les autres mains étaient perdues derrière lui entre ses courbes enfantines, alarmées par une telle débauche de désir. Pip entendait et sentait les emballements de sa respiration, directement au creux de son oreille qu'une légère frisette chatouillait à chaque expiration laborieuse. Ses doigts fins et décidés, suivant l'escalade, s'étaient faits plus aventureux sur l'étoffe sombre du pantalon, et son complice avait échappé une première exclamation de la boule nerveuse retenue douloureusement dans la gorge. Pippin l'avait à nouveau embrassé afin de boire ses débordements pour lui, tandis qu'il débouclait avec la maîtrise aguerrie la ceinture frappée de deux B enchevêtrés. Cet imbroglio d'étreintes, de caresses, de baisers et de morsures était devenu proche de la frénésie. Son aîné avait terrassé à son tour le pantalon qui le privait de la dernière intimité ; il s'était niché fiévreusement dans le creux velouté de sa gorge largement dévoilée par sa chemise au tiers ouverte, pour y aventurer sa langue devenue brûlante et exacerbée. Il avait regardé Peregrin au fond de ses prunelles vert anis en reprenant possession de lui, comme il se redonnait à lui. Celles-ci s'étaient fermées doucement, et un sourire, le sourire qui lui montait aux lèvres comme les larmes montent aux yeux, avait illuminé son petit visage devenu si mélancolique. Pendant de longues minutes, Pippin n'avait pu voir qu'une petite bougie brûler le mot plaisir et se changer ainsi en une flamme incommensurable. Ils s'apaisèrent légèrement au début, suçant à tour de rôles des baisers sur les lèvres de l'autre, mais à nouveau la folie luxurieuse remonta bien vite. L'être qu'il aimait était pressé contre lui. Les baisers leur furent bientôt directement nécessaires, car ils dévoraient leur bonheur pour le garder des autres. Par chance, personne n'avait dû passer à proximité et Pip avait pu couler dans ses bras pour partager des câlins repus et frémissants de choc. Cela avait été le temps des mots doux à peine soufflés, des caresses tendres tandis que l'on essayait de rhabiller l'autre avec ce goût de réglisse au fond de la poitrine. Un cocon. Une bulle. Un péché.

Le Thain se souvenait encore du bruit des pas lourds grinçant sur le parquet, se rapprochant. Il se souvenait du retour soudain de la décharge d'angoisse qui l'avait réveillé en sursaut de la torpeur qui avait clos ses paupières et assoupli son corps entre les bras de sa moitié. Il se souvenait du réflexe de son vice pour le protéger, toujours infaillible. L'enfer de trois coups contre une porte sans serrure. A nouveau, un grincement de gonds tandis qu'on ne veut pas voir ça mais qu'on reste hypnotisé par cette porte qui s'entrebâille, prête à faire entrer la fin. Et puis, il se souvenait de la bonne figure de Sam apparaissant, les yeux fixés sur le plancher, l'expression grave, et même triste. Sa voix rassurante et entière s'était élevée doucement et, sans trace de sarcasme, de perfidie ni du moindre reproche, avait dit :

- Monsieur Pippin, Madame Diamant vous cherche…

Sam avait probablement sauvé son mariage ce jour-là. Et c'était mieux pour tout le monde… sauf eux.