Prologue : Nouvel arrivant
Le temps pressait. Naturellement, l'incertitude dans laquelle se trouvait Peter Redeem rendait l'attente plus insupportable encore, car il ignorait exactement à quel moment il serait trop tard pour intervenir. Car intervenir, il le devait ; il pressentait que c'était là le seul moyen pour que la crise trouve enfin un dénouement heureux pour le plus grand nombre. Un sens de la fatalité de mauvais augure l'habitait, et monsieur Redeem craignait d'être trahi par la montre avant de pouvoir faire dévier le cours des choses. L'homme, âgé d'une vingtaine années et d'assez petite taille, était pourtant arrivé confiant à Hope County, persuadé de pouvoir prendre la situation en main et d'y éliminer la secte d'Eden's Gate sans trop de soucis ; mais tout avait dérapé, et le comté avait basculé dans un état de guerre civile sans qu'il n'ait pu l'en empêcher. Son plan méticuleusement préparé avait été réduit à néant, et il ne pouvait plus qu'espérer parvenir à la prison de Hope County avant qu'il ne soit trop tard. Monsieur Redeem n'avait plus une seconde à perdre : il avait déjà été trop retardé dans cette foutue ville de Fall's End, sans pouvoir contacter les habitants de l'Henbane River et du groupe rebelle de la région, les Cougars, puisque personne ne semblait connaître la fréquence utilisée par cette milice.
-Sommes-nous encore loin ? demanda monsieur Redeem.
Il s'adressait au conducteur de la camionnette où il se trouvait. L'homme devait avoir une quarantaine d'années, et la barbe fournie de l'Américain typique de la campagne ; chose que confirmait son petit drapeau américain en plastique pendant à son rétroviseur intérieur. Comme tout bon défenseur de la Constitution et des libertés, il s'était insurgé contre la mainmise d'Eden's Gate sur le comté, et avait gracieusement accepté de conduire incognito Peter jusqu'à la prison, profitant de l'état de chaos dans laquelle se trouvait l'Henbane River depuis quelques heures. Les deux hommes devaient rouler depuis plusieurs dizaines de minutes, alors que le soleil à son zénith illuminait les paysages verts et montagneux du Montana.
-Plus trop, répondit le conducteur. Nous devrions arriver dans quelques minutes.
-Bien, soupira monsieur Redeem. Très bien. Il me tarde de rencontrer l'Officière.
Monsieur Redeem ne parlait pas de n'importe quelle officière, mais bel et bien de « L'Officière », avec un « O » majuscule ; la jeune adjointe au shérif qui luttait depuis un mois contre la secte et était devenue une héroïne de la Résistance d'Hope County, presque en passe d'accéder au statut de légende. Son talent pour le combat était sans égal dans toute la région ; ainsi que son naturel enragé et impitoyable.
-Ah ça pour sûr vous ne serez pas déçu, répondit l'autre homme. Ce n'est pas n'importe quel petit bout de femme, celle-là, elle est phénoménale. A mon avis, elle pourrait bien mettre la secte à terre à elle toute seule.
-Certes ; mais j'espère tout de même être d'une certaine utilité dans cette histoire, répondit monsieur Redeem.
-Je n'en doute pas, monsieur. Cependant, cette histoire de mandat n'a pas très bien tourné…
Monsieur Redeem grimaça. Son interlocuteur faisait référence au mandat d'arrêt qui avait été émis par le juge à l'encontre de Joseph Seed ; un mandat que monsieur Redeem avait lui-même demandé après avoir visionné plusieurs vidéos témoignant des activités criminelles de la secte.
-Je ne pouvais pas savoir qu'un seul Marshall aurait été envoyé arrêter leur leader, se défendit-il. C'était de la folie ! Cela ne pouvait que virer au désastre, et cela n'a pas manqué ; j'ai moi-même failli y rester, étant arrivé par hélicoptère à Fall's End quelques heures plus tard. Si je n'étais pas descendu à temps, j'aurais perdu la vie avec mon pilote, tué par un de ces cinglés de la secte armé d'un lance-missile. Il a fallu que je me terre chez une famille du coin pendant un mois, avant que vous ne puissiez m'exfiltrer vers l'Henbane River.
-Et à une triste occasion, renchérit le conducteur. Le Marshall dont vous parlez s'est fait sauter le caisson après avoir assassiné le chef de l'exécutif du Comté et des Cougars, Virgil Minkler ; juste avant d'ouvrir les portes de la prison et de permettre aux cinglés d'entrer et de capturer le Shérif Whitehorse. Heureusement, l'Officière a débarqué et a tué tous les tarés de la secte qui étaient encore là, avant de se lancer à la poursuite de la sorcière qui a ordonné l'attaque.
-Cette sorcière, comme vous dites, a plus de valeur que vous ne le croyez ; et j'entends bien contacter l'Officière avant qu'elle ne commette l'irréparable.
Le conducteur garda le silence, se concentrant sur la route. Monsieur Redeem poussa un long soupir et croisa les bras, se mordillant les lèvres.
-Vous devriez-vous détendre, monsieur Redeem. Vous n'avez pas l'air dans votre assiette, lui dit l'autre homme.
-En effet, je ne le suis pas, confirma son passager. Vous ne le seriez pas non plus si vous déteniez les mêmes informations que moi. Il est absolument vital que nous arrivions à la prison le plus tôt possible ; dans le cas contraire, elle pourrait bien avoir été tuée par l'Officière avant que je ne puisse l'en empêcher.
L'autre homme lui jeta un regard en coin, l'air renfrogné. Il ne semblait pas partager l'inquiétude de monsieur Redeem, ce que confirmèrent ses paroles :
-Je ne vois pas pourquoi vous tenez à ce que cette femme ait la vie sauve. Après tout ce qu'elle a fait, tous ces gens qu'elle a drogués de force pour leur laver le cerveau, sans compter ceux qu'elle a assassinés pour le compte de son frère, elle mériterait bien qu'on lui troue le crâne, et pas qu'une fois.
-Les choses ne sont pas si simples. Si elle venait à mourir, une précieuse source d'informations disparaîtrait avec elle, ainsi que notre meilleur espoir de mettre un terme à ce conflit. La situation est encore plus grave que vous ne le pensez.
-Que voulez-vous dire par là ? s'enquit l'autre homme.
Monsieur Redeem garda un moment le silence. Certaines informations étaient simplement trop sensibles pour être partagées ; quant à celle-ci…
-Je ne peux pas vous en parler. C'est classé secret défense. Mais croyez-moi sur parole : il est absolument vital pour la survie de ce comté que cette femme, que vous semblez tous haïr, tombe entre nos mains ; et vivante.
Le conducteur parut alors faire face à un dilemme intérieur, lançant de fréquents coups d'œil sur la boîte à gants. Il ouvrit la bouche un instant, et hésita un moment ; puis, il dit finalement :
-Si la situation est si grave que vous le dites, Monsieur Redeem, il vaudrait mieux que vous entriez en communication avec Tracey Lader, qui se trouve à la prison, afin qu'elle puisse elle-même contacter l'Officière avant qu'il ne soit trop tard.
-Très juste, répondit monsieur Redeem. Cependant, il nous faudrait pour cela connaître la fréquence utilisée par la milice des Cougars, qui contrôlent la prison.
L'autre homme tendit alors la main vers la boîte à gants et l'abaissa, dévoilant un talkie-walkie sous le regard dubitatif de monsieur Redeem. Gardant une main sur le volant, il cala l'engin entre ses cuisses et déploya l'antenne avant de tourner l'un de ses deux boutons.
-Attendez un peu, s'exclama monsieur Redeem. Vous n'allez pas me dire que vous connaissiez la fréquence depuis le…
-Tracey, le coupa l'homme en portant le talkie à sa bouche. C'est Buck, tu me reçois ?
Monsieur Redeem, bouche-bée, lui jeta un regard scandalisé. Il lui apparaissait maintenant clairement qu'on lui avait dissimulé la fréquence depuis quasiment un mois : la population de Hope County n'accordait pas aisément sa confiance. Il songea amèrement que cette méfiance pourrait bien causer leur perte à tous, mais essaya de se rassurer en se disant que rien ne lui permettait de penser qu'il n'était plus temps d'arranger les choses. Il écouta attentivement la réponse de Tracey, mais le faible volume du talkie ne laissa qu'à Buck la possibilité d'entendre quoi que ce soit.
-Ecoute, je suis en ce moment avec Peter Redeem… Oui, lui-même… On devrait pas tarder à arriver à la prison, mais il voudrait que tu appelles l'Officière pour qu'elle y aille mollo sur l'autre vipère… Il veut absolument qu'elle la capture vivante. Oui, je sais bien, mais…
Il regarda monsieur Redeem d'un œil anxieux, et fit un bref signe de tête négatif. Son passager commença à perdre son sang-froid.
-Passez-la moi, ordonna-t-il en tendant le bras.
Buck lui donna le talkie sans rien dire, et monsieur Redeem s'exclama rageusement :
-Allo ? Bon écoutez-moi bien, maintenant vous allez arrêter vos conneries et contacter l'Officière immédiatement, c'est clair ?
Cependant, aucune réponse ne lui vint, et il regarda le talkie avec stupéfaction : Tracey avait tout bonnement changé de fréquence. Craignant sa réaction, le conducteur essaya de tempérer monsieur Redeem.
-Elle doit encore être sous le choc de la mort de Virgil. Et c'est une fille têtue, vous savez, elle n'aime pas trop qu'on la-
-Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez elle ? explosa monsieur Redeem. J'ai été nommé par le Président des Etats-Unis, bon sang ! A l'heure qu'il est, je pourrais être dans mon bureau à Missoula, confortablement installé dans mon fauteuil pendant qu'un de mes adjoints s'occuperait du dossier ! Au lieu de ça, je suis venu dans ce trou paumé, pris en étau entre des Républicains dingues du Deuxième Amendement et des fanatiques complètement allumés qui ont fait sauté mon hélicoptère avec un lance-roquette et tué mon pilote avant de me traquer pendant tout un mois ! Et c'est comme ça qu'on me remercie ?! Est-ce que quelqu'un ici se rend compte que je suis le seul espoir de ce comté ?!
Monsieur Redeem commença à haleter et à sentir un nœud se former au creux de son estomac. Son angoisse lui causait des douleurs physiques, et il se sentait envahi par une bouffée de chaleur qui fit naître sur son front une transpiration très désagréable : il entrait dans une véritable panique. Si jamais l'Officière la tuait, si jamais Tracey en était responsable par son entêtement, tout serait perdu, et leur dernière lumière éteinte. A l'heure actuelle, il devait être le seul pour qui comptait la vie de cette « sorcière », pour des raisons tant professionnelles que sentimentales : monsieur Redeem éprouvait de la compassion pour la jeune femme dont il connaissait partiellement l'histoire et qu'il ne jugeait pas entièrement responsable de ses actes.
-S'il-vous-plaît, monsieur, calmez-vous, dit maladroitement Buck. Regardez, nous sommes arrivés à la prison, vous allez pouvoir mettre les choses au clair avec Tracey.
En effet, la camionnette approchait des hauts murs de la prison de Hope County. Après une poignée de secondes, elle s'arrêta à ses pieds. La scène était si saisissante qu'elle sortit monsieur Redeem de son état : l'extérieur de la prison était devenu un terrible champ de bataille. Une dizaine de cadavres au moins, hommes et femmes, jonchaient le goudron et les pavés, les imbibant de sang ; leur expression de douleur était figée et froide. Des barils, couchés sur le sol, semblaient avoir été projetés par quelque explosion, et plusieurs véhicules à la carcasse fumante gisaient devant les murs.
-Que s'est-il passé ici ? murmura monsieur Redeem.
-C'est le résultat de l'attaque de cette nuit, répondit Buck. La plupart font partie de la secte : sûrement le travail de l'Officière.
Malgré sa soudaine nausée, monsieur Redeem prit son courage à deux mains et descendit du véhicule, s'approchant des murs de la « forteresse » ; les portes métalliques étaient closes.
-Eh ! Il y a quelqu'un ? Madame Tracey Lader ?
Une figure apparut en haut des murs, derrière la barrière de sécurité : c'était une jeune femme noire, aux longs cheveux de jais. Monsieur Redeem, d'après les descriptions qu'on lui en avait faites, songea qu'il devait s'agir de Tracey.
-Vous êtes qui, vous ? l'apostropha-t-elle.
Oui, cette femme ne pouvait être que Tracey. Elle avait le caractère bien trempé, et la voix dure de ceux qui ont beaucoup perdu ; monsieur Redeem avait connaissance de ses liens avec feu Virgil Minkler, qui avait été tué quelques heures auparavant.
-Peter Redeem, ravi de faire votre connaissance. Je suppose que vous êtes Madame Lader ?
-C'est ça. Je vous préviens, si c'est pour me demander d'épargner-
-Avant de continuer notre charmante conversation, la coupa monsieur Redeem, si vous descendiez vous joindre à nous ? Je n'apprécie pas de devoir lever la tête en permanence, c'est un coup à me donner un torticolis.
Tracey eut une expression agacée, mais s'exécuta. Le temps qu'elle parvienne à lui, monsieur Redeem tâcha de reprendre une respiration normale, ainsi que son sang-froid.
-Madame Lader, reprit-il d'un ton plus serein. Je suppose qu'il serait inutile de me présenter, ou de vous expliquer la raison de ma présence qui ne vous est certainement pas étrangère. Aussi comprendrez-vous qu'il est dans votre plus grand intérêt de vous taire et de faire ce que je vous dis.
-Vous ne pouvez pas-, essaya-t-elle en vain de reprendre, avant que monsieur Redeem poursuive sa tirade sans lui prêter la moindre attention.
-Vous n'êtes pas sans savoir que faire obstruction à la justice est un crime fédéral, passible de 10 années de réclusion. Je ne vous apprends rien non plus en ajoutant qu'il est un crime plus grave encore de commettre un meurtre. Je vous accorde certes que Hope County se trouve dans une situation de crise et que des mesures exceptionnelles doivent être prises ; cependant, tout ne reste pas permis pour autant. A la rigueur, ici au Montana, vous pourriez peut-être n'être accusée que d'un homicide volontaire atténué, et ne risquer qu'une quarantaine d'années d'emprisonnement ; mais l'assassinat pourrait être retenu, auquel cas ce serait l'injection létale. Vous ne voudriez pas que l'on en arrive là, n'est-ce pas ?
Monsieur Redeem laissa la menace planer quelques instants, pendant que le visage de Tracey se décomposait. Un choix cruel se dessinait sur son expression atterrée : la vengeance, ou la préservation de soi.
-Bon, reprit-il. Deux options s'offrent à vous. Option une : vous réglez ce talkie sur la bonne fréquence pour que je puisse contacter l'Officière sur le champ, et on oublie toutes ces accusations. Option deux : vous refusez d'obtempérer, et causez ainsi sciemment la mort d'une jeune femme tout en mettant en péril une enquête fédérale. Mais laissez-moi vous prévenir…
Il s'avança de quelques pas et continua d'une voix menaçante :
-Si jamais vous décidiez de choisir l'option deux, je vous jure que je passerai le reste de mon mandat à vous persécuter et à vous traîner en justice, que ce soit au niveau de l'Etat du Montana ou devant un tribunal fédéral ; et je puis vous assurer que j'obtiendrai l'injection létale pour vos jolies petites veines. Alors, qu'en dites-vous ?
Monsieur Redeem tendit le talkie à Tracey, qui n'osait plus dire un mot et regardait successivement le talkie, puis son interlocuteur.
-Je dois vous préciser que si vous vous décidiez trop tard, cela vaudrait autant que si vous n'obéissiez pas… l'avertit monsieur Redeem.
Tracey découvrit les dents et laissa s'échapper un sifflement rageur ; elle sembla vouloir dire quelque chose ; et puis, bien évidemment, elle s'empara du talkie et obéit sans discuter.
