Bonjour à tous, voilà ma première fic, portant sur Ghost Hunt. Juste quelques mots pour préciser que je prends quelques libertés par rapport à l'œuvre d'origine, et notamment vis-à-vis du sequel Akumu no Sumu Ie, sorti en 2016 : dans ma fiction, Naru ne revient pas au Japon. Le titre "La Ville des Maudits" est, quant à lui, un clin d'œil au roman de Zafon, Le Jeu de l'ange. Pour le reste, il n'appartient qu'à vous d'en juger. N'hésitez pas à poster un petit commentaire, ça fait toujours plaisir ^^ Sur ce, très bonne lecture !

Chapitre 1.

Regards croisés

Je ne lis pas assez. Beaucoup de travail, mais je n'arrive plus à écrire.

Elle s'appuya sur le dossier, et regarda le ciel, le crépuscule hivernal, et l'horizon, loin devant. Comme à chaque fois, elle se demandait alors, si en projetant son regard là-bas, suffisamment loin, suffisamment longtemps, elle croiserait le sien.

C'est long six ans, si long… Elle n'avait pas vu le temps passer pourtant, vivant jour après jour, passant tout, oubliant, parce qu'on oublie beaucoup.

Alors, comme elle n'arrivait plus à écrire, Mai ouvrit une page blanche, et laissa défiler, laissa se dérouler ce qu'elle avait sur le coeur, tout ce qu'elle voulait vraiment dire, là maintenant, avec l'espoir que ça ferait revenir la petite étincelle, l'envie, l'inspiration d'écrire. Vraiment.

Je m'appelle Taniyama Mai. Lorsque j'avais quinze ans, un garçon, à peine plus âgé que moi, est venu au lycée pour enquêter sur un vieux bâtiment réputé hanté. Il se disait ghost hunter. Chasseur de fantôme. Comment oublier ? Avec des copines, nous nous faisions peur avec des histoires de lieux ou de maisons hantés. La légende raconte qu'une fois les trois histoires terminées, lorsque toutes les lumières sont éteintes, une quatrième personne apparaît. Une personne qui n'était pas là avant. Nous avions compté. Un. Deux. Trois. Une voix masculine prononça alors le chiffre quatre, et la lumière s'alluma brusquement. Nos hurlements nous empêchèrent d'abord de découvrir la silhouette d'un adolescent, qui nous regardait sur le pas de la porte, et c'est alors que je vis pour la première fois le visage de Kazuya Shibuya. Il n'était pas du lycée, mes copines, une fois la frayeur passée, le draguèrent immédiatement et l'accablèrent de questions. Kazuya répondait poliment, l'air intéressé, conscient de son charme évident. Il n'était pas très grand. Mince. D'une pâleur maladive. Le visage encore emprunt des rondeurs de l'enfance. Il était très beau. Ses yeux étaient d'un bleu sombre et magnétique, mais étonnamment terne. Notre échange fut bref. Il ne m'inspirait pas confiance, et j'avais l'impression d'être la seule à remarquer la tristesse dans son regard, ce gouffre insondable dont je ne devais découvrir le mystère que bien plus tard.

Je décidai de ne plus le revoir.

Le lendemain, par un concours de circonstances, Kazuya m'embaucha comme assistante. En voulant pénétrer dans le bâtiment abandonné, j'avais accidentellement cassé l'une de ses caméras, et Lin, l'assistant fut blessé. Contrainte de réparer les dégâts causés par ma faute, je dus donc accepter, et fit ainsi mes premiers pas dans la SPR – Shibuya Psychic Research Society – dont Kazuya, aussi étonnant que cela puisse paraître, était le patron.

Il était d'un orgueil démesuré. Incroyablement sûr de lui, pointilleux, taiseux, presque maniaque. Rapidement, je remplaçai son nom d'usage par le surnom « Naru », le « narcissique », et il nous devint par la suite normal de l'appeler ainsi.

Mai sourit. Comme tout ça lui semblait loin, et proche en même temps. Tous les détails lui revenaient avec une facilité déconcertante, en même temps que se précisait le souvenir du visage et du sourire de Naru.

Je suis tombée amoureuse de lui peu après notre rencontre. Très bêtement. Parce qu'on est sentimental à quinze ans. J'aimais sa retenue, ce mystère qui l'entourait, les émotions très légères qu'il pouvait parfois manifester.

Naru était une personne de principes. Il n'abandonnait jamais une enquête, et tenait toujours à fournir un travail impeccable. Je ne l'ai jamais vu se plaindre, mais jamais compatir non plus. Il était froid comme la pierre, ne riait jamais, ne pleurait jamais, ne semblait jamais avoir peur. Une machine. Et pourtant, je suis tombée amoureuse de lui, et n'ai peut-être jamais cessé de l'aimer.

Après l'enquête au lycée, Naru me rappela et me proposa un travail à mi-temps dans son agence. J'acceptai.

Mon job était simple, consistant à accueillir les clients, faire le thé, le ménage, transporter et contrôler le matériel pendant les enquêtes. C'était tout.

C'était tout ? Et les enquêtes ? Ses rêves ? Les fantômes ? Le manoir d'Urado ? Bô-san ? John ? Hara Masako ?

Maï referma l'écran. La suite ne l'intéressait pas il n'y avait pas de suite. Puis, en lâchant un long soupir, elle le releva, et se remit à écrire. Histoire de conclure.

Une bonne fois pour toute.

Naru a quitté le Japon il y a maintenant six ans. Nous apprîmes plus tard qu'il était de nationalité anglaise, et ne s'y était établi que pour rechercher son frère jumeau, Eugène, décédé dans un accident.

Son vrai nom, Oliver Davis, me fut révélé quelques semaines après son départ, dans un mail d'excuses que Lin m'adressa. Par la suite, nos contacts se rompirent. J'ai fait ma vie, et lui la sienne.

Voilà la fin, ce à quoi elle voulait en venir, ou du moins la manière dont elle aurait voulu que tout s'achève. Sauf qu'il y avait autre chose… quelque chose qu'elle avait relégué au plus profond de sa mémoire, cherché à oublier de toutes ses forces sans y parvenir. C'était toujours là. Ça la hantait toujours, et si fort… Si fort qu'elle décida, pour la première fois de l'écrire et de cesser de mentir.

Elle raconterai tout, du premier jusqu'au dernier mot, quitte à tout revivre une seconde fois, si ça pouvait l'aider à tout oublier, enfin…


Trois ans plus tôt.

Londres.

The British Library.

Il aurait pu être ailleurs, très loin, tout là-bas, là où personne ne l'ennuierai plus, où elle ne lui manquerait plus. Mais il était là, prisonnier de sa table de travail, de ses livres à n'en plus finir, son écran d'ordinateur qui lui piquait les yeux, et cette odeur de renfermé qui l'agaçait tellement.

Il avait besoin d'air.

Mais depuis quelques temps, les journées de Kazuya Shibuya était égayées par une heureuse vision qui, il ignorait pourquoi, le ramenait constamment trois ans plus tôt, dans ce pays très lointain où il n'avait pourtant passé que quelques mois.

Bien qu'ayant des origines japonaises, il n'avait jamais vécu là-bas. Ses premiers souvenirs se bornaient aux murs et au jardin de l'orphelinat de Boston, avant que les Davis ne l'adoptent lui et son frère, et ne les élèvent en Angleterre, cet endroit où tout lui avait semblé si terne et si étrange, avant de devenir son « chez lui ». Il n'avait découvert les terres nippones que bien plus tard, et les avait sillonnées pendant près d'un an, à la recherche de ce qu'il ne pouvait concevoir. Le corps de son jumeau.

C'est là qu'il avait rencontré ceux qu'il avait très brièvement considéré comme ses amis. Hara Masako, l'une des médiums les plus compétentes de sa génération, Mitzusaki Ayako, une gosse de riches qui se prétendait Mikko quand ça l'arrangeait, et qui, parfois, tenait bien sa réputation, Bô-san, un moine défroqué, reconverti en rock star, John Brown, un prêtre australien, Yasuhara, un étudiant qui s'était bizarrement pris d'affection pour le paranormal, et Taniyama Mai, son assistante, et la plus grande catastrophe sur pieds qu'il n'ait jamais connue.

Taniyama Mai que lui rappelait bizarrement cette jeune femme, toujours assise près de la fenêtre, toujours pensive lorsqu'elle ne pianotait pas sur le clavier de son portable, constamment entourée de deux ou trois livres qu'elle consultait chaque jour méthodiquement.

Contraint de supporter depuis plus d'une semaine l'ambiance délétère de la British library, Kazuya la voyait ainsi depuis six jours. Toujours à côté de cette même fenêtre, environnée de ces mêmes livres, habitée par ce même air pensif, et un peu triste. Elle ne devait pas avoir la vingtaine, portait de longs cheveux bruns, qu'elle tressait la plupart du temps, un petit nez retroussé, et de grands yeux qui lui avaient semblé marron. Vêtue de manière basique, appropriée au froid glacial qui régnait dehors, elle arrivait toujours en vélo, en début d'après-midi pour repartir en fin de soirée, et ne prenait qu'une petite pause vers seize heures, pendant laquelle elle dialoguait silencieusement avec la machine à café, avant de reprendre le travail. En silence, toujours.

De Taniyama Mai, il se rappelait les crises de nerfs, cette tendance agaçante à ne jamais tenir en place, et ce caractère de chien qui le poussait constamment hors de ses gons. Le sourire aussi, pétillant, ce petit quelque chose dont elle n'avait pas conscience, et cette générosité sans limite qui lui réchauffait le coeur sans qu'elle ne s'en aperçoive. Dans tous les cas, même si la ressemblance était forte, ça ne pouvait pas être Mai. Mai avait un corps de crevette, et des cheveux très courts. Ça il s'en souvenait bien. Elle n'avait pas cette retenue presque élégante dans ses gestes, ni cet air triste et fatigué. Et puis elle ne parlait pas un mot d'anglais, qu'aurait-elle fichu à Londres ?

Alors comme chaque jour, après avoir longuement contemplé la fille de la fenêtre, Kazuya Shikuya, ou Oliver Davis secoua vivement la tête pour se remettre les idées en place, et retourna à ses recherches. Le colloque approchait, et la préparation de sa conférence n'avançait pas. Ça n'allait pas du tout.


Mes débuts à Londres furent… ternes. J'avais décroché une bourse pour étudier un an à l'étranger, et Yasuhara me suivit, heureusement, sinon je pense que je serais devenue folle. Mes premiers jours à l'université furent un enfer. Je n'avais qu'un anglais basique et mon accent était trop fort pour parvenir à me faire comprendre. Il m'était presque impossible de communiquer sans commencer à rougir et bégayer, ce qui n'arrangeait pas les choses. Beaucoup d'étudiants se montraient patients et compréhensifs, mais restaient malgré tout distants.

Les universitaires étrangers se regroupent la plupart du temps par communautés, et malheureusement pour moi, le Japon ne comptait que deux éléments : Yasuhara et moi-même. Les autres étudiants d'origines asiatiques étaient en grande majorité Chinois ou Indiens… L'air de rien, si la différence de culture constituait déjà une sacrée barrière, la langue était à elle seule un mur infranchissable. Sans un anglais fluide, impossible d'interagir ou d'établir un lien quelconque avec qui que ce soit. Le Japon me manqua très vite, et si Yasuhara s'amusait de notre nouvelle vie londonienne, je comptais pour ma part les jours avant notre retour à Tokyo. Ce fut du moins le cas avant mes premières visites à la British Library.


L'observer du coin de l'oeil lui était devenu quotidien. Il aimait la voir à sa table, près de sa fenêtre, quel que soit le temps. Elle venait six jours par semaine, du lundi au samedi. Après deux semaines, Kazuya se mit à connaître chacune de ses expressions, tous ses petits gestes, parfois même ses goûts. Il avait même pu observer, alors qu'elle s'était éloignée pour récupérer un ouvrage, l'objet de ses recherches, quelque chose comme les liens entre psychologie et littérature. Intéressant. Avec le temps, il eut peur d'en faire une obsession, mais ne put s'empêcher de garder toujours un œil sur elle. La suivre, en savoir plus sur sa vie, ses habitudes et ses goûts lui vint à l'esprit, mais il jugea qu'aller plus loin serait malsain. Quant à lui parler, il ne l'envisagea même pas. Elle était là, c'était tout, et ça lui suffisait.

Il ne sut l'origine de cette étrange habitude qu'il avait prise. Jamais au cours de sa vie il ne s'était intéressé à ce point à une femme, et personne d'autre que Mai ne lui avait fait cet effet. Le fait est que chaque fois qu'il levait les yeux vers elle, la voyait se lever et parcourir la salle de lecture de son pas léger et rapide, il entendait Mai, et la voyait récupérer en sautillant un dossier ou préparer du thé, comme elle avait l'habitude de le faire lorsqu'elle travaillait avec lui. C'était flagrant.

Trois ans s'étaient écoulés depuis leur dernière entrevue, et le souvenir de ses grands yeux bruns ne l'avait pas quitté, avec cette impression d'avoir loupé quelque chose, laissé passer une chance qu'il n'aurait jamais plus.

Le lundi de la troisième semaine, elle ne vint pas. Le mardi non plus, ni le mercredi, et Kazuya admit avec regret qu'il ne la reverrait plus, avant de constater, le jour suivant, qu'elle avait repris sa place habituelle, et travaillait comme à ses habitudes. Ce qu'il ressentit alors, il ne put l'expliquer, bonheur ou simple soulagement il espérait seulement qu'il n'y ait pas plus.

Un dimanche, à sa grande surprise, il la vit à sa table de travail. Sa table de travail à lui, et non la sienne, près de la fenêtre. La jeune femme avait alors levé les yeux vers lui, et s'était mise à sourire, d'un air à la fois impatient et gêné.

« Tu ne me reconnais pas ? »


Je l'ai tout de suite reconnu. Avec son teint maladif, ses vêtements sombres et son air renfermé, Naru ne passait pas inaperçu. En trois ans, il avait à peine changé. Seul son visage s'était un peu émacié. Je le voyais bien m'observer, détailler chacun de mes mouvements, suivre chacun de mes pas, sans jamais oser me parler ou même me regarder en face. Une fois, il jeta même un œil rapide à mes recherches, alors que je m'étais volontairement éloignée pour récupérer un ouvrage. Je compris qu'il ne m'avait pas reconnue, mais que son obsession pour moi venait du vague souvenir que je lui avais laissé j'en étais à la fois vexée, et flattée.

L'envie de me planter devant lui, et de lui mettre la vérité sous le nez me démangeait. J'ai résisté deux semaines, le temps des vacances, venant tous les jours aux mêmes heures, réglant mon emploi du temps comme une horloge, pour observer le sien, et ainsi vérifier que ma présence l'intriguait toujours.

Naru ne travaillait à la bibliothèque que l'après-midi, et passait ses matinées chez les Davis, dans l'un des quartiers chics de Londres. Je sais qu'il se refusait à me suivre, sûrement parce qu'il trouvait ça glauque, mais je ne pouvais pour ma part renoncer à ce plaisir. Je découvris ainsi l'autre versant de Kazuya Shibuya, ou celui que l'on nommait Oliver Davis.

Sa réputation dans le milieu n'était plus à refaire, et je constatai bien assez tôt que son travail à la British Library consistait à préparer ses conférences et ses articles. Il avait visiblement laissé de côté ses enquêtes pour se consacrer à la recherche, ce qui lui permettait de mener ce quotidien si bien réglé. Il mangeait peu, surconsommait le café, le thé, et carburait à coup de barres énergétiques, si bien que je finis par me demander si la pâleur de son visage était vraiment d'origine naturelle, ou venait de son mode de vie désastreux. Le lundi, aux grands cernes qui ornaient ses yeux, je devinais qu'il avait travaillé d'arrache pied tout le weekend, et le trouvais souvent somnolant, dans les dernières heures de l'après-midi, juste avant que la bibliothèque ne ferme. Lin l'appelait parfois, et le rejoignait pour lui apporter des documents, sans rester bien longtemps. Ces moments-là, je préférai me plonger dans mes manuels, ou me cacher parmi les étagères afin d'échapper à l'acuité du chinois. Le reste du temps, Naru était toujours seul, sérieux, parfois pensif. Il y avait une retenue touchante dans les regards qu'il me lançait à la dérobée, et je compris bientôt que le Japon, ainsi que notre petite équipe lui manquait autant qu'à moi, même s'il se refusait sûrement de l'admettre.

Nous nous sommes ainsi croisés pendant deux longues semaines sans jamais nous rencontrer, nous observant mutuellement à la dérobé en croyant savoir ce que l'autre ignorait. La troisième semaine, mes cours reprirent, et je retrouvai l'université, non sans un léger regret. J'avais peur que mon absence ne le décourage, et ne brise cette fragile routine que nous nous étions installée. Je n'ai pas de mot pour décrire le regard qu'il m'adressa le jeudi, à mon retour à la British Library, et pris alors la résolution de tout lui avouer avant la fin de la semaine, quitte à tout briser. Je n'en pouvais plus d'attendre.

Je me décidai finalement le dimanche, et m'installai face à lui, à « sa » table de travail, pour tout lui dire, m'attendant à tout de sa part. À tout sauf ça.


Elle portait ce jour-là une jupe lit-de-vin, sur une paire de collants noirs en laine, assortis à son col roulé. Ses cheveux lâchés renvoyaient la lumière fantomatique des néons, et son regard brillait d'un éclat qu'il ne lui connaissait pas, tout en ayant l'impression de l'avoir déjà vu, bien avant, bien plus loin. Elle le fixa en rougissant, et souffla d'une voix tremblante,

« Tu ne me reconnais pas ? »

– Je vous demande pardon ?

La jeune femme arbora alors un air infiniment triste, et sourit amèrement.

– Tu ne te souviens plus, c'est ça ?

– Je ne vois pas de quoi vous parlez.

Rassemblant précipitamment ses affaires, et sans même enfiler sa veste, qu'il garda sous le bras, Kazuya repoussa sa chaise, et prit le chemin de la sortie.

« Excusez-moi. »

Il n'avait pas voulu de ça. Le contact ne l'intéressait pas. Loin de l'ignorance de ses regards, et de ses observations distraites, il ne voulait rien savoir de cette femme, ni son nom, ni rien d'autre.

« Naru ! »

Le cri de la jeune femme, avait résonné dans toute la salle de lecture, lui attisant les regards réprobateurs des rares visiteurs dominicaux qui y rodaient comme des fantômes, mais il stoppa Kazuya aussi nettement que l'aurait fait un troupeau de buffles. Il se retourna lentement, et la vit derrière lui, les larmes au bord des yeux, avec cette expression d'agacement et de chagrin qu'il lui connaissait si bien, pour en avoir été souvent à l'origine. Naru… personne ne connaissait son surnom à part Eugène, Lin et…

« Mai ? » souffla-t-il.

Empêchant ses larmes de rouler d'un revers de la main, elle sourit alors, et hocha doucement la tête.

– Tu me reconnais maintenant ?

Il la reconnaissait oui. Depuis le début il l'avait reconnue, mais avait refusé de l'admettre, cultivant cette obsession à la fois folle et idiote pour ce qu'il croyait être une inconnue. Elle avait changé pourtant. Ses formes s'étaient affirmées, et ondulaient timidement sous ses vêtements, plus élégants que ceux qu'elle portait autrefois. Ces cheveux avaient poussé, son visage avait perdu ses rondeurs, et ressemblait davantage à celui d'une femme que d'une enfant. Mais comment ne pas reconnaître la lumière dans ses yeux ? Cet air espiègle quand elle le regardait, et qui l'avait toujours amusé ? Comment ne pas reconnaître la fraîcheur et la spontanéité dans ses gestes et son sourire ? Ce petit quelque chose qu'il avait fini par tant apprécier, et qui l'avait aidé à surmonter la mort de son jumeau ? Comment avait-il pu se voiler la face à ce point ?

– Sortons. » Dit-il soudain, pour cacher son embarras.

Échappant à l'atmosphère poussiéreuse des salles de lecture et des livres à n'en plus finir, ils se réfugièrent sur le perron, et profitèrent un moment du ciel d'hiver, avant de briser le silence qui les avait séparés depuis si longtemps.


Je ne savais pas si je devais m'amuser ou m'appesantir de la gêne qu'il semblait éprouver.

Naru resta silencieux un moment, les yeux perdus vers un horizon qui disparaissait peu à peu dans la lumière du soir. N'osant pas aborder toute seule la conversation, je choisis de partager son mutisme, tandis que les derniers visiteurs de la British Library quittaient les lieux, et que la ville s'endormait lentement. Un froid glacial gangrenait l'atmosphère et figeait jusqu'à la pierre, laissant nos souffles se diluer en nuages opaques et éphémères.

Ça fait longtemps que tu es ici ? », demanda-t-il.

Environ trois mois.

Pourquoi es-tu venue ?

Pour mes études.

Il me lança un regard surpris, qui, sur l'instant, m'agaça.

Tu ne me crois pas ?

Ça te fait quel âge ?

Dix-neuf ans.

Déjà…

Hochant pensivement la tête, il retomba dans ce silence qui le caractérisait si bien, et qui accompagnait toute sa vie comme une ombre.

Tu ne veux pas aller boire quelque chose, quelque part, au chaud ? » tentai-je.

Il acquiesça lentement, et me retint au poignet lorsque je m'apprêtai à descendre les marches du perron.

Tu savais ?

Quoi ?

Tu savais que je t'observais ? Tu m'avais reconnu, toi ?

Je soupirai.

Bien sûr que je t'avais reconnu. N'importe qui serait capable de te reconnaître avec ta tête t'enterrement ! Et oui, je me doutais que tu ne savais pas qui j'étais. Moi aussi je t'observais à la dérobée. »

Je ne savais pas…

Je suis plus discrète qu'il n'y paraît.

Le reste de la soirée, nous le passâmes dans un café de la Chalton Street, avec pour seule compagnie le grésillement d'une vieille lampe de comptoir, et les soupirs d'un barman aussi joyeux qu'une piéta, les yeux rivés dans nos verres, sans oser les lever, de peur de croiser le regard de l'autre. J'en finis par regretter mon initiative, et commençai à me demander s'il n'eut pas mieux valu que je reprenne mes cours et quitte à jamais la British Library sans demander mon reste.

Littérature et psychologie donc ?

Je levai les yeux. Naru me fixait poliment, son calme habituel retrouvé.

C'était pour un exposé. Tu connais les sœurs Brontë ?

Ne m'offense pas s'il te plait.

Navrée !

Jane Eyre ?

Exact !

Tu as aimé ?

Beaucoup !

Ça ne m'étonne pas.

Dis que je suis prévisible !

Il réprima un sourire, et sembla se détendre un peu.

Et quoi d'autre sinon ?

Comment ça quoi d'autre ?

Qu'est-ce que tu lis d'autre ? Tu étudies la littérature anglophone si j'ai bien compris.

C'est ça. J'ai commencé Conan Doyle…

Médiocre.

Ne m'interromps pas !

Très bien…

Jane Austen, Mary Shelley, Bram Stoker, Ann Radcliffe…

La littérature gothique en sommes.

Non il y a Jane Austen !

Ça fait partie des classiques. Difficile de passer à côté. Quelques contemporains ?

Pas trop, j'essaie de travailler les bases.

En lisant des romans gothiques ?

C'est un pan extrêmement florissant de la littérature anglaise !

Certes.

J'avalai quelques gorgées de bière pour ne pas l'étrangler tout de suite, avant d'inspirer longuement. Ses traits s'étaient affirmés, et semblaient plus masculins, tout en conservant la finesse qui leur conférait leur douceur, et qui m'avait tant plue à l'époque. Naru possédait une grâce ténue dans ses gestes, et dans sa manière de s'exprimer, jusqu'au timbre de sa voix, lorsqu'il penchait légèrement la tête pour signifier son écoute, et même lorsqu'il fronçait un sourcil ou claquait la langue pour manifester son agacement. Une manie qu'il n'avait pas perdue était cette façon de tapoter nerveusement du doigts sur la table, comme s'il appuyait répétitivement sur la touche d'un piano pour émettre la même note en continu, lorsqu'il était impatient, nerveux, ou lancé dans une intense réflexion.

D'autres lectures sinon ?

Je sursautai, et manquai d'avaler de travers le liquide mousseux qui abreuvait désormais mes soirées solitaires.

Quelques auteurs français.

Ah ?

J'aime bien les romantiques.

Ça ne m'étonne pas, ils passent leur temps à geindre.

Ils ont une sensibilité eux !

Lesquels ?

Je réfléchis, en levant les yeux au ciel.

Victor Hugo est trop… trop. Tout le temps. C'est un peu agaçant. Lamartine aussi. Mais j'aime bien Musset, Baudelaire et Verlaine. Et certains mériteraient d'être plus connus.

Lesquels ?

Nerval par exemple.

Et pourquoi ?

Je ne sais pas… j'ai l'impression qu'il a été mal compris, et traité de fou à tort…

C'est-à-dire ?

Tu me fais une séance de maïeutique, ou je rêve ?!

Pour la première fois depuis le début de la soirée, Naru esquissa un sourire, qui me fit rougir jusqu'aux oreilles.

Peut-être.

Eh bien, Nerval disait qu'il voyait d'autres mondes dans ses rêves, qu'il entendait des voix d'outre-tombe en quelque sorte. Il avait des visions stellaires, ou infernales, et avec ce qu'on a vécu, ce qu'on sait à présent… je ne peux m'empêcher de penser qu'il y avait un fond de vérité dans ce qu'il disait.

Ça n'a rien à voir.

Pourquoi ?

Nerval était un héritier des romantiques allemands, et en particulier de Goethe. Il écrivait dans le cadre d'une entreprise poétique, en fonction d'un certain schéma. Le résultat final n'a presque rien à voir avec l'expérience spirituelle de base.

Tu crois ?

C'est ce que je pense. Les carnets que Victor Hugo a rédigé pendant son exil à Jersey, par exemple, restent beaucoup plus instructifs sur le sujet. Après je ne dis pas que Nerval avait tort ou pas.

Peut-être… Tu t'y connais visiblement plus que moi.

Tu as lu Zafon ?

Il me regardait avec un air malicieux.

Non », hésitai-je.

Lis. Ça te plaira.

Très bien, je note.


Le sentiment qu'il ressentait était étrange, peut-être autant que la situation qui l'avait amené à boire un verre dans un café aussi glauque que son vide ordure, avec son ancienne assistante, qu'il lorgnait sans le savoir depuis trois bonnes semaines.

Contrarié d'avoir été berné, il avait pensé la laisser sur le perron de la British Library sans demander son reste, mais en fut incapable. Quelque chose dans le visage de Mai l'avait retenu, cet air posé, légèrement mélancolique, cette manière, qu'elle n'avait jamais eu avant, de respecter son silence et d'aller à son rythme, sans lui imposer le sien, qu'il savait intenable. Après quelques échanges, il dut admettre qu'il s'amusait, et s'accommodait de la présence de cette demoiselle grandie, un peu plus mature et instruite, qu'il avait quittée trois ans plus tôt. Mai avait, en quelque sorte, perdu ses défauts, et renforcé ses qualités naturelles, la spontanéité, la curiosité, cette intelligence intuitive, désormais plus méthodique, forgée d'une culture générale qu'elle n'avait pas à l'époque. À dire vrai, Kazuya ne pensait pas la retrouver dans le milieu universitaire, et encore moins à l'étranger.

– Tu fais toujours tes rêves ? » demanda-t-il soudain, tandis qu'elle se plaignait des habitudes désastreuses de Yasuhara, visiblement ravi des apports hygiéniques et moraux d'un Occident débridé. Littéralement.

Mai se redressa et agrippa nerveusement ses manches, comme elle le faisait chaque fois qu'elle était gênée.

– Non. Et je n'ai jamais revu Eugène… Désolée.

– Ce n'est pas grave.

Il marqua une pause, tandis que son regard se perdait dans la semi obscurité du café. Après leur rencontre, Mai s'était mise à voir son frère et à lui parler en rêve, en croyant avoir affaire à lui. Gene avait ainsi agi pour elle comme un guide spirituel, et lui avait appris à maitriser ses aptitudes jusqu'alors latentes. Mai avait depuis montré d'impressionnantes capacités de médium, qui leur avaient souvent servi au cours de leurs enquêtes, et que Kazuya regretta après son retour en Angleterre.

– En fait… » commença la jeune femme, retenant son attention, « je me suis exercée après ton départ, et j'ai continué les enquêtes avec Bô-san, John et Ayako. Masako m'a aussi donné quelques conseils, et je pense m'être améliorée, mais depuis que je suis arrivée ici… plus rien. C'est comme si mes aptitudes avaient disparu, ou s'étaient endormies… »

– Et ça t'angoisse ?

– Un peu…

Son regard devint vague, empreint d'une tristesse qu'il connaissait pour sa part trop bien. Il lui manquait.

– Ça reviendra peut-être. Parfois, les aptitudes psychiques disparaissent avec l'âge adulte, mais les tiennes étaient puissantes. Je ne pense pas qu'elles soient totalement parties.

– Tu penses ?

– Mm… c'est à voir. Tu veux tenter quelque chose ?

– Ça dépend quoi.

Poussant un long soupir, Kazuya se redressa et ressembla ses mains devant son menton, comme il avait l'habitude de le faire lorsqu'il parlait affaire.

– Puisque tu es là, j'aurais peut-être besoin de ton aide pour une enquête.

Je retins un fou rire.

Tu as « besoin » de moi ?! » répétai-je.

C'est ce que je viens de dire.

Soudainement, comme ça, après trois ans ?!

Il soupira encore, tandis que je me mettais à fulminer.

Nous y voilà.

Nous y voilà, oui ! Puisque tu en parles !

Je ne pus m'empêcher de frapper bruyamment la table du poing, m'attirant alors un regard venimeux de la part du barman, qui n'avait visiblement rien d'autre à faire que nous écouter, en faisant mine de s'intéresser à une série de clips des années 90' qui repassaient en boucle sur un téléviseur aussi crasseux que le reste. Regrettant de ne pas l'avoir fait avant, je décidai de m'exprimer en japonais.

Pourquoi es-tu parti Kazuya ?

À l'appel de son nom, que je n'employai d'habitude jamais, et à ma grande satisfaction, Naru sursauta.

Ou Oliver Davis. Comment dois-je t'appeler maintenant ?!

Naru, c'est bien.

Ça fait trois ans « Naru ». Trois putains d'années sans la moindre nouvelle, ni la moindre explication. Lin a même dû s'excuser à ta place, parce qu'il savait, visiblement mieux que toi, que ton départ me rendrait folle ! Alors je me répète, pourquoi es-tu parti ? »

Parce que j'ai fait tout ce que j'avais à faire au Japon. Ma vie n'était pas là-bas. C'est tout.

Et nous ? Tu as conscience que tu nous as tous laissés en plan ? Hara a tellement pleuré qu'elle aurait pu inonder Tokyo à elle seule ! »

Je lui ai écrit pourtant.

Parce que son père te pistonne ?!

– …

Ne compte pas sur moi pour ton enquête !

Furieuse, j'entrepris de me lever, et enfilai en hâte mon manteau, avant qu'il ne me saisisse par la manche, et ne me force à me rasseoir.

J'avais mes raisons. » Dit-il doucement. « Mais je n'ai jamais voulu blesser qui que ce soit. »

Si ce n'était pas dans tes intentions, c'est raté.

Je suis désolé.

Je me renfrognai.

Tu dis ça parce que tu as besoin de quelqu'un pour ton enquête, c'est ça ?

Non.

Alors quoi ?

Alors je suis désolé. Ne m'oblige pas à le répéter.

Très bien.

Tu acceptes de m'aider ?

Excédée, je me levai de nouveau, et cette fois, Naru ne fit rien pour me retenir. Je ne me retournai qu'arrivée sur le pas de la porte, où je croisai son regard, devenu aussi froid et impénétrable qu'il y a trois ans.

Laisse moi réfléchir.


La demeure des Davis ne lui avait jamais semblé aussi glaciale. Sans même allumer la lumière Naru jeta négligemment sa veste sur une commode, et se laissa choir sur l'un des canapés, incapable de songer à autre chose qu'aux derniers mots que lui avait lâché Mai avant de s'éclipser. Il avait fini par s'assoupir lorsque la porte d'entrée s'ouvrit sur la silhouette de Lin, qui activa l'interrupteur.

– Je ne t'avais pas vu », lança-t-il. « Fatigué ? »

– Un peu.

– Tes parents sont bien arrivés à Baltimore. Tu as vu leur message ?

– Pas encore.

Lin le regarda, suspicieux, sourcil froncé.

– Quelque chose ne va pas ?

– J'ai passé une sale journée.

– Je vois.

Son professeur, et ami de toujours était un homme aussi taciturne que lui, respectueux de ses humeurs et de ses longs silences, sûrement parce qu'il ne savait que trop bien ce qu'ils cachaient.

– J'ai vu Mai », lâcha soudain Naru, surpris d'aborder par lui-même le sujet.

– Pardon ?

– Tu te souviens de Taniyama Mai ?

– Et comment…

– Elle est ici, à Londres, avec Yasuhara.

Au silence qui suivit, Naru comprit que Lin accueillait la nouvelle avec encore plus de stupeur que lui.

– Répète-moi ça !

– Mai et Yasuhara sont à Londres.

– Ils sont venus pour toi ?!

– Non. Pour leurs études.

– Je vois. Et comment tu l'as su ?

– J'ai croisé Mai à la British Library.

Inutile de dire qu'il la croisait en réalité depuis trois semaines, sans même voir ce qui lui pendait au nez.

– Elle va bien ?

– Elle a grandi.

– Je vois.

Curieux de voir l'effet que la nouvelle avait produit sur son assistant, Naru tourna la tête, et trouva un Lin pensif. Il n'avait toujours pas retiré sa veste.

– Et c'est tout ? » lança-t-il.

– Je lui ai proposé de m'aider.

– À propos de l'enquête ?!

– Oui.

– Ça ne va pas ?! C'est du sérieux ! Même nous on risque de ne pas revenir indemnes !

– Ce ne sera pas la première fois.

– Je t'avais dit de ne pas accepter, alors n'entraîne pas Mai là-dedans !

– Elle a laissé sa réponse en suspend.

– Eh bien j'espère pour elle qu'elle refusera !


Je le retrouvai dès le lendemain à la British Library, à sa même place, entouré de ses mêmes livres, devant ce même écran d'ordinateur qui l'accompagnait depuis maintenant plus de trois semaines, son même air sinistre, encore plus renfrogné qu'à l'ordinaire, et décidai de ne pas y aller par quatre chemins.

« J'accepte », lançai-je en me plantant devant lui.

Il ne sembla pas surpris, et referma bruyamment son bloc note en me jetant un regard suspicieux.

Qu'est-ce qui t'as fait changé d'avis ?

Yasuhara.

Il soupira.

Je suppose qu'il sera aussi de la partie…

C'est ma condition.

Très bien.

Je me tenais droite comme un i, mon sac sur l'épaule, serrant contre moi les livres que j'étais venue emprunter à m'en briser le poignet.

Quand est-ce qu'on commence ?

Dès que tu es libre.

J'ai cours demain jusqu'à 17h.

Alors 18h chez moi. Je te donne l'adresse.

Pas la peine.

Sans le laisser s'interroger, je me détournai subitement, et lui envoya un clin d'oeil à la dérobée, en me précipitant vers la sortie, les joues en feu.


Le soir tombait avec son lot de solitude et de brouillard, aussi glacial que ce jour-là, où elle s'était présentée à lui avec ses trois ans de plus, sa maturité et ses formes à revendre. Mai esquissa un sourire, et ferma pour de bon l'écran de son ordinateur, du moins jusqu'à ce qu'elle ait envie d'écrire la suite. Car cette suite-là, elle ne pouvait pas l'oublier, ni les jours terribles qui découlèrent de cette « rencontre » incongrue, parmi les rayons de la British Library.