Note : Malgré mon manque de temps et d'inspiration, il faut croire que cette histoire devait être écrite. Elle sort de nulle part, mais j'espère qu'elle vous plaira autant que l'idée de départ m'a emballée.

(Je reposte après une crise dramatique, mais il faut croire que mon envie de partager est plus forte que mes sautes d'humeur.)

Neviy, Floflo et Queen M, merci de supporter mes fantaisies. Ali et Soran, votre part de responsabilité dans cette re-publication est sans égale. Vous tous là, keur sur vous et vos belles âmes.


Chapitre 1


Thomas volait. Ou plutôt il courait, si vite que ses pieds effleuraient à peine la surface des nuages ronds et moelleux qu'il traversait sans peine, riant aux éclats tandis que le vent lui fouettait les oreilles.

Il riait, oh, il riait si fort alors que le ciel défilait à toute allure dans son champ de vision et qu'il sautait de cumulonimbus en stratocumulus, insouciant et libre. Surtout libre. Il adorait cette sauvage impression de devenir le roi du Monde pendant quelques minutes, lorsqu'il se lançait dans une de ses habituelles courses effrénées.

La voix de Teresa, grave et inquiète comme à son habitude, résonnait à son oreille comme un désagréable bruit de fond tandis qu'il accélérait l'allure, inconscient du danger qui le guettait à chaque virage trop rapidement négocié. Thomas maîtrisait parfaitement sa trajectoire et son altitude.

Du moins, c'est ce qu'il pensait. Car au détour d'un nimbrostratus, une brise malicieuse lui fit perdre l'équilibre, et son pied dérapa dans le vide, les forces de la gravité retrouvant tout leur pouvoir.

Et sa Chute commença.

Heureusement pour Thomas, le sol ne se trouvait qu'à quelques centaines de mètres, et il parvient à retrouver son équilibre en patinant rapidement des jambes, s'évitant une chute mortelle - même en dépit de sa chance insolente qui lui avait sauvé la mise plus d'une fois. Constitution robuste ou pas, rares étaient les miraculés qui survivaient à un plongeon d'une hauteur plus de dix fois supérieure à celle des horribles aqueducs que les Villageois persistaient à construire aux quatre coins de la Plaine.

Un sol dur et aride lui fit office de tapis d'atterrissage, et Thomas roula dans la poussière sur plusieurs dizaines de mètres, tentant de protéger sa tête tant bien que mal des multiples pierres tranchantes qui jonchaient son parcours improvisé. Il s'immobilisa enfin, et son souffle se bloqua dans sa gorge alors qu'il jetait un coup d'œil autour de lui.

Génial, déjà qu'il s'était crashé comme un bébé vautour apprenant à voler, mais il fallait en plus qu'il tombe en plein milieu de la Plaine.

La Plaine était appelée ainsi, à juste titre, car le territoire qui la composait était dénué de tout relief, encadré en revanche par d'impressionnants massifs montagneux qui s'étendaient à perte de vue aux alentours. Les habitants de la Plaine, les Villageois, peuple de Terre et profondément belliqueux envers le peuple de Thomas, n'accueilleraient certainement pas à bras ouverts un enfant du Ciel, malgré tous les efforts qu'il pourrait mettre à leur expliquer que non, il ne s'agissait pas d'une maladroite tentative d'invasion en solo, mais tout simplement d'une erreur de calcul dans le placement de ses pieds.

Légèrement inquiet mais conservant son calme insouciant, Thomas se remit debout lestement, époussetant distraitement la poussière sur son uniforme. De larges traînées de terre maculaient le blanc pur de sa chemise en voile et il haussa les épaules en songeant au sermon que ne manquerait pas de lui asséner le couturier lorsqu'il lui amènerait. Pour l'heure, il était davantage occupé à détailler son environnement, observant avec curiosité les arbres à la hauteur vertigineuse qui l'entouraient et les nombreux bosquets aux branches pointues.

Un murmure lui parvint et il tendit l'oreille pour mieux entendre. Des bribes de voix familières se faisaient entendre et il sursauta quand la voix de Teresa résonna brusquement dans l'air.

- THOMAS ! Où es-tu ?

Le brun ricana tout en répondant à haute voix :

- Dans la Plaine, je suis tombé.

Il savait parfaitement que sa nonchalance énerverait profondément son amie, et ce fut effectivement ce qui se produisit.

- Tu plaisantes ?! Trouve-toi un endroit sûr, j'envoie immédiatement un escadron te secourir ! Rachel va me tuer...

Thomas cessa de prêter attention aux lamentations de son amie et observa son environnement.

- Là, là, ne panique pas Tee, je vais aller me planquer dans ce buisson en forme de pélican et attendre bien sagement, ça te va ?

- À qui tu parles ?

La voix qui retentit dans son dos fit brutalement sursauter Thomas, et il se retourna d'un bond. En face de lui se tenait un garçon brun, d'une carrure imposante et aux yeux tirés. Ses cheveux, ébouriffés comme s'il revenait d'un vol de plusieurs heures, lui donnait un air enjoué que les traits durs de son visage contredisaient. Il n'avait clairement pas l'air amical, ses sourcils froncés et sa moue colérique démontrant une nette hostilité face à l'intrus que représentait Thomas.

Ça, et aussi la machette qu'il tenait fermement à la main droite.

Thomas déglutit, maintenant clairement effrayé. Il n'avait jamais croisé de Villageois en chair et en os, à peine en avait-il aperçu quelques-uns lors de ses excursions proches de la surface terrestre, et il n'aurait pas été contre prolonger le moment qui le séparait de cette première rencontre. Il ne donnait pas cher de sa peau.

Afin de ne pas énerver davantage le jeune homme qui se tenait devant lui, Thomas se décida enfin à répondre :

- Euh... Je ne parle à personne. Je parle tout seul.

Il ne tenait pas à mêler Teresa à cette affaire, Cyclos seul savait ce que ce Villageois aurait été capable de faire s'il savait qu'un autre enfant du Vent se promenait au-dessus de sa tête.

- Vous avez un vrai pet au casque les Voleurs.

Thomas fronça les sourcils.

- Désolé mais je ne suis pas un... Voleur.

Son ton était précautionneux, incertain de savoir ce que l'autre garçon voulait dire par cette expression. Était-ce un habile jeu de mots sur leur capacité à se mouvoir dans les airs ou un reproche à peine voilé ?

Visiblement, Thomas avait dû manquer le sarcasme, car les traits du jeune homme se durcirent davantage.

- Bien sûr que si.

Le ton était tranchant, agressif et Thomas perçut l'insulte sous-jacente sans difficulté. Il n'ignorait pas que les Villageois tenaient son peuple en basse estime, et qu'une véritable animosité existait entre ces deux groupes qui pourtant ne s'étaient jamais réellement côtoyés. Il savait aussi que les Coureurs capturés par les Villageois revenaient rarement en bon état à la maison - quand ils revenaient - et son instinct de survie relativement développé lui souffla de ne pas argumenter davantage s'il tenait à rester sur ses pieds le temps que Teresa vienne à sa rescousse.

- Tiens tiens, qu'avons-nous là ?

Une seconde voix masculine se fit entendre, et Thomas quitta des yeux quelques instants pour fixer le nouvel arrivant, qui venait d'émerger de derrière des fourrés. Un jeune homme blond au sourire en coin s'avança vers leur étrange duo, une moue impressionnée sur le visage.

- Je suis soufflé Min', je t'envoie lever les lapins et tu rapportes un Coureur. Belle prise.

Le ton suintait d'un sarcasme évident, et Thomas sut qu'il aurait apprécié ce garçon s'il ne tenait pas sa vie entre ses doigts - et accessoirement une lance immense surmontée d'une lame tranchante. Profitant de ce que l'attention du brun soit distraite par l'arrivée de son, à première vue, compagnon de chasse, Thomas remua légèrement, positionnant ses jambes dans l'attente du signal de départ que Teresa ne manquerait pas de lui donner en arrivant à proximité. Il avait repéré cet arbuste bas quelques mètres plus loin, et il lui suffisait de prendre appui sur ses branches épaisses pour se donner l'impulsion nécessaire pour décoller. Dès que les garçons s'éloigneraient un peu, il s'élancerait.

Mais pour le moment, il était coincé, insupportablement et indubitablement coincé. Les deux garçons avaient entrepris de délibérer à voix basse, probablement sur ce qu'ils devaient faire de lui, mais Thomas ne s'en préoccupait guère. Il lui aurait suffi de tendre l'oreille pour discerner quelques bribes de paroles, cependant il n'était concentré que sur une chose : le martèlement des pas de l'escouade de secours sur les nuages cotonneux qui s'amoncelaient tandis que le jour déclinait à l'horizon.

- Hey, t'écoutes quand on te cause ?!

L'invective venait du brun, dont les lèvres s'étaient retroussées en une grimace irritée, tandis que le blond haussait un sourcil agacé devant le manque d'attention flagrante de leur supposé futur prisonnier.

- Ce n'est pas une de mes meilleures qualités, je dois l'admettre, répondit Thomas d'un ton moqueur, tentant vainement de camoufler son amusement face à l'éclat de colère qui brillait dans les yeux du brun. Il avait intérêt à courir vite s'il souhaitait échapper à l'agonie lente et douloureuse que lui promettait le regard flamboyant de son vis-à-vis.

Ça tombait bien, courir vite, c'était sa spécialité.

Il contracta les muscles de ses jambes, amorçant un mouvement dans le but de s'élancer quand la voix du blond le coupa :

- Je ne ferais pas ça si j'étais toi.

Thomas se tourna brutalement vers lui mais sa réponse tranchante fut interrompue par un léger craquement venu du sol. De la terre aride venait de surgir un rameau d'herbes hautes, qui s'enroulèrent autour de ses jambes, l'immobilisant totalement.

- À moins que tu ne veuilles te déboîter une jambe.

Le ton du blond était désormais franchement moqueur et Thomas grinça des dents. Voilà qui compliquait singulièrement ses plans. Il espérait vraiment que l'escouade ne tarderait pas, auquel cas il était vraiment, vraiment dans la...

- Je croyais que les Coureurs étaient dotés d'une super-vitesse ou quelque chose comme ça, ironisa encore le blond en s'appuyant sur sa lance, qu'il avait planté au sol tel une vulgaire bêche de jardin.

Même le brun semblait plus détendu maintenant que leur ennemi était immobilisé, et Thomas pencha la tête en réalisant que ce qu'il avait pris au départ pour une haine meurtrière ne semblait être au final qu'une crainte mal dissimulée. Peut-être avaient-ils peur de lui autant que lui avait peur d'eux.

- Et maintenant quoi ? Vous allez me livrer à votre chef de clan c'est ça ?

Il tentait la bravade, les provoquant inutilement dans le but de gagner du temps. Il savait pertinemment qu'il s'agissait de leur plan d'origine, il ne faisait que s'assurer quelques précieuses minutes durant lesquelles Teresa et les autres pourraient intervenir.

Curieusement, les deux garçons perdirent leur air assuré et se consultèrent mutuellement du regard. Thomas fronça les sourcils et décida de ne pas perdre de temps : s'il devait sauver sa peau, c'était maintenant. Immobilisé comme il l'était, il ne disposait d'aucun moyen d'action : il fallait absolument que le blond le libère, ne serait-ce qu'une fraction de secondes pour qu'il puisse décoller.

- Je croyais que les Villageois étaient du genre à suivre les règles sans discuter. Vous n'êtes pas censés devoir présenter au chef tout intrus qui s'infiltrerait sur le territoire ?

Thomas bluffait : il n'en savait rien. Il ne savait que ce qui lui était rapporté par les Anciens, ceux qui ne pouvaient plus courir et qui venaient s'asseoir près des puits de lumière lors des veillées, racontant des histoires qui faisaient pâlir d'effroi le Thomas alors enfant qui buvait la moindre de leurs paroles. Et si les Anciens étaient catégoriques sur une chose, c'est que nul ne pouvait être catégorique quant aux règles que suivaient les Villageois. Surtout face à un élément inconnu qui perturbait leur routine quotidienne - le pire des affronts qui pouvaient être faits à un Villageois.

- LES MECS VOUS ÊTES OÙ ?

Le cri, distinctement audible par Thomas, semblable à un murmure porté par le vent pour les deux autres, venait d'une petite centaine de mètres. Il devait probablement s'agir d'un autre membre de leur groupe de chasse, et Thomas sentit son cœur s'accélérer en réalisant qu'il tenait là la dernière chance de s'échapper. Si les deux autres semblaient réticents à l'idée de l'emmener, leur compagnon ne serait peut-être pas aussi hésitant. Il tenta alors le tout pour le tout :

- Laissez-moi partir... Je ne vous veux aucun mal, et votre hésitation me fait dire que vous non plus. Libérez-moi et vous n'entendrez plus parler de moi. Je n'ai rien volé, rien pillé, vos armes sont entre vos mains et votre besace est restée pleine. Je suis juste… Tombé.

Les deux garçons s'entre-regardèrent, clairement indécis quant à la conduite à tenir, et Thomas continua :

- Vous ne comptez pas me tuer et je serais bien incapable de le faire. S'il vous plaît...

Il avait conscience que son ton se faisait plaintif, mais il commençait réellement à avoir peur et il s'agissait là de sa dernière carte : la pitié.

Carte qui sembla fonctionner par ailleurs, car le blond jeta un regard à son ami, qui hocha la tête mollement. A cet instant, les fougères qui maintenaient Thomas se fanèrent et retombèrent sur le sol, le laissant libre de ses mouvements. Il s'apprêtait à prendre son envol quand un dernier mot franchit ses lèvres :

- Merci.

Le brun lui renvoya une œillade meurtrière et le blond lui répondit d'une voix cassante :

- Faut croire qu'on est pas tous des barbares sanguinaires.

Thomas ricana.

- Je n'en doutais pas.

- T'es vraiment pas banal pour un Coureur toi.

C'était au tour du brun de prendre la parole, et Thomas le salua d'un signe de tête.

- Je vous retourne le compliment.

Et sans leur laisser le temps de rajouter quoi que ce soit, il se mit à courir, prenant appui sur le tronc de l'arbuste qu'il avait repéré, s'envolant dans les airs, le regard braqué sur les nuages d'où il espérait voir surgir l'escadron qui le ramènerait à la maison. Il ignora les regards noirs que les deux garçons avaient braqué sur lui, depuis la terre ferme, s'éloignant davantage à chaque foulée.

Il ne prit conscience de la sueur âcre qui couvrait son corps, dernier vestige de la panique qu'il avait ressenti en bas, que lorsque la fraîcheur du vent s'engouffra dans ses vêtements, la morsure des bourrasques venant remplacer l'adrénaline qui suintait par chaque pore de sa peau. Sa respiration, accélérée par la course, se bloqua légèrement alors qu'il réalisait à quoi il venait d'échapper.

Il avait failli être capturé. Il était tombé en plein territoire ennemi, brisant le statut quo qui régissait les rapports entre le peuple des Villageois et celui des Coureurs, avait manqué de se faire livrer au chef de clan et il avait réussi à en réchapper.

A cet instant, il lui semblait que même la semonce certaine qui ne manquerait pas de lui être assénée par Ava ne parviendrait pas à atteindre l'euphorie dans laquelle il planait. Ça c'était une histoire que Rachel ne manquerait pas d'adorer !

-X-

Contrairement à ce que Thomas pensait, Rachel n'avait pas adoré cette histoire. Loin de là.

Lorsque le jeune homme était rentré, après avoir rassuré l'escouade de secours, qu'il avait croisé sur sa route, en leur assurant qu'il ne s'était rien passé de notable, et après avoir passé quelques examens médicaux pour s'assurer que sa chute n'avait rien abîmé, il s'était empressé de retrouver sa sœur, qui flânait dans le Jardin Aérien, pour tout lui raconter.

La jeune femme avait écarquillé les yeux avant de froncer les sourcils et de lui asséner une gifle retentissante.

- Tu réalises ce à quoi tu as échappé Thomas ?! avait-elle crié, attirant l'attention des Anciens qui se promenaient autour d'eux. Thomas lui avait enjoint de baisser d'un ton et Rachel lui avait renvoyé un regard courroucé.

- C'est la troisième fois que tu poses un pied à terre Thomas. Tu sais qu'ils vont le savoir et tu sais que tu vas recevoir une sanction. Les règles ne sont pas posées uniquement pour te brider, elles sont là pour préserver une paix fragile, tu le sais !

La voix de sa sœur montait dangereusement dans les aigus quand cette dernière était en colère, et Thomas se demanda brièvement si elle avait conscience de son manque de crédibilité patent lorsqu'elle perdait patience.

Rachel sembla remarquer le manque d'attention de son frère, qu'elle s'empressa de ramener à la réalité en claquant des doigts devant ses yeux.

- Tu avais l'excuse de l'âge auparavant, mais aujourd'hui ce n'est plus le cas. Et cette fois ne compte pas sur moi pour te défendre, ma place au Conseil est bien trop précieuse pour que je laisse tes bouffonneries compromettre mon travail !

Bien, cette fois elle était réellement énervée. Thomas avait conscience que son comportement en agaçait plus d'un, mais il était comme ça : insouciant, impétueux, légèrement rebelle sur les bords. A l'inverse d'Icare, ce vieux fou qui avait tenté de voler jusqu'au Soleil et qui avait perdu l'équilibre avant d'y parvenir, ébloui par ses rayons ardents - quoiqu'en disent les légendes - Thomas n'aimait rien de plus que de raser la surface des nuages les plus bas, les plus denses, les plus proches de la surface. Il aimait l'adrénaline de savoir que n'importe quel Villageois n'avait qu'à lever les yeux pour apercevoir un éclair blanc furtif se faufiler entre les gouttes de pluie, plus rapide qu'une bourrasque, flirter à chaque course avec le risque de tomber - ce qui ne lui arrivait que rarement, comme venait de le préciser sa sœur.

Il avait été informé, lors de sa première Chute, de ce qui advenait lorsque ses dernières se faisaient trop fréquentes. La sanction tombait, irrémédiablement. Elle se résumait cependant la plupart du temps à vidanger les nuages orageux, qui se faisaient davantage menaçants à certaines saisons, et Thomas était rompu à l'exercice - la Vidange n'était guère qu'une punition comme une autre, maintes fois expérimentée lorsqu'on s'auto-proclamait soi-même le rebelle de la bande.

D'autant qu'il savait ne pas risquer gros, car aucune de ses rencontres ne s'était soldée par une rencontre avec un Villageois - rencontre qui aurait pu être assimilée à une déclaration de guerre ouverte.

Les deux derniers ne comptaient pas - ils étaient trop différents du portrait qu'on lui avait dressé des Villageois. Moins trouillards, moins agressifs aussi. Les Villageois qu'on lui avait décrit n'auraient pas hésité à lui sauter à la gorge pour l'immobiliser avant de le livrer sans pitié à leur chef de clan. Ils étaient désormais liés par un secret commun : dans un camp comme dans l'autre, mieux valait que personne ne sache que rencontre il y avait eu, et surtout que cette rencontre ne s'était pas terminée par un bain de sang.

Ainsi, c'est le cœur léger que Thomas se rendit dans la salle du Conseil, où l'attendaient Rachel, assise dans sa stricte robe de Seconde conseillère, à la droite de leur Chancelière, Ava Paige.

Malgré toutes ces années passées à côtoyer la femme blonde qui leur servait de chef, Thomas ne put s'empêcher de ressentir une vive admiration face à la stature impériale d'Ava, la froideur de son regard et l'impassibilité de ses traits. Une statue de glace, semblable à celles que Rachel et lui façonnaient parmi les nuages de neige lorsqu'ils étaient petits, voilà ce qu'Ava lui inspirait alors qu'il s'asseyait sur le fauteuil à l'assise rouge qui lui était présenté.

- Bonjour Thomas.

Thomas répondit aux salutations d'Ava et des autres conseillers d'un signe de tête, tentant d'effacer la moue ennuyée qui prenait déjà place sur son visage. Ce n'était pas la première fois qu'il était convoqué au Conseil - même si la présence de Rachel ce jour-ci était une nouveauté, sa nomination ne datant que de quelques mois - et il savait parfaitement ce qui allait lui être dit. Il écoperait probablement d'un sermon dans les formes, d'une interdiction de voler pendant quelques semaines (qu'il ne respecterait pas, bien entendu) et peut-être d'une corvée exemplaire pour lui faire passer l'envie de recommencer. Il était fatigué de tout ce cirque, d'autant que les conséquences de sa Chute étaient dérisoires. Sérieusement, à part le couturier chargé de repriser son uniforme abîmé, qui trouvait quelque chose à redire ?

La voix glaciale s'éleva de nouveau, le sortant de ses pensées :

- Tu sais pourquoi tu es ici Thomas. Nous t'avions averti : la troisième Chute entraînerait des conséquences.

Thomas retint un soupir, hochant la tête pour acquiescer. Il était passablement agacé maintenant devant tant de formalisme pour un incident mineur, et l'air solennel de Rachel commençait sérieusement à lui taper sur le système.

Ava Paige le détailla avant de soupirer. Ses traits se détendirent imperceptiblement, laissant entrevoir pour la première fois son inquiétude.

- Tu nous mets tous en danger Thomas... La communauté, la paix fragile que nous avons tenté d'instaurer avec les Villageois, et surtout toi. Tu ne peux pas continuer à te comporter comme si tu avais quinze ans. Tu as vingt-et-un ans désormais, tu dois agir comme tel.

Thomas hocha la tête une seconde fois, prêtant une oreille distraite au discours empreint de maternalisme que lui servait la Chancelière. Il appréciait réellement Ava, vraiment. Cette dernière l'avait élevé avec Rachel comme le ferait une mère, prenant la place de leurs parents disparus, emportés par une trop forte bourrasque lors de la tempête de l'année des Fruitiers. Elle avait calmé leur peine lorsque le chagrin se faisait trop fort pour leurs frêles épaules, elle les avait encouragés lorsqu'ils avaient planifié leurs futurs plans de vie, elle avait été là lors de leur premier Vol et elle avait été la première à se précipiter vers Thomas lorsqu'il avait glissé, tombant sans grâce dans le bassin principal du Jardin Aérien.

Néanmoins, ces derniers temps, Thomas avait l'impression de plus voir sa tutrice qu'entre les quatre murs de la vénérable institution du Conseil, et cet état de fait lui serrait la gorge. Il se savait beaucoup moins dispendieux à suivre les règles que ne l'était Rachel, et il avait encore du mal à digérer le regard déçu qu'Ava avait posé sur lui à la fin de la cérémonie de nomination de Rachel en tant que Conseillère. Elle attendait énormément de lui, il en était conscient, et il se sentait empreint d'une désagréable sensation de culpabilité lorsqu'il songeait à son incapacité chronique à envisager un futur stable.

Il ne se satisfaisait que dans l'excitation d'une course audacieuse ou d'un tour pendable joué aux Anciens, et Ava ne le savait que trop bien. Alors, il encaissait sans broncher les remarques perfides lancées par quelques conseillers souhaitant se faire bien voir, baillant d'ennui lorsqu'un Ancien lui faisait remarquer qu'il serait temps qu'il se trouve une place dans la société bien organisée des Coureurs.

Il avait essayé pourtant, de se fondre dans la masse en se calant à un poste dénué de toute responsabilité, en s'engageant dans le corps de bataille des Coureurs. Son rôle consistait plus ou moins à effectuer des repérages sur de futurs points d'eau qui pourraient être utilisés comme avantage stratégique, lui laissant ainsi la possibilité de s'évader toute la journée pour ne revenir que le soir, épuisé de sa course et un sourire malicieux aux lèvres, haussant les épaules d'un air contrit lorsqu'il expliquait ne rien avoir repéré d'intéressant.

Mais il était tombé, voilà où résidait le principal problème. La Chute ne pardonne pas dans la société des Coureurs.

- J'avais envisagé d'envoyer Rachel en mission diplomatique sur la Terre du Feu, dans une semaine. Le voyage risque d'être long et je ne tiens pas à me départir d'une de mes plus précieuses conseillères.

Thomas fronça les sourcils, incertain de savoir où Ava voulait en venir.

- Tu iras donc à sa place.

Si d'ordinaire, il appréciait le caractère direct d'Ava, il lui fallait avouer que cette fois-ci, sa tutrice se montrait légèrement trop cash - même pour lui.

- C'est une blague ?

A son grand désespoir, Ava paraissait extrêmement sérieuse.

- Non Thomas. Il est temps que tu prennes tes responsabilités et que tu grandisses, enfin. La protection du groupe passe avant l'affection que moi-même ou d'autres peuvent te porter. Tu recevras ton ordre de mission demain matin.

Thomas sentit sa mâchoire se décrocher et il ne put s'empêcher de se redresser vivement.

- Mais c'est impossible !

Alors qu'Ava ouvrait la bouche pour lui répondre, Rachel se pencha en avant, les sourcils froncés. Toute la posture de son corps indiquait une irritation certaine, et Thomas sentit le goût amer du ressentiment envahir sa bouche tandis que sa sœur s'apprêtait manifestement à l'enfoncer publiquement.

- Es-tu en train de contredire ouvertement les ordres de la Chancelière Thomas ?

La voix était tranchante, les paroles acides, et Thomas serra les dents en retenant une réplique virulente. Mieux valait ne pas davantage aggraver son cas, mais il saurait se souvenir du peu de soutien que lui manifestait sa sœur.

Ava glissa un regard à Rachel, manifestement déconcertée par le ton farouche que la jeune femme avait employé, et lui posa une main apaisante sur l'avant-bras.

- Allons Rachel. Ne rendons pas les choses plus compliquées.

Rachel inspira lentement, l'air de contenir une profonde colère, et Thomas lui lança un petit sourire méprisant avant de reporter son attention sur la Chancelière.

- Et combien de temps dure cette mission ?

Ava eut le bon goût de paraître embarrassée.

- Compte tenu des circonstances, nous ne fixons aucun délai pour l'exécution de cette mission.

Parfait. Génial. Chacun savait qu'une mission sans délai équivalait à une mission suicide. Un profond sentiment d'injustice lui aiguillonna le poitrail, et il se leva brusquement :

- C'est dégueulasse ! Si j'avais été qui que ce soit d'autre, j'aurais été de corvée de Vidange pour les trois prochaines années et on en n'aurait plus parlé !

Il avait conscience de se comporter comme un adolescent outragé mais il n'en avait cure tant la fureur lui brouillait les pensées. En réalité, il ignorait s'il bénéficiait d'un traitement de faveur ou, au contraire, d'une aggravation de sa punition du fait de son statut, mais il était sûr d'une chose : personne d'autre n'aurait été envoyé directement au casse-pipe comme il venait de l'être.

Ava ne lui laissa cependant pas le temps de s'interroger davantage et lui répondit d'une voix vibrante de colère :

- Si tu avais été qui que ce soit d'autre, tu aurais été banni à la seconde où ton pied aurait foulé la Plaine alors cesse de te comporter en petit garçon immature et gâté !

Choqué par le ton autoritaire qu'avait employé sa tutrice pour le remettre à sa place, Thomas resta silencieux quelques instants, la tension dans son corps se relâchant brutalement. Il reprit place dans son fauteuil, incapable de trouver quoi répondre.

Alors qu'il s'apprêtait à reprendre la parole, Ava étant clairement dans l'attente d'excuses immédiates, une voix s'éleva dans son dos, résonnant dans la salle immense :

- Je viens avec lui.

Teresa, évidemment. Elle s'était sûrement planquée derrière les lourdes portes afin d'entendre la conversation, comme à son habitude. Son amie avait développé la mauvaise manie d'espionner la moindre audience à laquelle Thomas se trouvait convoqué, sous le prétexte fumeux de lui apporter « un soutien émotionnel. » Il la soupçonnait grandement de ne vouloir que satisfaire sa curiosité maladive, mais il n'avait jamais autant apprécié la propension à l'espionnage de Teresa. Tout soutien était bon à prendre.

Cette dernière leva le menton d'un air assuré tandis qu'Ava lui faisait signe d'approcher, et elle passa devant Thomas sans lui jeter le moindre coup d'œil. Son regard déterminé était braqué sur la Chancelière, qui pinçait les lèvres en réfléchissant, toute rage évanouie, tandis que Rachel à ses côtés semblait complètement paniquée.

- Je viens avec lui, répéta Teresa d'une voix ferme. Et c'est non négociable, rajouta-t-elle en adressant enfin un regard à Thomas, qui lui décocha un sourire timide en guise de remerciement. Les chances qu'Ava accède à sa requête après son coup de colère étaient minces, pour ne pas dire inexistantes, mais il appréciait néanmoins ce témoignage de soutien indéfectible. C'était bon de savoir parfois que ses amis étaient prêts à risquer leur vie pour soi.

- Teresa... Nous ne pouvons pas prendre le risque de t'envoyer dans une telle quête. Tu es l'une de nos meilleures Pisteuses.

La voix d'Ava était douce, raisonnable, mais Teresa croisa les bras sur sa poitrine en répondant d'un ton dur :

- Justement, je suis la plus à même de le protéger. Il ne sait pas se battre, il ne sait que courir. En l'occurrence, vous savez tous qu'il court droit à la mort s'il part seul.

Thomas grimaça en entendant la réponse de son amie. D'accord, il savait pertinemment qu'il n'était pas forcément le plus habile du groupe, mais était-ce nécessaire de le rappeler de manière si brutale ?

Il n'eut cependant pas le temps de s'appesantir sur le manque de confiance que tous lui manifestaient apparemment, car Ava se tourna vers lui.

- Qu'en penses-tu Thomas ? Il s'agit de ta mission, et qui plus est de ton amie. La décision te revient.

Thomas s'agita sur son siège.

- Hé bien, comme vous l'avez rappelé, Teresa est l'une de nos meilleures Pisteuses... Il serait dommage de l'éloigner du groupe et de risquer sa perte à cause de moi...

Avisant le sourire suffisant de Rachel, qui semblait déjà croire que la partie était gagnée et que leur amie resterait au service du peuple, il continua d'un ton mordant :

- Cependant, comme je ne suis qu'un horrible gamin immature et gâté, je pense qu'il serait plus sage qu'elle vienne avec moi. Question de survie personnelle vous comprenez.

Il aperçut l'un des conseillers dissimuler un sourire derrière la manche de son imposante robe, et cette observation fit se dessiner un rictus sur son visage. Sa cause était déjà gagnée.


Note bis : Maintenant que le cadre est à peu près posé, n'hésitez pas à me faire part de vos impressions, surtout si ce début d'histoire vous plaît ! C'est toujours motivant de savoir que les lecteurs apprécient les bêtises qui peuvent sortir de notre tête. A bientôt, j'espère !