Plus d'une heure que je regarde cet écran et… rien. Désespérément noir. Je voudrais seulement le voir. Être sûr qu'il va bien. Je tourne en rond. Hotch m'observe de loin depuis vingt minutes. Il hésite à venir me parler, je le vois bien. « Ça aurait dû être moi ! » Voilà ce que je lâche entre mes dents. Hotch est le seul à m'avoir entendu.
- Morgan, tu n'es pas responsable de sa disparition. Tobias est seul coupable.
- Peut-être, mais c'est moi qui aurais dû venir avec JJ. On ne se serait pas séparés, je l'aurais eu facilement ce gringalet et Reid irait bien. Il serait avec moi… avec nous, dis-je, espérant qu'Hotch n'ait pas remarqué le trouble dans ma voix.
- Te torturer à ce sujet ne le ramènera pas plus vite, ni en meilleur état, dit-il d'un ton mi-sévère, mi-compatissant.
- Qu'est-ce-que je peux faire pour me rendre utile ?
- Va voir Garcia. Aide-la. Elle regarde les images de Reid depuis des heures en cherchant un indice. C'est difficile à supporter pour elle. Cajole-la comme toi seul sais le faire. Il faut impérativement qu'elle nous débusque un début de piste !
J'acquiesce et me dirige vers la pièce du fond. L'amas impressionnant d'ordinateurs rassemblés dans cet endroit me donne le tournis. Je regarde un instant derrière moi, personne dans les parages. Je ferme doucement la porte du couloir. J'appuie mon front et mes deux mains contre le mur. Je ferme les yeux, j'essaie de faire ressurgir mon dernier souvenir de lui. La scène me revient. Il marchait tranquillement avec JJ jusqu'à l'ascenseur. Il parlait, faisant de grands gestes. JJ devait tendre l'oreille pour l'entendre : sa voix était étouffée par les rires de deux agents qui passaient près de eux. Elle lui souriait et avait posé une main sur son épaule. Que pouvait-il bien lui raconter ? Il s'était retourné. Avait-il senti mon regard sur sa nuque ? Il m'a fait un petit signe, auquel j'ai répondu, puis il a repris sa conversation avec JJ.
Je me remémore également son sourire et sa façon toute personnelle de répondre à côté de la question, en nous menant en bateau pour qu'on ne s'aperçoive pas qu'il refuse d'en dire plus sur lui. Malgré moi, je laisse échapper un sourire en me rappelant cette secrétaire qui le draguait ouvertement et qu'il avait éconduit sans même s'en rendre compte.
En entendant Garcia dire à la cantonade : « Il est à nouveau sur l'écran ! », je sors de ma torpeur.
Je suis comme hypnotisé par le spectacle macabre qui se joue devant mes yeux. Les mots me parviennent mais je n'en comprends pas le sens. Je reprends vie lorsque Hotch part en claquant la porte.
Écoutant vaguement les paroles de mon supérieur, je réprime un regret. Pourquoi ne m'a-t-il pas envoyé arrêter ce salopard ? Que je lui règle son compte ? Je suis d'une oreille le raisonnement de Hotch. Il touche au but, il va le retrouver. Je sens bouillir ma rage au fond de mes veines. Il parle d'un cimetière et d'un journal. J'entends sans écouter. Je leur fais confiance. Qu'ils me disent où il est et je courrai le chercher et exterminer cette ordure. La nuit tombe. Bientôt il sera dans le noir au milieu de nulle part avec un fou furieux. Je sens ma peau brûler de le retrouver, de le toucher.
Je me perds dans mes souvenirs. Au final, à part la chasse aux tueurs et ces situations où nos vies sont en jeu – comme aujourd'hui – nous ne nous fréquentons pas beaucoup. J'en ressens une décharge acide au creux de la poitrine.
Hotch élève la voix : il l'a trouvé ! Dans dix minutes, aux voitures, avec l'équipement d'assaut.
- Et attention messieurs, Reid est notre principale préoccupation. Il faut le ramener entier. Tobias dit ne pas vouloir lui faire de mal, mais si c'est la personnalité de son père qui prend le dessus, commence mon supérieur,…
Je sors de mes cauchemars éveillés où j'arrive chaque fois trop tard. Je m'efforce de me concentrer sur Hotch, qui m'appelle.
- Oui ?
- Tu prends la direction de l'équipe d'intervention. Localisation et capture. Tu ne l'abats qu'en dernier recours. Bien compris ?
- Absolument.
Je contiens ma rage au fond de ma gorge. Je me retiens de mon mieux pour ne pas courir pulvériser l'antre de ce sadique. J'ai beau savoir que son état d'instabilité n'est que le résultat du traitement douloureux infligé par son père, il n'empêche que je rêve de l'exploser à coup de pelle. Comment peut-on vouloir faire du mal à Spencer Reid ? Son allure d'enfant apeuré et son regard implorant, tout en lui n'est que fragilité.
Je me flagelle intérieurement : le retrouver d'abord et réfléchir ensuite. Voilà qui sera mieux pour ma propre santé mentale. Je prends le volant de la deuxième voiture pour suivre Hotch. La nuit est complètement tombée maintenant. Nous nous arrêtons à trois cent mètres de l'entrée du cimetière, pour finir à pied.
La cabane est vide mais c'est bien ici qu'il était détenu. Je reconnais les murs en bois brut. Il subsiste sur le sol un autre indice de sa captivité. Une chaussette. Je la ramasse et l'enfonce dans ma poche.
- On l'a trouvé, je l'ai en visuel, à l'extérieur, derrière les tombes, dit la voix de Hotch dans mon oreillette. Morgan, ton équipe contourne la cabane. Je veux qu'on le prenne en étau. Qu'il n'ait aucune chance de s'en tirer.
- Et Reid ? dis-je, inquiet.
- Je ne le vois pas, il doit… attends… Merde !
- Hotch ? Qu'est-ce-qu'il se passe ?
Je sens l'angoisse me dévorer l'estomac. Je sors de la cabane en courant, hurlant à mes hommes de me suivre. J'arrive à l'endroit indiqué par Hotch. Je vois Tobias pointer une arme vers le bas. Mon cœur manque un battement quand je comprends que c'est Spencer qu'il vise. Agenouillé devant lui, au sol, épuisé, il semble n'être plus que l'ombre de lui-même, les traits déformés par la fatigue et la peur. Je perds tout contrôle et me rue vers lui. Je m'apprête à indiquer ma position en tirant, lorsque retentit le claquement d'un coup de feu provenant d'une autre arme que la mienne. Je scrute nerveusement les alentours, cherchant l'origine de la déflagration. Je me ravise vite, Tobias s'effondre, terrassé par la balle. Spencer est toujours prostré à côté de la tombe que ce malade voulait lui faire creuser pour lui-même. J'amorce un mouvement vers lui, et m'arrête en plein élan. Spencer se laisse tomber dans les bras de Hotch qui l'accueille avec un plaisir et un soulagement évidents. Sa voix se mêle d'un sanglot.
- Je savais que vous comprendriez.
Je me détourne, rends la liberté à mon équipe et retourne vers la cabane.
