Chapitre 1 - Bienvenue du côté obscur
Il est là, un peu plus loin, et sa main est tenue par un homme que je ne reconnais pas.
Je voudrais le rejoindre, mais c'est la panique partout : j'entends des hurlements par-dessus la sirène, j'entends le bruit des tirs de plasma, les gen1 et gen2 de la sécurité tirent sur les envahisseurs sans faire grand cas des civils qui traversent leur ligne de tir, courant dans tous les sens, terrorisés, perdus face à ce déploiement de brutalité.
Nous sommes totalement submergés.
Ça a été si rapide, le sanctuaire était étincelant, tranquille et bourdonnant, et d'un seul coup, toute une armée d'inconnus est apparue, commençant à tirer dans tous les sens.
Ce sol blanc et pur que j'ai toujours vu immaculé est à présent recouvert de sang, de morceaux de chair brulée, de fragments épars humains et mécaniques.
L'enfer est entré sous les traits d'un homme au chapeau noir, accompagné d'une légion de tueurs.
Je rampe, essaie de trouver une arme, une cachette, une sortie, les oreilles emplies de cette sirène stridente qui ne veut pas s'arrêter, et je croise Lloyd, rasant les murs, son balai en main, essayant de s'enfuir en passant inaperçu.
Nos regards se croisent, et je vois dans ses yeux la terreur, l'incompréhension. Il se dirige discrètement vers moi, tendant sa main blanche, ses lèvres s'ouvrent sur mon nom, et je vois sa tête exploser, frappée par un rayon.
Je hurle et me précipite sur lui.
Non ! Non ! Je vous en prie, non, pas ça !
C'est impossible, ce n'est pas réel !
Je tombe à genoux près de son corps, hoquetant, attrapant fils et circuits à pleine main, tremblante de tous mes membres, incapable d'arrêter mes larmes, incapable de lâcher ces câbles que j'essaie désespérément de faire revenir dans son corps.
Non ! Non !
Ce n'était qu'un nettoyeur, un gen1 basique et gentil, toujours prêt à me faire rire lorsque les choses devenaient parfois difficiles. Il n'avait jamais fait de mal à personne ! Pourquoi ?
Je gémis, perdue, paniquée, je ne sais pas quoi faire dans ce tourbillon de peur et de violence. Je me tourne vers le groupe de l'homme en noir et hurle de toutes mes forces :
« Pourquoi ? Shaun ? Shaun !»
Il se tourne vers moi mais détourne les yeux, resserre sa main autour de celle de l'homme en noir. Ils passent une arche et disparaissent.
Je reste là, à genoux, immobile, comme prise dans une enveloppe de glace. J'ai l'impression de ne plus rien entendre, ne plus rien ressentir.
Je ne comprends pas.
Shaun ?
Et d'un seul coup, sorti de nulle part, AX-425 me saisit par la taille et me soulève comme un sac, me propulsant contre lui. Il me tient fermement dans ses bras et glisse, vole entre les rayons, gracieux, et ses tirs de retour sont implacable. C'est un gen3, il fait partie de nos meilleurs anges protecteurs.
J'ignore pourquoi il a décidé de m'aider, moi, mais je m'accroche désespérément à lui, à sa solidité, sa chaleur, sa force. Il atteint rapidement une porte verrouillée qu'il ouvre de son pass, puis une seconde, puis une troisième, rouillée et sale. Une porte interdite, oubliée, une porte vers l'extérieur.
Il l'ouvre avec peine, faisant craquer le métal pourri, m'y pousse sans ménagement et se détourne sans un mot, s'éloignant à grandes enjambées. Je me retrouve seule, privée de sa présence protectrice, et je ne peux pas me relever, mes jambes sont comme de la gelée, ma tête remplie de cris et de sang. Tout ce que je peux faire c'est ramper.
Alors je rampe, je rampe, de toute ces forces créées par la terreur, et les cris s'atténuent, les bruits de tirs s'estompent, même cet abominable hurlement de l'alarme s'affaiblit au final.
Puis c'est le silence, je n'entends plus que ma respiration haletante, rauque, le frottement de ma combinaison déchirée contre le sol crasseux et caillouteux.
Je ne vois plus rien, c'est le noir complet, je me cogne contre des objets inconnus, des meubles rouillés, mais je continue de ramper, les joues baignées de larmes, la tête vide, le poing serré autour d'un circuit de Lloyd que je n'ai pas lâché.
J'ai mal partout, ma respiration devient de plus en plus difficile, et j'ai l'impression de ramper depuis des heures. Au niveau des coudes et des genoux, je sens que ma combinaison n'a pas tenu. C'est sur la peau nue que je rampe maintenant dans la saleté et la poussière.
Est-ce que tout le monde est mort ? Où est Shaun ? Où est Père ? Où sont les autres « enfants » ?
Je sais que je ne dois pas stopper, mais je stoppe, m'assied, glapit malgré moi et fond en larmes.
Est-ce que je dois faire demi-tour et tenter de retrouver des survivants ? Je suis terrorisée à l'idée de faire demi-tour, mais peut-être le chasseur en a-t-il caché d'autres dans le couloir antique ?
Pourquoi ces gens nous ont-ils attaqués ? Nous avons simplement été massacrés.
Pourquoi ?
Je ne comprends pas.
Il y a alors une déflagration, monstrueuse, déchirant mes tympans, et un souffle brûlant projette mon corps comme un brin de blé surin à travers le couloir.
Je me brise contre un mur, et perd connaissance en espérant la mort.
Ce sont des murmures qui me réveillent, et des mains parcourant mon corps :
« Tu crois qu'elle est encore en vie ? »
- Elle porte rien de valable, en tout cas. Que dalle, rien du tout. »
Il y a un grattement, un frottement, et j'entraperçoit une silhouette d'adulte se mouvoir plus loin :
« On devrait faire demi-tour, les rads commencent à salement monter ici… »
La seconde personne soupire, puis se redresse :
- t'as raison, ça vaut pas l'coup, sale plan… »
J'essaie de me secouer, de supplier, mais mon corps refuse de bouger et je ne parviens à proférer qu'un grognement sourd.
Mais ça suffit à attirer leur attention. Tout n'est peut-être pas perdu.
« Oh putain, elle est vivante ! »
Je sens des mouvements, et le premier homme se rapproche, incertain :
« On fait quoi ? »
- j'n'en sais rien !
« On l'achève ? »
Un long frisson glacé me parcours : quoi ? M'achever ? Mais pourquoi ? Quel genre de personne pouvait penser ainsi ?
Le second a un mouvement brusque et me soulève par les épaules :
- Nan, attends… Hey, hey, petite ? Ça va ?»
Il me secoue, me frappe au visage plusieurs fois, sans résultat. Si je ne sens pas vraiment la brûlure des coups, je me sens encore plus cotonneuse qu'avant, incapable de répondre.
- elle est complétement stone, on peut la ramener au camp, voir ce que le boss en pense… »
Le premier pousse un grognement tandis que je sens qu'on me soulève sans ménagement, propulsée en travers d'une épaule recouverte de cuir.
« A mon avis tu te casses le cul pour rien. Si elle a pris l'explosion dans la gueule, elle va crever sous peu celle-là… »
Le second hausse les épaules, me faisant tressauter légèrement :
- Pas mon souci, au moins on revient pas les mains vides. Et vaut ptêt mieux qu'elle crève maintenant plutôt qu'entre les mains du boss. »
Je sens une tape violente sur mes fesses et le premier homme a un rire déplaisant :
« Plutôt mignonne et bien foutue, c'est du gâchis, jte le dis. On pourrait ptêt s'amuser un peu avec avant de rentrer ? »
Je sens une vague de terreur me submerger à travers le brouillard.
Tout ce que l'on avait pu entendre dans les couloirs, soufflé en cachette, murmuré avec anxiété, sur le monde extérieur était donc vrai.
Un monde peuplé de monstres.
Des monstres assassinant des balayeurs sans défense.
Des monstres violant des fillettes blessées.
Le sanctuaire avait été dévasté, perdu à jamais.
Je vivais dans ce monde de monstres désormais.
J'essaie de ne pas bouger, de ne pas m'affoler. Je ne sais pas comment, mais l'homme ne semble pas sentir que mon cœur se met soudain à battre comme un tambour. Mon estomac se révulse, acide, et ma tête est bourdonnante. J'ai du mal à penser, du mal à respirer, je me sens glacée jusqu'au plus profond de mon être.
C'est mon monde désormais.
Et je suis toute seule.
Je sens que l'homme se raidit et attrape des barreaux au mur. Nous montons.
Il ahane sous les poids combinés de mon corps et de son sac, puis débouche péniblement dans une salle obscure, et s'extrait du tunnel montant avec difficulté. Son complice le suit juste après, et j'entends un crissement métallique accompagné d'un « clang » résonnant dans la salle, comme une plaque qui retombe.
« Putain. Cte merde… »
Je sens qu'on me soulève, et qu'on me dépose rudement au sol. Je ne bouge pas, fixant les deux hommes à travers mes yeux mi-clos.
Le premier s'avance, s'accroupit, et tire sur la fermeture-éclair de ma combinaison en lambeaux. Il a un petit rire, un sifflement.
« Merde, c'est la première fois que je vois une peau comme ça, putain, elle vient d'où celle-là ? »
Je ne bouge pas, essaie de calmer ma respiration, les battements de mon cœur. L'image de AX-425 me frappe. Ses yeux clairs, calmes, ses mains larges et tranquilles.
« yeux-gorge-cœur-entrejambe. »
Dans les vestiges de ce passé lointain, en ruine, il me sourit, corrige la position de mon couteau. Je respire calmement, soudainement apaisée, évoquant le chasseur comme une ombre protectrice.
Yeux. Gorge. Cœur. Entrejambe.
Le second homme se penche à son tour, et il ricane. Je sens sa main glisser sur mon sein, ses lèvres se coller à mes tempes, souillant ma peau. Il respire fort, il sent fort. Transpiration, urine, sang, ainsi qu'une odeur douceâtre et pourrie qui monte à ma gorge et pique mes yeux. Je sens une vague d'écœurement déferler, et l'indignation me fait temporairement oublier ma peur.
Non mais quelle horreur !
D'un seul coup, je lance mon genou en avant, frappant son entrejambe de toutes mes forces. Il hurle, retombe en arrière, les mains croisées sur ses parties écrasées par la force d'un camion à pleine vitesse. Je saisis le premier par le cou avec mes deux mains et serre de toutes mes forces, sentant la gorge s'écraser sous la pression, les tendons, veines et muscles éclater et se déchirer. Je lâche l'homme qui se tortille en gargouillant puis ne bouge plus, et me redresse en rampant à vive allure de l'autre côté de la salle.
L'homme restant essaie de se relever, les yeux exorbités, le visage rouge et congestionné, la bave aux lèvres :
« Espèce de… salope… tu vas… crever… »
Je fouille fébrilement dans son sac, les mains tremblantes, et en sors une sorte de vieux pistolet bizarre fait de bric et de brac. J'hésite, pas vraiment sûre de savoir m'en servir, mais le pointe néanmoins sur l'homme qui ouvre de grands yeux :
« Non, non, nonononon ! »
Le coup part et il s'écroule, la moitié du visage arraché par la force de l'impact.
Je reste là, grelottante, tremblante, les mains agitées de spasmes sur l'arme que je tiens de toutes mes forces sous peine de tordre le métal.
Ma respiration est saccadée, et j'ai toute les peines du monde à la calmer. A nouveau, mes yeux brûlent et le désespoir m'envahit : je ne veux pas.
Je ne veux pas. Je ne veux pas. Je ne veux pas.
Je ne peux pas.
Je veux retourner au sanctuaire, je veux revoir ceux que j'aime. Notre bien-aimé Père, Lloyd mon grand ami, AX-425, silencieux et protecteur, faisant sa ronde dans les couloirs immaculés.
Je veux entendre Maman Allie rire dans le couloir, plaisanter avec le docteur Zimmer, qui me félicitait si souvent pour mes progrès rapides et la qualité de mon travail.
Je veux réparer, souder, ranger, arranger les choses, comme Maman me l'a appris. Je suis faite pour ça. C'est mon but, ma finalité, la raison de mon existence.
Rendre Maman heureuse et réparer les choses cassées.
Je ne peux pas. Je veux rentrer à la maison.
Je lâche l'arme et ramène mes genoux contre ma poitrine, cachant ma tête dans leur creux.
Je me rends compte que j'ai perdu le circuit de Lloyd, et mes larmes redoublent.
Je suis toute seule maintenant et je n'ai plus rien. Tout a disparu.
Je suis coincée sans retour dans un monde de monstres.
Je dois retrouver Shaun.
Et lui dévisser la tête de son corps.
Littéralement.
