Note de l'auteur: fanfiction librement inspiré de la nouvelle L'invité de Dracula par Bram Stocker. Remerciement à SparklingLucinda pour ses corrections.


Walpurgis Nacht


JOURNAL D'EREN JAEGER
Le 2 mai à Stohess, Allemagne.

Lorsque nous partîmes pour faire notre excursion en voiture, un soleil magnifique brillait au-dessus de Stohess et l'air était empli de la douceur du printemps. Une brise fraîche, séquelle de cet hiver, soufflait encore par intermittence. J'étais tant de bonne humeur, comme contaminé par la gaieté de la nouvelle saison, que je remarquai à peine, ou si je le remarquai, je n'y prêtai guerre d'attention, l'étrange morosité des villageois. Au moment de notre départ, M. Bott - le jeune aubergiste qui parlait un timide anglais - s'approcha de la carriole pour me souhaiter une bonne promenade. Ses traits demeurèrent tirés, sa bouche entrouverte comme s'il cherchait ses mots ou bien craignait de les laisser aller.

« Pensez à rentrer avant la tombée de la nuit : le vent est encore traître à cette époque et il pourrait bien y avoir une tempête dès ce soir. »

Puis il se tourna vers le petit cocher et s'adressa à lui en allemand. Je ne saisis que quelques mots de leur conversation : « Nacht », « Schatten », « Sturm » et mon nom à plusieurs reprises « M. Jaeger ». L'aubergiste jetait des regards inquiets vers moi ; un affolement qu'il réussit visiblement à communiquer à mon guide.

« Revenez avant la nuit », répéta M. Bott alors que la voiture démarrait. Une fois éloigné de la ville, je me penchai par la fenêtre du cocher et demandai :

« Dites-moi, Connie, qu'y a-t-il de particulier cette nuit ? »

Lâchant une rêne, il se signa et me répondit prudemment :

« Walpurgis Nacht. »

Il se concentra à nouveau sur la route sans m'en dévoiler davantage. Je haussai les épaules et me renfonçai dans mon siège, un peu blasé, mais pas plus que ça curieux de connaître cette fameuse superstition. Nous suivîmes la route que j'avais emprunté le jour de mon arrivée et le paysage me semblait vaguement familier. Quand nous rentrâmes dans un sous bois, je me rappelai d'un embranchement un peu plus loin et, lorsque celui-ci fut en vue, je glissai au cocher de prendre la prochaine bifurcation. La carriole ralentit soudainement et le cocher baragouina un mélange inintelligible de nos deux langues, ponctué de brusques signes de croix affolés. Quand nous fûmes tout à fait arrêtés, je levai les deux mains, le priant de se calmer, et lui dis :

« Je ne veux pas vous forcer la main, Connie, mais moi, je tiens à prendre cette route. J'irais à pied si cela vous incommode tant, mais dites-moi au moins pourquoi vous ne tenez pas à prendre ce chemin. »

Bien que ma patience fût mise à rude épreuve, je m'efforçai de rester le plus calme et compréhensif, mais mon discours eut tout l'effet inverse sur mon interlocuteur : il se leva brusquement et déblatéra cette fois dans sa seule langue. À maintes reprises, il me montra la route du doigt puis se signa ou leva les mains au ciel. Sa voix se brisa à la fin de sa harangue :

« Dies ist die Nacht von vampyr... »

Le désespoir dans son regard me toucha et ses mots, sans les comprendre, me donnèrent froid dans le dos. Je descendis de la voiture et alors que je m'apprêtais à le raisonner, un long hurlement retentit dans le lointain. Les chevaux se mirent à hennir et Connie se précipita sur eux pour les calmer.

« Wolf », murmura-t-il avec un frisson d'angoisse.

« C'est peut-être un chien errant », tentai-je de dédramatiser, mais il secoua la tête avec entêtement, la mine sombre.

Un vent froid s'engouffra entre les arbres et nous caressa de sa main glacée. Le jeune cocher jetait des regards suspicieux aux alentours, tentant de réconforter les chevaux autant que lui-même. Je compris alors que je n'arriverais pas à le faire changer d'avis : il était bien trop effrayé.

« Rentrez au village, Connie. Il y a moins de trois miles depuis le bourg de Stohess et je connais la route : j'irais à pied à partir d'ici. »

Le cocher secoua violemment la tête et me montra sa montre en criant une énième fois :

« Walpurgis Nacht ! »

« Rentrez. Votre Walpurgis Nacht n'intéresse pas les Anglais », dis-je avec sévérité.

Brusquement, les chevaux se cabrèrent et hennirent à l'unisson. Je profitai de l'inattention de Connie, comme il était occupé à retenir l'attelage, pour m'éloigner. Au loin, je l'entendis me supplier de revenir ; sans me retourner, j'agitai la main au-dessus de ma tête et lui criai à mon tour de rentrer. Quand j'eus assez progressé, je jetai un coup d'œil en arrière : Connie était remonté sur la carriole, mais les chevaux étaient toujours aussi démenés et traînaient l'attelage à l'opposé de mon chemin. Je repris ma route sans appréhension et m'enfonçai entre les arbres. Plus loin, je rencontrai un ancien panneau dont l'écriture semblait avoir été poncée délibérément. Je ne m'attardai guère et poursuivis.

Après presque une heure de marche, le bois devint plus clairsemé puis s'estompa finalement. Je découvris alors que le magnifique soleil de l'après-midi n'était plus qu'une simple sphère opaline et froide derrière un voile opaque de brume. Le froid dans l'air était palpable et le vent avait forci. Je m'étonnai d'un si brusque changement dans la météo et me rappelai que l'aubergiste avait mentionné une possible tempête. Je n'y avais guère prêté d'attention sur le moment, mais j'hésitais désormais à continuer ma route. Je finis cependant par serrer les pans de mon manteau autour de mes côtes puis repris mon chemin.

La route devint sinistre à mesure que le ciel s'assombrissait. Je ne croisai ni nouveaux carrefours, ni âme qui vive. Et alors que je commençai à me demander si le cocher n'essayait pas de m'avertir de l'approche imminente de la tempête, un flocon descendit de la masse grise et lourde qui me surplombait et vint fondre sur le bout de mon nez. Un rideau blanc apparut rapidement me forçant à accélérer le pas. Encore maintenant, je me demande ce qui me poussa à continuer au lieu de simplement revenir sur mes pas pour me mettre à l'abri à Stohess. Pourtant, sur le moment, cette idée ne m'effleura pas une seule fois et je continuai de courir sous la neige qui tombait drue.

À travers le voile blanc aveuglant, j'aperçus en contrebas du chemin que je suivais des formes noires et étroites qui se dressaient vers le ciel. Le peu de visibilité et la fatigue - ainsi que l'envie de trouver un réel abri - me firent espérer trouver un village et quand je dégringolai la pente, j'accueillis avec un mélange de surprise et de satisfaction le cimetière qui s'étendait devant moi. La nécropole semblait abandonnée et n'était même pas clôturée. Je m'engouffrai dans les ruelles de la cité mortuaire et contemplai les tombes défraîchies être progressivement ensevelies sous un tapis de neige. À un croisement, j'aperçus un grand mausolée, dépassant largement les autres par sa hauteur. Une porte en bois massif le fermait et je dus pousser de toutes mes forces pour parvenir à la bouger. Au moment où je plongeais dans les ténèbres de la tombe, l'orage explosa à l'extérieur. Je refermai le battant derrière moi pour éviter que la neige et le froid s'engouffrent dans mon abri de fortune, déjà glacé et noir. Seule une minuscule lucarne trouée dans le mur laissait passer un mince filet de lumière qui disparût à mesure que la tempête avançait. Je me tapis dans un coin, emmitouflé dans mon manteau et mon écharpe. Anesthésié par la fatigue et le froid, je sentis mes paupières s'alourdir et le sommeil me gagner rapidement. Le grondement du tonnerre à l'extérieur me parvenait déjà assourdi, comme s'il provenait d'un autre monde.

Je me réveillai en sursaut au beau milieu de la nuit. J'ignorai combien de temps je m'étais laissé aller à dormir, mais je savais que quelque chose m'avait tiré des méandres du sommeil. Quelque chose de terrifiant qui faisait encore battre mon cœur à tout rompre et résonnait à mes oreilles en un long cri de stupeur. Je restai un long moment aux aguets dans l'obscurité froide de mon mausolée. J'attendis que mon cœur se calmât pour oser sortir. La nuit était douce et claire : les nuages s'étaient dispersés pour laisser la place à la pleine lune tandis que le paysage de nacre reflétait avec ardeur ses lueurs opalines. Je poussai un soupir de soulagement, heureux de voir une telle tranquillité après cette tempête lugubre. Puis mué par un profond sentiment de reconnaissance envers ce tombeau qui m'avait préservé d'une mort certaine, je me retournai vers son entrée. Je remerciai silencieusement l'infortuné des lieux de m'y avoir accueilli puis refermai la porte avec respect. Mon regard fut alors attiré par la plaque mortuaire à côté de la porte ; je ressentis alors un profond malaise.

Qui que puisse être le pauvre hère enterré ici, on s'était efforcé d'effacer son existence avec violence ; seule l'épitaphe était encore visible : « Nitens lux, horrenda procella, tenebris aeternis involuta ». Brillant éclat, dans l'effroi de la tempête, enveloppé à jamais de ténèbres, traduisis-je avec gêne tandis qu'un frisson me parcourait l'échine. Et alors que mes doigts tremblants parcouraient le nom effacé, je me pris à regretter amèrement de ne pas avoir écouté Connie, de ne pas avoir rebroussé chemin quand il en était encore temps. À ce moment, un long hurlement déchira le silence de la nuit, suivi d'un grondement sourd et bestial tout proche. Une masse sombre, contrastant sinistrement avec la couverture nacrée, s'avança vers moi et progressivement, la silhouette longue et émaciée d'un loup noir se dessina. Ses crocs luisaient comme des lames dans l'obscurité et ses yeux clairs et perçants me scrutaient avec envie. La porte du mausolée était juste dans mon dos, mais j'étais incapable de faire le moindre geste ; c'était tout juste si mes jambes acceptaient encore de me porter.

La bête n'était plus qu'à une dizaine de pas de moi. Il lui aurait suffi d'un seul bond pour me saisir à la gorge et me percer la jugulaire, mais elle persistait à s'avancer lentement comme pour faire durer un peu plus le supplice et l'attente de la fin. Son regard d'acier semblait brûler d'une joie malsaine et - encore maintenant je me rappelle de l'intensité de ce regard - il me semblait que l'animal jubilait de ma terreur. Mais aussi terrifiant fusse ce regard, il me sortit de ma torpeur. Dans mon dos, ma main se referma sur la poignée en fer forgé du mausolée. Au moment où je poussai la porte et m'engouffrai à l'intérieur, la bête banda ses muscles en grondant férocement. Son cri guttural se confondit avec le mien quand je basculais en arrière sous son poids. Ma tête et mon dos heurtèrent violemment le sol. La douleur fulgurante me sonna un moment. Cependant, la surprise de ne pas sentir d'autre douleur que celle du choc me sortit progressivement de ma léthargie.

La présence qui me surplombait était loin d'être aussi lourde et imposante que ce à quoi je m'attendais. Son souffle sur ma joue était étrangement froid. Et le plus étonnant était la pression sur mes épaules : là où les griffes épaisses s'étaient plantées avant, je ressentais désormais une poigne solide qui me plaquait au sol. Instinctivement, je levai ma main jusqu'à rencontrer la peau douce, mais étonnamment fraîche d'un poignet humain.

Mes paupières papillonnèrent un moment, le temps que ma raison s'accommodait à l'information. Ce n'était pas la gueule d'un loup qui me scrutait, mais celle d'un être qui me ressemblait. Mais bien qu'il présentât toutes les caractéristiques d'une face humaine, il se dégageait de lui quelque chose de profondément bestial et d'inhumain. Et dans mon esprit tourmenté, je me souviens avoir pensé que ce visage était bien trop beau, lisse et parfait pour appartenir à un homme. Les images qui s'imposèrent alors à moi furent celles du serpent tentateur, de la féroce beauté du loup et de ces prédateurs qui captivent le regard et envoûtent leur proie naïve grâce à leur élégance. En cet instant, je ne songeai guère à savoir comment cet être était arrivé là, à la place du loup, car j'étais bien trop subjugué par sa seule beauté.

Mon regard accrocha ses iris gris et brillants, les mêmes que j'avais pu voir chez le loup plus tôt. Les pupilles dessinaient des fentes minces qui s'agrandirent brusquement lorsque nos regards se croisèrent. Ses sourcils fins, froncés au-dessus de ses paupières tombantes, lui donnaient un air inquiétant. Son nez était légèrement aquilin, son arête étroite. Je me souvins que mes yeux longèrent ses lèvres rouges avec une certaine envie ; un sentiment fou et irraisonnable qui ne m'avait encore jamais pris pour un homme, mais qui me sembla naturel dans l'instant. Enfin, sa bouche entrouverte découvrait ses canines anormalement longues et aiguisées à l'instar des crocs d'une bête sauvage.

J'ignore combien de temps nous restâmes à nous regarder ainsi. Moi, totalement envoûté par son charme bestial ; lui, me humant avec cet air d'animal sauvage et farouche. Soudain, il leva le bras et porta sa main derrière mon crâne : je sentis ses doigts fourrager dans mes cheveux et appuyer contre la plaie suintante que je m'étais faite en tombant. Ce brusque contact m'arracha un cri de douleur et me fit tourner la tête ; ma vision se troubla puis s'opacifia. J'eus tout juste assez de conscience pour apercevoir la bête humaine porter la main à sa bouche où il y glissa ses doigts nappés de mon sang. Ses lèvres rougies s'étirèrent alors en un sourire extatique.